Réfléchir le vivant
Open Access
Issue
Med Sci (Paris)
Volume 40, Number 11, Novembre 2024
Réfléchir le vivant
Page(s) 866 - 868
Section Forum
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/2024150
Published online 10 December 2024

Vignette (© Marc Selosse).

Les interactions entre espèces différentes ne sont pas toujours délétères : elles peuvent coopérer, mais le chemin qui conduit à la coopération est pavé de risques. L’interaction à bénéfices réciproques a été appelée mutualisme par le biologiste belge Edouard van Beneden en 1875 : elle peut être transitoire, comme la pollinisation, ou impliquer une coexistence durable, comme pour les poissons-clowns et leur anémone. Ce dernier cas est une symbiose : même si le terme symbiose [1] () peut aussi désigner toute interaction durable, quel que soit son effet sur les protagonistes, le sens de coexistence mutualiste est non seulement très usité en français, mais correspond aussi au premier emploi du mot (par le biologiste Albert Franck, en 18771). Toutefois, deux risques de conflits d’intérêt peuvent mettre en péril le mutualisme, symbiotique ou non.

(→) Voir le mot de la science de T. Jouault, m/s n° 5, mai 2024, page 460

Le premier risque est lié à un fonctionnement impliquant souvent des transferts de ressources utiles aux deux protagonistes. Par exemple, dans la pollinisation, la plante produit du nectar avec des sucres qu’elle pourrait utiliser autrement, et l’énergie dépensée par l’insecte pour transporter le pollen, même mineure, pourrait être dépensée différemment s’il n’emportait pas de pollen. Ce n’est pas une vision de l’esprit : certains insectes butinent sans emporter de pollen et il existe des fleurs dépourvues de nectar… Certes, les partenaires se sont adaptés à limiter ces problèmes : la forme de la fleur oblige les insectes à se garnir de pollen pour accéder au nectar, et les insectes ont des capacités de mémorisation qui leur permettent d’apprendre à éviter les fleurs inutiles…

De ce point de vue, l’interaction entre le poissonclown et l’anémone évite ces risques : les premiers mangent les crottes des anémones. En retour, ils déposent leur urine sur l’anémone, qui y puise de l’azote et du phosphate pour… fertiliser les algues symbiotiques qu’elle abrite dans ses cellules et qui lui procurent des nutriments (cette symbiose est bien connue chez les coraux). Économiser ses déchets ne servirait à aucun des deux partenaires !

Mais le second risque persiste : celui que l’un des partenaires abuse de l’autre au-delà de ce qui est raisonnable pour que le bénéfice soit réciproque. Certains insectes mangent les fleurs ou du pollen, qui est perdu pour la fécondation (comme ces boulettes de pollen récoltées par les abeilles), et on pourrait imaginer que l’anémone gobe un de ses poissons-clowns… En symbiose, le risque de partenaires indélicats persiste toujours, même si de nombreuses adaptations des partenaires mutualistes minorent leur fréquence [2].

Toutefois, cette impression est accentuée parce que les symbioses citées impliquent des plantes et des animaux, qui ont des besoins nutritionnels similaires. C’est net entre animaux et, même si photosynthèse et respiration entraînent des besoins légèrement différents, végétaux et animaux partagent des ressources communes comme le sucre, l’azote ou le phosphore, qui peuvent faire l’objet d’un conflit. La possibilité d’utiliser les déchets de l’autre minore le risque, mais la capacité d’un animal à utiliser les déchets d’un autre animal reste très limitée. Entre plantes et animaux, l’oxygène des uns et le CO2 des autres peuvent être échangés, par exemple dans les symbioses entre les anémones (ou les coraux) et leurs algues intracellulaires ; ce serait l’un des aspects de l’étrange symbiose unissant des algues aux œufs d’une salamandre, Ambystoma maculatum : l’oxygène pourvoirait aux besoins respiratoires de l’embryogenèse [3].

Pour trouver une réelle capacité à utiliser les déchets d’autrui et minimiser les conflits, il faut chercher des groupes aux métabolismes plus diversifiés, autorisant des complémentarités : ouvrons la porte du monde des procaryotes, archées et eubactéries. Leur diversité métabolique permet des symbioses appelées syntrophies (étymologiquement, « nutrition conjointe »), fondées sur… un échange de déchets, souvent toxiques pour le partenaire qui le produit [4]. Un premier exemple est la nitrification, le processus transformant l’ammonium des écosystèmes en nitrate. Une première espèce (une eubactérie ou, à basse concentration en ammonium, une archée), dite nitrosante, oxyde l’ammonium en nitrite, grâce à l’oxygène ce qui produit de l’adénosine triphosphate (ATP), la source d’énergie de la cellule2. Mais la production de nitrite est toxique pour la première espèce bactérienne : les propriétés antibactériennes des nitrites sont utilisées dans le sel nitrité en charcuterie, par exemple. La seconde espèce, une eubactérie dite nitratante, oxyde le nitrite en nitrate, là encore, grâce à l’oxygène et pour fabriquer son ATP : au passage, elle détoxifie le nitrite.

