Open Access
Issue
Med Sci (Paris)
Volume 40, Number 4, Avril 2024
Page(s) 361 - 368
Section M/S Revues
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/2024039
Published online 23 April 2024

© 2024 médecine/sciences – Inserm

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Vignette (© Jean Bastin).

La cachexie (du grec Kakos hexis : mauvais état) est un état d’amaigrissement extrême lié à une dénutrition, décrit depuis très longtemps comme associé à différentes maladies en phase terminale [1]. Il a longtemps été difficile de s’accorder sur sa définition clinique et un consensus n’a été atteint que récemment. La cachexie se définit désormais comme un syndrome multifactoriel associant un amaigrissement important par perte involontaire de la masse musculaire, avec ou sans perte de masse grasse, qui ne peut pas être résolu par voie nutritionnelle, et qui s’accompagne d’un ensemble de désordres fonctionnels et comportementaux (anorexie, dépression) [2]. Les données épidémiologiques associent la cachexie à un large spectre de maladies apparemment non reliées entre elles, incluant plusieurs cancers mais également certaines insuffisances rénales ou cardiaques, des maladies neurologiques, des affections rhumatologiques, la broncho-pneumopathie chronique obstructive (BPCO), le syndrome d’immunodéficience acquise (SIDA), le sepsis, la tuberculose, ainsi que le vieillissement. Dans tous les cas, la cachexie a des effets délétères majeurs en termes de morbidité et de mortalité. La maladie progresse en effet souvent vers une inanition d’issue fatale, contre laquelle il n’existe pas de traitement, et que l’on estime responsable de 2 millions de décès par an [3]. Les causes de la cachexie impliquent des composantes multiples, métaboliques, inflammatoires, et neuroendocrines [4, 5], agissant de concert et affectant de nombreux organes [6, 7]. Enfin, alors que la maladie à l’origine de la cachexie peut être confinée localement, les caractéristiques de la cachexie sont systémiques. Ainsi, les mécanismes d’apparition de la cachexie mettraient en jeu une modulation complexe des réseaux de communication inter-organes et organes-organisme, induite par un grand nombre de médiateurs [3, 4].

Présentation clinique et physiopathologie

Nous nous concentrerons dans cette revue sur la cachexie associée au cancer. En pratique clinique, le diagnostic de cachexie chez les patients cancéreux est principalement établi sur la base d’une perte de poids supérieure à 5 % du poids initial au cours des derniers six mois, ou d’un indice de masse corporelle inférieur à 20 kg/m2, attribuable à une fonte de la masse musculaire associée ou non à une perte de masse grasse [2]. Son diagnostic est fréquemment associé à un stade avancé du cancer. Elle s’accompagne d’une dégradation de l’état général au plan physique (diminution de la force, fatigue, inflammation chronique, douleurs, malabsorption intestinale, nausées) et comportemental (anorexie, anhédonie, dépression) [1-3]. La cachexie est une co-morbidité sévère qui se développe chez une proportion élevée (50 à 80 %) de patients cancéreux, entraînant une détérioration de leur qualité de vie, de leur réponse aux traitements, et de leur pronostic vital. On estime qu’elle est directement responsable d’au moins 20 % des décès liés au cancer [6]. Certains symptômes de la cachexie peuvent apparaître avant que le seuil de 5 % de perte de poids n’ait été atteint, en phase dite de pré-cachexie. Cliniquement, la maladie couvre un continuum de désordres multi-systémiques susceptibles de progresser vers un stade ultime de cachexie dite réfractaire, d’issue fatale [6]. Notons qu’il existe une grande hétérogénéité de présentation de la cachexie, variable selon le type de cancer et la nature de la tumeur, mais également variable d’un patient à un autre pour le même type de cancer. Notons également que la prévalence de la cachexie est plus élevée chez les hommes que chez les femmes sans qu’en soient déterminées les raisons [1].

