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Med Sci (Paris)
Volume 40, Number 4, Avril 2024
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Page(s) | 369 - 376 | |
Section | Repères | |
DOI | https://doi.org/10.1051/medsci/2024028 | |
Published online | 23 April 2024 |
L’intelligence artificielle, une révolution dans le développement des médicaments
The revolution of AI in drug development
Académie nationale de pharmacie, Paris, France
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philippe.moingeon@servier.com
L’intelligence artificielle (IA) et l’apprentissage automatique produisent des modèles prédictifs qui aident à la prise de décisions dans le processus de découverte de nouveaux médicaments. Cette modélisation par ordinateur permet de représenter l’hétérogénéité d’une maladie, d’identifier des cibles thérapeutiques, de concevoir et optimiser des candidats-médicaments et d’évaluer ces médicaments sur des patients virtuels, ou des jumeaux numériques. En facilitant à la fois une connaissance détaillée des caractéristiques des patients et en prédisant les propriétés de multiples médicaments possibles, l’IA permet l’émergence d’une médecine de précision « computationnelle » offrant des traitements parfaitement adaptés aux spécificités des patients.
Abstract
Artificial intelligence and machine learning enable the construction of predictive models, which are currently used to assist in decision-making throughout the process of drug discovery and development. These computational models can be used to represent the heterogeneity of a disease, identify therapeutic targets, design and optimize drug candidates, and evaluate the efficacy of these drugs on virtual patients or digital twins. By combining detailed patient characteristics with the prediction of potential drug-candidate properties, artificial intelligence promotes the emergence of a “computational” precision medicine, allowing for more personalized treatments, better tailored to patient specificities with the aid of such predictive models. Based on such new capabilities, a mixed reality approach to the development of new drugs is being adopted by the pharmaceutical industry, which integrates the outputs of predictive virtual models with real-world empirical studies.
© 2024 médecine/sciences – Inserm
Vignette (© Lightwise/123RF).
Le développement d’un nouveau médicament requiert en moyenne 12 ans et un investissement de plus de 2,5 milliards de dollars US pour assurer une mise sur le marché [1]. Ces métriques sont en partie expliquées par les exigences réglementaires croissantes requises pour démontrer l’efficacité et l’innocuité de tout nouveau médicament. Ce coût particulièrement conséquent tient compte des dépenses de l’industriel liées aux nombreux candidats-médicaments abandonnés au cours de leur évaluation chez l’homme. On estime en effet aujourd’hui que seuls 6,2 % des molécules candidates issues de la phase de découverte sont à terme mises à disposition des patients [2]. Durant ces 25 dernières années, on observe par ailleurs une diminution continue du retour sur investissement dans le développement de médicaments. Le nombre de médicaments mis sur le marché, pour chaque milliard de dollars US investi par l’industrie pharmaceutique, a ainsi diminué de moitié tous les 9 ans, un phénomène décrit sous le nom de loi d’Eroom1, traduisant l’inverse de la loi de Moore2 [3].
Le taux d’échec très important dans la mise au point de nouveaux médicaments invite aujourd’hui à mettre en question les décisions prises lors des phases de conception et de développement. Ces décisions concernent tout particulièrement la sélection d’une cible thérapeutique pertinente, le choix d’un bon candidat-médicament, ainsi que l’identification des patients les plus à même de bénéficier du candidat-médicament sélectionné [4]. Or, l’arrivée à maturité de l’intelligence artificielle (IA) offre désormais de nouvelles opportunités pour mieux éclairer cette prise de décision, et, par là-même, augmenter le taux de réussite lors du développement de nouveaux médicaments.
L’IA est née au milieu du siècle dernier avec pour ambition de créer des machines reproduisant certaines aptitudes de l’intelligence humaine [5-7] (→). Après quelques « hivers » liés à l’insuffisance des outils computationnels disponibles pour répondre aux ambitions initiales, l’IA est progressivement parvenue à maturité grâce à l’augmentation de la puissance de calcul des ordinateurs, le développement de réseaux neuronaux artificiels s’inspirant du fonctionnement du cortex visuel des primates, la disponibilité de grandes quantités de données, et le développement de méthodes d’apprentissage automatique des machines (voir Glossaire) [8-10] (→). L’IA peut aujourd’hui être décrite comme une convergence des technologies qui récapitulent cinq dimensions de l’intelligence humaine : la perception, l’analyse, l’action, l’apprentissage et, plus récemment, la communication expressive. À la lumière des dernières avancées, l’IA permet aujourd’hui d’intégrer des quantités massives de données multimodales, structurées ou non structurées, afin de créer des modèles probabilistes et dynamiques d’une réalité physique ou d’une problématique.