Plusieurs facteurs expliquent les difficultés de prise en charge de la cachexie. En premier lieu, l’histoire naturelle de la maladie est mal connue dans ses phases précoces, que ce soit du point de vue clinique (symptômes et marqueurs de progression de la maladie) ou du point de vue de ses mécanismes conducteurs (nature, rôle et propagation des médiateurs moléculaires) [3, 4]. De plus, le diagnostic est souvent établi chez des patients déjà très vulnérables, ce qui complique l’analyse de la maladie et son suivi clinique. Le recours à des modèles animaux est ainsi particulièrement important pour comprendre l’étiologie de la cachexie.

De nombreux organes, les muscles et le tissu adipeux mais également le foie, le cerveau, les os, et le système digestif, sont directement impliqués dans la progression de la maladie [3, 6, 7], notamment en exacerbant les réponses pro- et anti-inflammatoires initialement activées par la tumeur et par le système immunitaire de l’hôte (Figure 1) [8]. Ainsi, les interactions entre la tumeur et les tissus périphériques, à l’origine de dysfonctions multi-systémiques vont déterminer pour une large part les phénotypes cliniques de la maladie.

thumbnail Figure 1.

Défaillances multi-organes caractéristiques de la cachexie. La production de cytokines et de facteurs pro-cachexie par la tumeur, et au travers d’interactions tumeur-hôte, joue un rôle clé dans la pathogenèse. L’expression clinique de la maladie est très variable, et on connaît mal l’enchaînement des différents évènements. On pense que les atteintes musculaires constitueraient un phénomène relativement tardif, fortement dépendant des altérations d’autres tissus, notamment le système immunitaire, le cerveau, et le tissu adipeux, qui seraient impliqués dans les phases de pré-cachexie.

On considère souvent que l’amaigrissement, la fonte musculaire et la détérioration de l’état général caractéristiques de la cachexie traduisent une altération importante de l’équilibre énergétique de l’organisme, qui résulterait, en proportions variables, de la réduction de la prise alimentaire et d’un métabolisme anormal, en particulier d’un déséquilibre entre synthèse protéique et protéolyse dans le muscle (voir plus loin) [1, 5, 8, 9]. Ainsi, environ la moitié des patients cachectiques présentent une élévation de la dépense énergétique au repos (état d’hypermétabolisme) pouvant apparaître avant la perte de poids. Parallèlement, la baisse de la prise alimentaire entraîne un déficit calorique pouvant aller jusqu’à 1 200 kcal/jour (soit 50 % de la prise calorique journalière d’un adulte). Les dysfonctions métaboliques vont affecter progressivement l’équilibre de tous les substrats énergétiques, glucides, lipides et protéines, dans de nombreux tissus. L’induction progressive d’un catabolisme excessif, caractéristique de la cachexie, va être à l’origine de l’attrition des muscles squelettiques et du tissu adipeux [10, 11]. La question de savoir pourquoi cet état catabolique s’instaure n’est pas élucidée. Dans les modèles animaux, l’utilisation des protéines musculaires et des réserves adipocytaires pourrait servir les besoins anaboliques élevés des tumeurs en croissance, en fournissant notamment des précurseurs du glucose [8]. Cependant, dans la plupart des modèles animaux, la masse des tumeurs relative au poids du corps (jusqu’à 10 %) [12] excède ce qui est observé chez l’homme, et les données cliniques démontrent que la cachexie peut apparaître chez des patients dont la masse tumorale n’atteint pas 1 % du poids corporel [4]. D’un point de vue clinique, on admet donc que l’état d’hypermétabolisme n’est pas seulement attribuable aux besoins énergétiques de la tumeur en croissance, mais résulterait aussi d’un ensemble de dérégulations métaboliques et endocrines, aggravées par l’apparition progressive de réponses inflammatoires aiguës dans différents organes.

La tumeur, les interactions hôte-tumeur, et le système immunitaire

Le sécrétome tumoral1 inclut de nombreux facteurs capables de stimuler le catabolisme de tissus-cibles, en particulier des cytokines pro-inflammatoires dont la nature et la quantité sont déterminées par des interactions complexes entre les cellules stromales de la tumeur et le système immunitaire de l’hôte [13]. On sait depuis longtemps que l’inflammation systémique joue un rôle majeur dans la pathogenèse de la cachexie (Figure 1) [1, 4, 7, 11]. Les mécanismes des dysfonctions du système immunitaire (qui ne seront pas détaillés ici) se caractérisent d’abord par une phase d’activation, puis par une perte progressive d’activité des monocytes, des macrophages, des cellules dendritiques et des cellules NK (natural killer), entraînant in fine une immunosuppression responsable d’une détérioration de la réponse aux traitements et d’une augmentation de la morbidité [7]. Les cytokines, telles que le TNF-α, l’IL-1b, l’IL-6, l’IFN-g et plusieurs membres de la superfamille du TGF-b (voir liste des abréviations) sont impliquées dans le développement de l’atrophie musculaire (Figure 2). En plus des cytokines, la liste (non exhaustive) des facteurs pro-cachexie produits par les tumeurs ou au travers d’interactions tumeur-système immunitaire de l’hôte, inclut des eicosanoïdes2, les protéines de choc thermique HSP (heat schock protein) 70 et 90, l’adrénomédulline, qui agit sur le tissu adipeux, ainsi que l’IL-1a, le TNF-α (autrefois dénommé « cachexine »), TWEAK ou le GDF15 [1].

thumbnail Figure 2.

Schéma des principales voies de signalisation impliquées dans l’anabolisme et le catabolisme musculaire. L’anabolisme fait intervenir les nutriments et les facteurs de croissance agissant, via leurs récepteurs respectifs (notés -R), en tant qu’activateurs de la voie PI3K-AKT-mTOR, qui gouverne la synthèse des protéines myofibrillaires. D’autres médiateurs anaboliques, via leurs récepteurs (notés -R), peuvent agir par l’intermédiaire de MAPK et SMAD1/5/8 en tant qu’activateurs transcriptionnels de la synthèse protéique. Inversement, les cytokines pro-inflammatoires et d’autres médiateurs stimulent le catabolisme en se liant sur leurs récepteurs respectifs (notés -R) pour activer différents facteurs de transcription tels que FoxO, NF-KB, SMAD 2/3 ou STAT3, conduisant à stimuler l’expression de gènes codant les constituants des systèmes ubiquitine-protéasome et autophagie-lysosome. Dans les conditions de cachexie, la sur-activation de ces systèmes de dégradation conduirait à la destruction des protéines myofibrillaires qui forment les sarcomères et assurent la fonction contractile, induisant l’atrophie et les atteintes fonctionnelles musculaires. D’autres voies de dégradation (apoptose, protéolyse Ca-dépendante), non représentées sur cette figure, pourraient également intervenir dans la fonte musculaire, mais leur rôle est moins bien établi. (+) (–) concentration locale ou systémique augmentée (+) ou diminuée (–) en condition de cachexie. G : glucocorticoïdes ; I : insuline ; T : testostérone.

Dans des cellules en culture, comme dans des modèles animaux de xénogreffe, certains de ces facteurs peuvent avoir des effets directs inhibiteurs de la synthèse protéique, ou activateurs de la protéolyse, dans le muscle (Figure 2), ou constituer des activateurs de la lipolyse adipocytaire. D’autres, en agissant au niveau du système nerveux central, vont jouer un rôle dans l’induction de l’anorexie et l’élévation de la dépense énergétique de base [11, 14].