(→) Voir le Repère d’Aurélie Jean, m/s n° 11, novembre 2020, page 1059, et le Repère de Jacques Haiech, m/s n° 10, octobre 2020, page 919
(→) Voir la Synthèse de Dominique Polton, m/s n° 5, mai 2018, page 449
La santé fait partie des domaines dans lesquels les applications de l’IA sont jugées particulièrement intéressantes. En France, le Ségur de la santé3 a mis en place une stratégie du numérique visant à mieux exploiter les données de santé. À cet effet, un système national des données de santé a été créé sous la forme d’une plateforme de collecte des données de santé (le Health data hub), qui rassemble des données accumulées dans les dossiers médicaux des patients, ou issues de registres d’hôpitaux, de cohortes observationnelles et d’études cliniques. Grâce à l’IA, on peut aujourd’hui utiliser d’autres types de données pour aider à concevoir des médicaments novateurs, qui sont produites en abondance dans la littérature scientifique, par exemple à l’aide de techniques multi-omiques de profilage moléculaire, d’imagerie médicale de haute résolution ou de caractérisation des molécules médicamenteuses chimiques ou biologiques [4, 10, 11] (→).
(→) Voir la Nouvelle de Laurent Gorvel, m/s n° 10, octobre 2022, page 772
L’intégration et l’analyse par l’IA de ces diverses données permet de bâtir différents modèles prédictifs utilisables pour guider les décisions humaines, tout au long du cycle de vie du médicament. Si certains de ces modèles fondés sur l’IA sont aujourd’hui utilisés pour améliorer la production et la dispensation de médicaments à travers les transformations numériques de l’industrie de santé (« industrie 4.0 ») et de l’hôpital (« hôpital 3.0 »), nous nous focaliserons dans cette revue sur leurs applications à la conception, au développement et au suivi de pharmacovigilance des médicaments.
Applications de l’IA à la découverte, au développement et au suivi de nouveaux médicaments
Les modèles prédictifs créés à l’aide de l’IA sont aujourd’hui utilisés dans quatre types d’applications, dans le but d’accélérer la découverte de nouveaux médicaments : la modélisation de maladies à partir des données de profilage moléculaire de patients ; l’identification de cibles thérapeutiques pertinentes parmi les principales voies moléculaires dérégulées ; la sélection et l’optimisation des candidats-médicaments interagissant avec ces cibles ; et l’évaluation in silico de l’efficacité et de la sécurité des candidats-médicaments, par exemple à l’aide de patients virtuels ou de jumeaux numériques [12-14] (Figure 1).
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Figure 1. Applications de l’IA au development de nouveaux médicaments. Pour modéliser une maladie, les technologies multi-omiques de profilage moléculaire combinées à l’IA permettent de caractériser l’hétérogénéité des patients et de les stratifier en sous-groupes homogènes sur la base de leurs caractéristiques biologiques. L’identification de gènes ou de protéines dérégulés dans les différents sous-groupes de patients permet ensuite d’identifier des cibles thérapeutiques intéressantes. Des molécules médicamenteuses interagissant avec ces cibles et prédites comme possédant des propriétés désirées sont ensuite identifiées et optimisées par ordinateur pour sélectionner des candidats-médicaments pertinents. L’IA est également utilisée dans l’évaluation de l’efficacité et de l’innocuité des candidats-médicaments à l’aide de patients virtuels et de jumeaux numé-riques, simulant ainsi des études cliniques par ordinateur. |
Modéliser des maladies complexes
L’IA est aujourd’hui particulièrement utile pour créer des représentations de maladies chroniques complexes (cancers, maladies métaboliques, maladies du système immunitaire, etc.). Du fait de leur histoire naturelle, qui s’étend fréquemment sur plusieurs décennies, ces maladies ont pour caractéristique commune une grande hétérogénéité des patients en termes de symptômes et d’évolution dans le temps [4, 11]. Cette modélisation repose sur l’utilisation des données de profilage moléculaire obtenues dans de grandes cohortes de patients - en comparaison à des sujets sains - à l’aide des approches multi-omiques (génomique, transcriptomique, épigénétique, protéomique, métabolomique, immunophénotypage profond). Ces données moléculaires, obtenues dans le sang ou les organes cibles des patients, peuvent être complétées par des données cliniques portant sur la progression de la maladie, sa sévérité et sa réponse aux traitements.