Liste des abréviations

AKT : serine/threonine-specific protein kinase

AgRP : agouti gene-related protein

BMP : bone morphogenic protein

CART : cocaine- and amphetamine-regulated transcript

FOXO : forkhead box O

GDF 15 : growth/differentiation factor 15

HSP : heat schock protein

IFN-γ : interféron γ

IGF1 : insulin growth factor 1

IKK : Ikb kinase

IL-1 : interleukine 1

IL-6 : interleukine 6

JAK : janus kinase

LIF : leukemia inhibiting factor

MAPK : mitogen-activated protein kinase

mTOR : mammalian target of rapamycin

NF-κB : nuclear factor κB

NPY : neuropeptide Y

PI3K : phosphatidylinositol 3-kinase

POMC : pro-opiomélanocortine

PTH-rP : parathyroid-hormone-related protein

SMAD : transducteur de signal du transforming growth factor

STAT3 : signal transducer and activator of transcription factor 3

TGF-β : transforming growth factor β

TNF-α : tumor necrosis factor α

TWEAK : tumor necrosis factor-related weak inducer of apoptosis

ZAG : zinc-α2-glycoprotéine

Les organes impliqués dans la progression de la maladie

Le muscle

L’atrophie musculaire caractéristique de la cachexie, estimée par des techniques d’imagerie par tomographie, varie entre 7 et 30 % de la masse musculaire totale [8]. Cette atrophie affecte l’ensemble des muscles squelettiques, et peut aussi concerner le cœur et les muscles respiratoires, constituant alors une cause fréquente de décès [6, 15]. L’atrophie est liée principalement à une dérégulation du renouvellement (turn-over) des protéines musculaires, dont les mécanismes moléculaires ont été décryptés à partir de modèles animaux, mais restent moins bien connus chez les patients [16]. Au cours de la cachexie, le muscle squelettique subit à la fois une réduction de l’anabolisme et une augmentation du catabolisme protéique (Figure 2) [11]. En temps normal, les facteurs de croissance et les nutriments activent différentes voies de signalisation anabolique qui stimulent la transcription et la synthèse des protéines myofibrillaires constituant le sarcomère et assurant la fonction contractile (Figure 2). En condition de cachexie, les cytokines pro-inflammatoires, de concert avec d’autres médiateurs tumoraux ou issus des interactions hôte-tumeur, vont activer des cascades de signalisation catabolique convergeant vers plusieurs voies de dégradation des protéines cellulaires, notamment le système ubiquitine-protéasome (UPS) et l’autophagie (Figure 2) [4, 11, 15]. L’analyse moléculaire de biopsies musculaires de patients cancéreux révèle que l’activation de la voie UPS joue un rôle essentiel dans la fonte musculaire [11], et il existe également un faisceau d’arguments en faveur d’un rôle de l’autophagie [4]. L’implication d’autres voies de dégradation (calpaïne calcium dépendante, apoptose) reste moins bien établie. La perte de masse musculaire pourrait également être liée à une répression de la voie de signalisation mTOR, régulateur positif de la synthèse protéique musculaire (Figure 2). Cependant, dans des modèles animaux, les résultats concernant les effets d’une activation ou d’une inhibition de mTOR sur la masse musculaire sont parfois contradictoires [11]. L’insuline joue un rôle majeur dans la régulation de la protéolyse musculaire en tant qu’inhibiteur du système UPS. Dans la cachexie associée au cancer, on observe souvent, avant toute perte de poids, l’apparition d’une résistance à l’insuline, associée à une baisse significative des taux circulants d’IGF1, qui pourraient contribuer à la perte musculaire [6, 7]. La myostatine et l’activine sont des régulateurs négatifs puissants de la croissance musculaire dont les taux circulants varient à la baisse (myostatine) ou à la hausse (activine) chez certains patients cancéreux développant un syndrome cachectique. Les rôles exacts de ces deux médiateurs dans la physiopathologie restent néanmoins controversés du fait d’effets divergents sur l’atrophie musculaire observés, selon les modèles et les doses considérées, dans des études chez la souris [4]. Au total, la rupture de l’équilibre synthèse-dégradation responsable de la fonte musculaire résulte d’interactions complexes entre un grand nombre de médiateurs biologiques. Indépendamment de ces facteurs endogènes, il est bien établi que presque toutes les classes d’agents thérapeutiques anticancéreux peuvent également induire des pertes de masse musculaire [14].