L’IA sous la forme de réseaux neuronaux artificiels et d’approches d’apprentissage supervisés ou non-supervisés permet d’intégrer et d’analyser ces données massives et multimodales. Cette analyse offre la possibilité de stratifier les patients en sous-groupes homogènes qui rendent compte de l’hétérogénéité de la maladie, sous la forme d’endotypes définis sur la base de mécanismes physiopathologiques sous-jacents [12-15]. L’intérêt d’une telle stratification, par rapport aux classifications usuelles fondées sur les phénotypes cliniques, est qu’elle permet une médecine de précision visant à développer des médicaments qui ciblent des processus biologiques adaptés, en fonction des caractéristiques des sous-groupes de patients considérés.
Identifier les cibles thérapeutiques
Une deuxième application de la modélisation des maladies est l’identification de cibles thérapeutiques pertinentes. L’IA révolutionne ce domaine, en permettant une sélection optimale des cibles dans le contexte d’une représentation holistique et détaillée des mécanismes moléculaires qui sous-tendent la physiopathologie. À partir des données obtenues pour chaque sous-groupe de patients, des analyses d’enrichissement de gènes utilisant des logiciels, tels que Ingenuity Pathway Analysis 4 ou STRING 5, permettent de regrouper les gènes ou les protéines dérégulés dans des voies de signalisation moléculaires spécifiques. Des analyses informatiques spécialisées, dites d’informatique de réseau (network computing), permettent ensuite de documenter les interactions entre les composantes du système biologique perturbé, pour représenter la maladie, dans le sang ou les organes cibles des patients [16, 17]. En identifiant ainsi des gènes ou des protéines jouant un rôle central dans la régulation du système, ce type de modélisation permet de faire des hypothèses sur leur implication dans la causalité de la maladie. À l’évidence, les molécules ainsi identifiées constituent des cibles thérapeutiques particulièrement intéressantes.
Identifier et optimiser des candidats-médicaments
À partir de ces informations, d’autres modèles prédictifs sont utilisés pour identifier des candidats-médicaments capables de se fixer sur la cible thérapeutique sélectionnée. À cet égard, des données structurales sur la cible sont intéressantes pour guider la sélection par ordinateur de petites molécules chimiques de synthèse prédites comme capables d’interagir avec la cible. Dans le cas le plus classique où cette cible est de nature protéique, l’algorithme AlphaFold [33] (→), récemment développé par la société Deepmind, permet de modéliser la structure en trois dimensions (3D) à partir d’une simple séquence d’acides aminés, sans avoir recours aux analyses physiques classiques [18].
(→) Voir la Chronique Génomique de Bertrand Jordan, m/s n° 12, décembre 2023, page 981
Outre la fixation à la cible, l’entraînement de réseaux de neurones artificiels permet de réaliser des analyses de relation quantitative structure-activité (en anglais quantitative structure activity relationship ou QSAR) avec des algorithmes identifiant parmi des milliards de molécules chimiques virtuelles celles prédites comme possédant une activité pharmacologique d’intérêt. Après sélection de premiers candidats-médicaments, ces têtes de série peuvent être optimisées en utilisant l’IA qui suggérera des modifications structurales fines, afin de leur conférer les propriétés désirées [14, 15]. Il est possible de créer des algorithmes qui prédisent en parallèle les multiples propriétés ADMET (c’est-à-dire l’absorption, la distribution, le métabolisme, l’excrétion et la toxicité), mais aussi la stabilité et la solubilité de la molécule médicamenteuse. Notons que les molécules sélectionnées pour réaliser des tests précliniques confirmatoires en laboratoire restent encore virtuelles ! Seules quelques-unes seront in fine synthétisées pour réaliser ces tests, mais avec une probabilité de succès qui sera alors augmentée. L’IA générative permet même de concevoir des molécules chimiques totalement inédites, fournissant des pistes aux chimistes pour en réaliser la synthèse [14, 15].
Si ces différentes approches concernent aujourd’hui des principes actifs fondés sur des petites molécules chimiques ou des oligonucléotides de synthèse, des algorithmes prédictifs sont actuellement développés pour sélectionner et optimiser des protéines thérapeutiques, des anticorps monoclonaux, des formulations galéniques et même des microbiotes bactériens à usage thérapeutique !
IA, études cliniques et évaluation in silico des médicaments
L’analyse de données par l’IA facilite la conception, la mise en place et le suivi des études cliniques évaluant les nouveaux médicaments. L’IA aide ainsi à mieux sélectionner les patients et les sites à inclure. Elle permet par ailleurs des études décentralisées dans lesquelles des données fournies par des capteurs portés par les patients sont exploitées, sans que ces derniers aient besoin de se rendre à l’hôpital [19]. Plus généralement, et en lien avec les techniques digitales déployées, l’IA permet la capture, l’intégration et l’analyse des données générées au cours des études cliniques.
L’utilisation de l’IA pour simuler par ordinateur des études cliniques génère aujourd’hui beaucoup d’intérêt. La création de groupes placebos virtuels, modélisés sur des valeurs historiques obtenues à partir des dossiers médicaux de patients qui ont reçu le traitement standard, est une application récente de l’IA. Elle permet de minimiser le recours aux patients réels dans le bras contrôle, une approche intéressante lors de l’évaluation de candidats-médicaments dans le cadre d’une maladie grave ou rare [19-21]. Des jumeaux numériques sont aujourd’hui créés pour modéliser le fonctionnement physiologique ou pathologique d’organes humains, tels que le cœur, le cerveau, le foie, le poumon [20]. Le jumeau numérique d’un cœur vivant a ainsi été développé conjointement par la société Dassault systèmes et l’agence de santé américaine (Food and Drug Administration) pour évaluer la performance de stimulateurs cardiaques et d’endoprothèses vasculaires [32] (→). Toutefois, ces jumeaux numériques, construits essentiellement à partir de données d’imagerie médicale, et peu de données biologiques, sont aujourd’hui mal adaptés pour simuler l’effet de médicaments qui, par essence, interagissent avec des processus biologiques [20].
(→) Voir la Synthèse de Julien Matricon, m/s n° 12, décembre 2023, page 953
Dans le but de prédire l’efficacité d’un médicament expérimental, d’autres modèles in silico fondés sur des patients virtuels sont aujourd’hui développés. À cet effet, une méthode fréquemment utilisée repose sur une modélisation par pharmacologie quantitative des systèmes couplée avec l’IA [22]. Ces modèles mécanistiques, quantitatifs et dynamiques, sont construits à partir de données relatives aux processus biologiques perturbés dans la maladie d’intérêt, aux symptômes cliniques et aux caractéristiques du candidat-médicament (affinité pour la cible, pharmacocinétique, pharmacodynamie). Les interactions dynamiques entre ces différents paramètres sont traduites sous la forme d’équations mathématiques différentielles, permettant ainsi de prédire comment le candidat-médicament perturbera ce système [22]. En variant les paramètres biologiques et cliniques du modèle, il est possible de créer des milliers de patients virtuels afin de prédire l’efficacité du médicament. L’analyse de ces données, en utilisant l’apprentissage automatique, permet d’identifier des signatures clinico-biologiques qui différencieront les patients virtuels prédits comme répondeurs ou non répondeurs au candidat-médicament [20]. Ces informations fournissent des hypothèses concernant des biomarqueurs mais aussi des critères cliniques de sélection des patients, extrêmement utiles pour concevoir des études cliniques confirmatoires.
Dans les années qui viennent, les simulations d’essais cliniques à l’aide de modèles créés grâce à l’IA seront utilisées en complément des études cliniques – et non en substitution – afin d’évaluer l’efficacité et la sécurité des médicaments. Cette approche de réalité mixte permettra de réduire le temps et les coûts associés aux essais cliniques, et de mieux concevoir ces derniers avec une probabilité de réussite plus élevée.