Le cerveau

En plus de leurs effets métaboliques directs sur le muscle et le tissu adipeux, les cytokines inflammatoires possèdent un registre complexe d’autres effets, notamment sur le système nerveux central (Figure 1). Des données récentes suggèrent que l’inflammation périphérique est amplifiée et modifiée dans certaines régions du cerveau. L’hypothalamus, en particulier, répondrait à l’inflammation périphérique par une production aberrante d’autres médiateurs pro-inflammatoires (IL-1b, LIF) [6]. Cette réponse favoriserait l’inactivation des neurones orexigènes à NPY/AgRP (neuropeptide Y/agouti gene-related protein), et l’activation des neurones anorexigènes à POMC/CART (pro-opiomelanocortine/cocaine- and amphetamine-regulated transcript ; système mélanocortinergique), qui contrôlent l’appétit, la satiété et le goût [6, 11, 14]. L’inflammation chronique du cerveau induirait également une dérégulation de plusieurs axes neuroendocrines, conduisant à une élévation des signaux cataboliques (production accrue de glucocorticoïdes par les surrénales ciblant le foie et le muscle, activation du système b-adrénergique ciblant le tissu adipeux), et à une diminution des signaux anaboliques (inhibition de la production de testostérone) (Figure 2) [14]. L’état inflammatoire « amplifié » du système nerveux central, en altérant l’activité de populations neuronales impliquées dans le contrôle central de l’homéostasie énergétique, et celle de plusieurs axes neuroendocrines, contribuerait ainsi pour une part importante aux manifestations de la maladie (anorexie, perte de poids, etc.).

Le foie

La sécrétion de cytokines pro-inflammatoires a également de nombreuses conséquences délétères sur les fonctions hépatiques, conduisant notamment à une augmentation de masse et à une stéatose (Figure 1). Brièvement, la production hépatique de protéines de phase aiguë (fibrinogène, serum amyloid A, protéine C-réactive) participe au tableau clinique de la cachexie [9], qui est également associé à plusieurs dysfonctions métaboliques majeures. Ainsi, en relation avec l’inhibition de la signalisation insulinique, on observe une augmentation de la production hépatique de glucose, qui apparaît corrélée à la sévérité de la perte de poids chez des patients cachectiques atteints de cancer colorectal ou pulmonaire. Cette stimulation de la néoglucogenèse contribue à l’élévation de la dépense énergétique au repos, de concert avec d’autres altérations métaboliques (lipogenèse, glycolyse, phosphorylation oxydative mitochondriale, induction de cycles futiles3) qui ne seront pas détaillées ici [5, 15]. On a également démontré que l’élévation des concentrations circulantes de cytokines, en particulier l’IL-6, induit une baisse importante de la production hépatique de corps cétoniques [7, 17]. Cette cétogenèse diminuée constitue un stress métabolique systémique majeur, dans la mesure où les corps cétoniques constituent le substrat énergétique préférentiel du cerveau dans des conditions d’apport alimentaire réduit, telles qu’observées chez des patients anorexiques.

Le tissu adipeux

Dans sa définition clinique, la cachexie associée au cancer n’est pas nécessairement liée à une perte de tissu adipeux, bien que celle-ci s’observe chez la majorité des patients et dans des modèles animaux [1, 6]. Il existe des données suggérant que la perte de tissu adipeux serait initiée dès les phases précoces de la cachexie, et précèderait l’atrophie musculaire. La déplétion du tissu adipeux, à la fois sous-cutané et viscéral, est attribuée principalement à une forte augmentation de la lipolyse (hydrolyse des réserves de triglycérides) dans le tissu adipeux blanc, qui alimenterait l’état d’hypermétabolisme (Figure 1) [10, 18, 19]. Chez les patients, de plus, les effets anti-lipolytiques de l’insuline sont réduits en raison de la résistance à l’insuline ou de la baisse de production de cette hormone fréquemment observée. La reprogrammation métabolique associée à la cachexie concerne également le tissu adipeux brun et sa fonction de thermogenèse. Ainsi, une activation du tissu adipeux brun, via une expression accrue de la protéine découplante mitochondriale UCP-1 (uncoupling protein-1), et une conversion accrue du tissu adipeux blanc en tissu adipeux brun (« brunissement »), ont été montrées chez les patients, comme dans des modèles animaux [20-22]. Certains auteurs suggèrent que ces mécanismes pourraient contribuer à l’élévation du métabolisme basal associé à la cachexie [10, 19], mais ce point reste controversé au vu de la faible quantité de tissu adipeux brun chez l’homme (estimée à 60 grammes, contribuant pour seulement 3 à 5 % au métabolisme basal) [9]. Le déséquilibre métabolique pourrait être amplifié par une stimulation concomitante de la lipogenèse adipocytaire, démontrée dans certaines études, à l’origine d’un cycle futile lipolyse-lipogenèse fort consommateur d’énergie métabolique [19]. Un grand nombre de facteurs pourraient être impliqués dans ces altérations fonctionnelles du tissu adipeux, au premier rang desquels l’inflammation locale (infiltration par des lymphocytes et des macrophages) et systémique (cytokines pro-inflammatoires IL-6, TNF-α, IFN-g, etc.), mais également certains facteurs sécrétés par les tumeurs (ZAG, Zinc-alpha2-glycoprotéine ; PTH-rP, parathyroid-hormone-related protein), connus pour promouvoir la mobilisation des lipides, les catécholamines, les glucocorticoïdes ou les peptides natriurétiques [18, 19].