Glossaire
Termes employés | Définitions |
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Apprentissage automatique, profond, supervisé, non supervisé | L’apprentissage automatique est un domaine spécifique de l’intelligence artificielle, visant à entrainer et utiliser des algorithmes basés sur des données d’échantillons (par exemple des données expérimentales). Ces algorithmes peuvent apprendre de nouvelles données et s’adapter sans instructions humaines. L’apprentissage supervisé et non supervisé fait référence à l’utilisation de données labélisées ou non labélisées par les humains, pour créer des modèles prédictifs. L’apprentissage profond est un type d’apprentissage automatique utilisant une structure complexe d’algorithmes inspirée par le fonctionnement du cerveau humain. Il repose sur des réseaux neuronaux artificiels (tels que les réseaux neuronaux convolutifs ou les réseaux neuronaux adverses) dans lesquels plusieurs couches de traitement permettent d’extraire progressivement des caractéristiques de plus en plus précises à partir de tous types de données, par exemple des images et du texte. |
Intelligence artificielle | L’IA fait référence aux machines capables d’effectuer des tâches impliquant habituellement une intelligence humaine, telles que la perception visuelle, la reconnaissance vocale, la traduction linguistique ou la prise de décision. |
Jumeau numérique | Modèle computationnel originellement conçu par les industries aéronautique et automobile pour reproduire une entité physique du monde réel, en capturant et en intégrant diverses sources de données. Ce modèle est ensuite utilisé pour exécuter des simulations et aider à prédire le comportement après perturbation. |
Médecine de précision | Stratégies de prévention et de traitement qui prennent en compte la variabilité individuelle des patients en termes de physiologie, de physiopathologie, d’exposition aux risques génétiques et environnementaux afin de personnaliser les approches thérapeutiques, au lieu d’offrir le même traitement à tous les patients. |
Médecine de précision computationnelle | Utilisation de modèles computationnels prédictifs pour éduquer les approches de médecine de précision, en mettant en relation les spécificités des patients et les propriétés des candidats-médicaments, afin d’adapter au mieux les thérapies aux caractéristiques de chaque patient ou de sous-groupes de patients. |
Modèle computationnel | Utilisation des mathématiques, des statistiques, de la physique et de l’informatique pour comprendre, représenter et manipuler les mécanismes et le comportement des systèmes complexes. |
Modèle causal de maladie | Modèle computationnel représentant sous forme d’interactome les composants d’une maladie (par exemple, les gènes, les protéines, les symptômes cliniques) ainsi que leurs relations et leur influence dans le système de la maladie. |
Patient virtuel | Simulation informatique qui intègre des caractéristiques biologiques et cliniques des patients individuels afin de prédire l’efficacité ou la sécurité d’un médicament. |
Pharmacologie quantitative des systèmes | Sous-discipline de la pharmacométrie utilisant des modèles mécanistiques pour représenter la dynamique d’un médicament interagissant avec un système biologique. Ces modèles sont construits avec des données liées aux processus biologiques perturbés dans la maladie, aux symptômes cliniques associés, aux propriétés du médicament (notamment en termes de pharmacocinétique et pharmacodynamie) afin de prédire la performance de ce médicament. |
Technologies multi-omiques | Comprennent la génomique, l’épigénomique, la transcriptomique, la protéomique et la métabolomique, combinées à des méthodes d’immunophénotypage approfondi, et plus récemment à la transcriptomique spatiale basée sur le séquençage d’ARN sur cellule unique. |
Applications de l’IA au suivi de pharmacovigilance du médicament
L’IA étend considérablement la portée des analyses qui documentent la sécurité du médicament, offrant la possibilité d’élaborer des scénarios de gestion de risque lors de la mise sur le marché des médicaments.
Dans la préparation et le suivi des essais cliniques, l’IA intègre des données issues de domaines et formats multiples : études de toxicologie sur animaux et modèles cellulaires, pharmaco-épidémiologie, données de vie réelle pour des médicaments similaires ou portant sur le candidat-médicament dans une autre indication. Au-delà, l’IA permet l’analyse à grande échelle des données générées lors de l’utilisation en vie réelle des médicaments mis sur le marché. Ces données sont un apport considérable pour la pharmacovigilance, c’est-à-dire le suivi en termes d’efficacité et de sécurité de ces médicaments après commercialisation. À cet égard, l’IA autorise l’intégration de données cliniques, biologiques, d’imagerie médicale, colligées à partir des dossiers médicaux de millions de patients. L’entraînement de réseaux neuronaux artificiels permet de produire des algorithmes prédictifs de risques d’effets indésirables à l’échelle de la population. En parallèle, des analyses sémantiques multi-langue des données de santé échangées par les patients sur les réseaux sociaux sont aujourd’hui réalisées avec succès pour aider à la détection précoce d’effets secondaires de médicaments, sous la forme de signaux faibles.
Défis et implications sociétales de la révolution du médicament intelligent
Le déploiement de solutions utilisant l’IA pour soutenir le développement de nouveaux médicaments nécessite l’accès à de vastes quantités de données de haute qualité [10]. Aujourd’hui, ces conditions sont souvent réunies pour des données concernant les phases de découverte et de développement précoce des médicaments. La mise en place de méthodes normalisées pour la collecte, la curation et l’analyse de données, reposant, par exemple, sur les principes FAIR (findable, accessible, interoperable, reusable, c’est-à-dire facilement trouvables, accessibles, interopérables et réutilisables), est un élément critique [23]. La sélection des données entrantes est un élément clé pour éviter que les biais d’interprétation des algorithmes ne reproduisent les biais humains. Il existe par ailleurs des restrictions légales au partage et à l’utilisation de données à caractère personnel, auxquelles appartiennent les données de santé. Sur ce plan, le règlement général sur la protection des données (RGPD) établi en Europe stipule la nécessité du consentement du patient, ainsi que l’utilisation restreinte à une utilisation précise de ses données personnelles.
Par ailleurs, les algorithmes d’IA sont souvent considérés comme des « boîtes noires », et la transparence et l’interprétabilité du rationnel de prédiction font partie des points d’amélioration pour accroître la confiance des utilisateurs dans ces nouveaux outils [24]. Des mécanismes « d’attention » sont parfois utilisés pour mettre en évidence les critères utilisés par l’algorithme pour fonder une classification ou une prédiction. Des méthodes appropriées pour garantir la robustesse des algorithmes d’IA et valider les algorithmes prédictifs sont également nécessaires pour faciliter l’acceptation de preuves numériques par les régulateurs. Le cadre réglementaire d’utilisation de ces nouveaux outils est encore en chantier, avec une réflexion en cours associant les autorités de santé et les acteurs du développement de médicaments, avec de premières recommandations en termes de bonnes pratiques de simulation appliquées à l’évaluation des dispositifs médicaux embarquant de l’IA en cours de validation [24].
Une autre implication de cette révolution du médicament intelligent est la nécessité de développer de nouvelles compétences en formant les professionnels de santé à ces nouvelles technologies. Si l’IA est capable d’effectuer de façon automatisée un nombre croissant de tâches traditionnellement réalisées par des êtres humains, il convient de souligner qu’elle n’a pas vocation à être substituée à l’expertise des hommes, mais à leur fournir de nouvelles potentialités dans leur travail, tout en les déchargeant d’activités répétitives et fastidieuses. Dans les interfaces entre les êtres humains et les machines intelligentes, la responsabilité des décisions issues des modèles prédictifs incombera pour longtemps encore aux experts humains. L’acculturation et la formation des professionnels de santé sont donc essentielles pour tirer bénéfice des synergies entre les intelligences humaine et artificielle.
Conclusions et perspectives
Il est désormais établi que l’IA accélère le processus de découverte et de développement de nouveaux médicaments. L’industrie du médicament intègre ces nouvelles méthodes à un rythme rapide, comme en témoigne l’augmentation exponentielle du nombre d’entreprises dédiées aux applications de l’IA au développement de médicaments. En 2020, un premier médicament conçu par l’IA dans le domaine de l’immuno-oncologie est entré en phase I d’évaluation clinique après seulement 12 mois de recherche, contre 5 à 7 ans habituellement dans la phase de découverte. Un nouvel antibiotique, appelé Halicine, a été identifié en un temps record après analyse par IA de molécules existantes [25]. Une vingtaine de candidats-médicaments conçus par l’IA sont déjà testés chez l’homme, contre certains cancers et maladies immuno-inflammatoires. Le plus avancé à ce jour est le candidat médicament INS018-055 développé par InSilico Medicine, entré en Juin 2023 en étude clinique de phase II pour documenter son efficacité et son innocuité contre la fibrose pulmonaire idiopathique [26]. L’application à la découverte de médicaments de l’IA générative sous forme de modèles de langage de très grand taille, de type ChatGPT, pourrait encore accélérer ce processus d’innovation [24, 27]. Dans ce contexte, certains experts anticipent l’arrivée d’une vague potentielle de nouveaux médicaments reflétant l’impact de l’IA dans les années qui viennent [28].