Dans les modèles murins, l’invalidation des gènes responsables de la lipolyse adipocytaire peut bloquer la perte musculaire, suggérant un rôle clé du tissu adipeux dans l’initiation de la cachexie. La lipolyse adipocytaire, en alimentant notamment une oxydation accrue des acides gras dans le muscle, serait ainsi essentielle dans l’activation du catabolisme musculaire [23]. Chez l’homme, comme chez l’animal, la cachexie serait également associée à des altérations dans la production et la sécrétion des adipokines (leptine, adiponectine, résistine) médiatrices des fonctions paracrines et endocrines du tissu adipeux, qui jouent un rôle majeur dans le contrôle central de l’appétit et la régulation du poids corporel à long terme [18, 24, 25]. Cependant, la plupart des données cliniques à ce sujet se limitent à des études de variations des taux circulants d’adipokines, considérées comme des biomarqueurs pertinents de la cachexie, mais dont le rôle physiopathologique reste hypothétique [19, 25].

L’intestin

Au vu de la fréquence élevée de syndrome cachectique observée chez les patients présentant une tumeur gastro-intestinale ou pancréatique, il est admis que le tractus digestif joue un rôle majeur dans la pathogenèse de la cachexie [6]. Chez l’homme, comme chez l’animal, des altérations de la perméabilité intestinale vont, en particulier, contribuer à augmenter l’inflammation systémique, et induire une malabsorption des nutriments aggravant le déficit nutritionnel lié à l’anorexie. On observe également une dégradation de l’homéostasie du microbiote intestinal [26] qui pourrait également influencer à la fois la réponse immunitaire de l’hôte et son métabolisme [3, 6, 7]. Soulignons cependant qu’il est souvent difficile de savoir dans quelle mesure ces dysfonctions du système digestif sont liées au cancer (ou à sa chimio- ou radio-thérapie) ou plus spécifiquement à la cachexie.

La thérapie anti-cachexie

La recherche de traitements de la cachexie fait l’objet de nombreux essais cliniques, mais il n’existe pas encore de thérapies réellement efficaces pour la prise en charge de cette maladie [1, 3, 11]. Brièvement, les stratégies pharmacologiques actuellement développées sont centrées sur la recherche de molécules ciblant la régulation centrale de l’appétit et de la satiété (inflammation hypothalamique, perturbations neuronales et neuroendocrines) et la régulation de la masse musculaire et adipocytaire [1, 14]. Dans des modèles murins, des traitements qui reversent l’anorexie et la perte de masse musculaire prolongent significativement la survie des animaux. Quelques exemples de molécules actuellement à l’étude chez l’animal et chez l’homme sont présentés dans le Tableau 1.

Tableau 1

Exemples dapproches thérapeutiques de la cachexie associée au cancer actuellement en cours chez lhomme ou dans des modèles animaux.