À la lumière de ces premiers succès, l’industrie pharmaceutique transforme en profondeur ses processus organisationnels pour intégrer ces nouvelles approches dans les phases de découverte de médicaments. Des plateformes industrialisées fondées sur l’IA sont aujourd’hui mises en place pour exploiter les bases de données internes et publiques afin de créer des modèles de maladies, de mieux identifier des cibles thérapeutiques, et de sélectionner des modalités thérapeutiques innovantes [29, 30]. Ces approches de modélisation in silico à haut débit intégrant des algorithmes prédictifs de propriétés de molécules médicamenteuses, des criblages de banques de molécules par ordinateur, des patients virtuels, sont désormais combinées à la synthèse chimique robotisée et aux études précliniques automatisées en laboratoire. L’industrie pharmaceutique est aujourd’hui entrée dans une approche de réalité mixte dans la conception et le développement de nouveaux médicaments [29].
L’IA accélère considérablement l’évolution actuelle vers une médecine de précision, laquelle vise à proposer des traitements davantage adaptés aux spécificités des patients [15, 31] (Figure 2). Les avancées récentes du profilage moléculaire multi-omique et de l’imagerie médicale à haute résolution génèrent des données en quantité importante qui renseignent sur les spécificités de chaque patient en termes de physiologie, de physiopathologie, et d’exposition à des risques environnementaux (Figure 2). L’intégration par l’IA de telles connaissances sur les patients aide à concevoir, optimiser et développer des médicaments parfaitement adaptés aux spécificités de catégories de patients, voire de patients individuels [4, 15]. Cette médecine de précision computationnelle qui combine la modélisation prédictive avec les activités traditionnelles de recherche et développement pharmaceutique permettra de mieux réaliser l’adéquation entre le patient et le médicament. Elle fournira dans les décennies qui viennent des traitements davantage personnalisés et préventifs, plus efficaces et plus sûrs qui amélioreront de façon significative la prise en charge des patients atteints de maladies pour lesquelles des besoins médicaux insatisfaits subsistent.
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Figure 2. IA et médecine computationnelle de précision. La médecine computationnelle de précision repose sur des modèles prédictifs pour mettre en relation le patient compris dans ses spécificités, et le médicament prédit quant à ses propriétés pharmacologiques. La connaissance détaillée de chaque patient permet d’identifier des cibles thérapeutiques pertinentes et de créer des représentations virtuelles de la maladie propre au patient. La connaissance du médicament permet de définir la modalité thérapeutique optimale (petite molécule de synthèse, oligonucléotide, ARN, anticorps monoclonal) et les candidats-médicaments intéressants parmi des milliards de possibilités virtuelles. La performance de ces candidats-médicaments virtuels peut alors être évaluée sur un patient tout aussi virtuel. |
Liens d’intérêt
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
La loi de Moore est une prédiction faite par Gordon Moore, cofondateur d’Intel, en 1965 selon laquelle le nombre de transistors dans un microprocesseur doublerait tous les deux ans environ, ce qui entraînerait une augmentation de la puissance de traitement et de la capacité de stockage des ordinateurs.
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Figure 1. Applications de l’IA au development de nouveaux médicaments. Pour modéliser une maladie, les technologies multi-omiques de profilage moléculaire combinées à l’IA permettent de caractériser l’hétérogénéité des patients et de les stratifier en sous-groupes homogènes sur la base de leurs caractéristiques biologiques. L’identification de gènes ou de protéines dérégulés dans les différents sous-groupes de patients permet ensuite d’identifier des cibles thérapeutiques intéressantes. Des molécules médicamenteuses interagissant avec ces cibles et prédites comme possédant des propriétés désirées sont ensuite identifiées et optimisées par ordinateur pour sélectionner des candidats-médicaments pertinents. L’IA est également utilisée dans l’évaluation de l’efficacité et de l’innocuité des candidats-médicaments à l’aide de patients virtuels et de jumeaux numé-riques, simulant ainsi des études cliniques par ordinateur. |
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Figure 2. IA et médecine computationnelle de précision. La médecine computationnelle de précision repose sur des modèles prédictifs pour mettre en relation le patient compris dans ses spécificités, et le médicament prédit quant à ses propriétés pharmacologiques. La connaissance détaillée de chaque patient permet d’identifier des cibles thérapeutiques pertinentes et de créer des représentations virtuelles de la maladie propre au patient. La connaissance du médicament permet de définir la modalité thérapeutique optimale (petite molécule de synthèse, oligonucléotide, ARN, anticorps monoclonal) et les candidats-médicaments intéressants parmi des milliards de possibilités virtuelles. La performance de ces candidats-médicaments virtuels peut alors être évaluée sur un patient tout aussi virtuel. |
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