L’amélioration du traitement repose également sur l’identification de biomarqueurs plus précoces, et sur la standardisation des méthodes d’évaluation clinique des symptômes (perte de masse musculaire et de masse grasse, perte d’appétit, inflammation, etc.) qui restent très disparates [1, 6]. Des progrès dans ces domaines permettraient à la fois d’intervenir à des stades de pré-cachexie, où les symptômes pourraient être encore réversibles, et de personnaliser l’approche thérapeutique de cette maladie très hétérogène. L’amélioration du diagnostic permettrait aussi de mieux définir les critères d’efficacité proposés dans les protocoles d’essais cliniques, souvent remis en question par les agences réglementaires [27] .

Il est désormais admis que la prise en charge de la cachexie devrait être multimodale, associant, en combinaison, des thérapies ciblées anaboliques, anti-cataboliques et anti-inflammatoires, des approches nutritionnelles et pharmacologiques de l’anorexie, et des protocoles d’exercice physique visant à contenir la perte musculaire [28]. Le développement de modèles animaux récapitulant les phénotypes humains demeure absolument indispensable [3, 12] afin de mieux comprendre l’étiologie de cette maladie complexe, et d’explorer de nouvelles pistes thérapeutiques.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.


1

L’ensemble des produits sécrétés par la tumeur.

2

Dérivées des acides gras polyéthyléniques à 20 atomes de carbone, dont les prostaglandines, les thromboxanes, les leucotriènes et les lipoxines.

3

Activation simultanée de voies métaboliques fonctionnant dans des directions opposées, par exemple la glycolyse et la néoglucogenèse, aboutissant à une dissipation d’énergie sans production nette de métabolites.

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Liste des tableaux

Tableau 1

Exemples dapproches thérapeutiques de la cachexie associée au cancer actuellement en cours chez lhomme ou dans des modèles animaux.

Liste des figures

thumbnail Figure 1.

Défaillances multi-organes caractéristiques de la cachexie. La production de cytokines et de facteurs pro-cachexie par la tumeur, et au travers d’interactions tumeur-hôte, joue un rôle clé dans la pathogenèse. L’expression clinique de la maladie est très variable, et on connaît mal l’enchaînement des différents évènements. On pense que les atteintes musculaires constitueraient un phénomène relativement tardif, fortement dépendant des altérations d’autres tissus, notamment le système immunitaire, le cerveau, et le tissu adipeux, qui seraient impliqués dans les phases de pré-cachexie.

Dans le texte
thumbnail Figure 2.

Schéma des principales voies de signalisation impliquées dans l’anabolisme et le catabolisme musculaire. L’anabolisme fait intervenir les nutriments et les facteurs de croissance agissant, via leurs récepteurs respectifs (notés -R), en tant qu’activateurs de la voie PI3K-AKT-mTOR, qui gouverne la synthèse des protéines myofibrillaires. D’autres médiateurs anaboliques, via leurs récepteurs (notés -R), peuvent agir par l’intermédiaire de MAPK et SMAD1/5/8 en tant qu’activateurs transcriptionnels de la synthèse protéique. Inversement, les cytokines pro-inflammatoires et d’autres médiateurs stimulent le catabolisme en se liant sur leurs récepteurs respectifs (notés -R) pour activer différents facteurs de transcription tels que FoxO, NF-KB, SMAD 2/3 ou STAT3, conduisant à stimuler l’expression de gènes codant les constituants des systèmes ubiquitine-protéasome et autophagie-lysosome. Dans les conditions de cachexie, la sur-activation de ces systèmes de dégradation conduirait à la destruction des protéines myofibrillaires qui forment les sarcomères et assurent la fonction contractile, induisant l’atrophie et les atteintes fonctionnelles musculaires. D’autres voies de dégradation (apoptose, protéolyse Ca-dépendante), non représentées sur cette figure, pourraient également intervenir dans la fonte musculaire, mais leur rôle est moins bien établi. (+) (–) concentration locale ou systémique augmentée (+) ou diminuée (–) en condition de cachexie. G : glucocorticoïdes ; I : insuline ; T : testostérone.

Dans le texte

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