Un second exemple est la méthanogenèse, qui hante les milieux anaérobies, des lacs aux tubes digestifs des ruminants, en passant par les méthaniseurs3, dont elle explique le fonctionnement. Une eubactérie fermente de la matière organique par une réaction produisant de l’hydrogène gazeux, H2, mais cette réaction est habituellement consommatrice d’énergie ! Elle ne produit d’ATP qu’à très, très basse concentration en H2. De fait, dans les écosystèmes où existent ces eubactéries, la pression partielle en H2 ne dépasse généralement pas le millibar. Mais pourquoi, et comment entretenir une faible concentration en H2 à proximité des eubactéries qui le produisent ? En cohabitant avec des archées qui font réagir le H2 avec du CO2, réaction qui libère l’énergie nécessaire à leur propre vie… en émettant un sous-produit, le méthane. Ces archées méthanogènes, à l’origine de la majeure partie du méthane sur Terre, détoxiquent le H2 pour leur partenaire. Pour favoriser les échanges d’hydrogène, les partenaires sont étroitement accolés.

Ces deux symbioses remplissent des fonctions écologiques majeures et reposent sur un transfert recyclant un déchet toxique. Pas de compétition pour celui-ci, qui n’est utile qu’à l’un des protagonistes. Quant au risque d’abuser du partenaire, nul ne peut nuire à l’autre sans se nuire immédiatement à lui-même, car la coexistence permet soit de ne pas s’intoxiquer, soit de se nourrir. Un accord parfait [2, 4] ! Parmi les multiples autres syntrophies, beaucoup reposent sur des transferts de soufre « en ping-pong ». L’une d’elles se cache derrière ce qui avait été considéré comme une espèce bactérienne unique il y a un demisiècle, Chloropseudomonas ethylica : les cultures sont en fait composées de deux eubactéries étroitement accolées, Prosthecochloris aestuarii et Desulfuromonas acetoxidans. La première, une bactérie photosynthétique verte, utilise comme donneur d’électron l’hydrogène sulfuré (H2S) et produit du soufre élémentaire (S0) comme déchet. Celui-ci est utilisé par D. acetoxidans comme accepteur d’électron pour sa respiration, qui régénère du H2S. Dans cette interaction soufrée, dont existent de multiples autres exemples, l’accord est « plus-que-parfait » : chacun des protagonistes a pour ressources des déchets de l’autre !

Ces syntrophies bien accordées intéressent aussi les eucaryotes, pour deux raisons. Premièrement, de nombreux eucaryotes anaérobies ont des mitochondries modifiées qui, en l’absence d’oxygène, alimentent la cellule en énergie grâce à la fermentation productrice de H2 mentionnée plus haut : cela exige une syntrophie avec des archées méthanogènes. Cette situation est apparue plusieurs fois dans l’évolution des eucaryotes, chez des champignons (comme ceux peuplant le tube digestif des ruminants), chez des animaux microscopiques d’eaux anoxiques (les Loricifères), et chez diverses lignées d’unicellulaires parmi les ciliés, les parabasaliens et les amibes hétérolobosées. Les archées sont accolées à leur surface mais, chez les eucaryotes où la phagocytose est possible, elles forment parfois des symbioses intracellulaires, dans certaines amibes et certains ciliés par exemple. L’interaction, plus étroite, est alors encore plus efficace.

La seconde raison est… ancestrale, car il semblerait que l’ancêtre commun des eucaryotes était… une archée syntrophe ! Nos plus proches parents évolutifs sont des archées du groupe d’Asgard4, notamment les lokiarchées. Les données génomiques issues de l’environnement et les deux espèces cultivées de ce groupe (Prometheoarchaeum syntrophicum et Lokiarchaeum ossiferum) montrent une architecture cellulaire complexe organisée par des formes d’actine, évoquant les eucaryotes, et un mode de vie syntrophe [5]. Les lokiarchées fermentent des acides aminés en produisant H2, que consomment des eubactéries méthanogènes voisines, comme des Methanogenium5 ! Même si le métabolisme eucaryote a changé au cours de l’évolution ultérieure, un de nos ancêtres a pratiqué une « symbiose parfaite » syntrophe. Le fait que les eucaryotes l’aient perdue ensuite montre que… rien n’est permanent en évolution. Mais il n’en reste pas moins que la diversité du monde procaryote offre des options métaboliques robustes pour des symbioses stables et non conflictuelles !

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.


1

Il parlait alors de Symbiostismus – Anton de Bary popularisa le terme en 1879 sous la variante symbiose sans citer cette source, qu’il connaissait pourtant sans doute : ces deux auteurs étaient allemands…

2

Ce métabolisme alternatif à la respiration ou à la photosynthèse, où une réaction chimique entre composés minéraux donne l’énergie cellulaire, est la chimiolithotrophie ; c’est aussi celui des archées méthanogènes décrites plus loin. Nous y reviendrons dans une prochaine chronique.

3

La méthanisation consiste à introduire de la matière organique dans une cuve en absence d’oxygène (milieu anaérobie), à des températures qui varient selon les procédés, mais sans excéder 60 °C. Dans ces conditions, les bactéries de la syntrophie, spontanément présentes, dégradent la matière organique et produisent du méthane.

4

Du nom du site norvégien où fut découvert ce groupe d’archées, une trouvaille qui plaça définitivement les eucaryotes au sein des archées.

5

Ce qui inverse le rôle des eubactéries décrit plus haut dans la méthanogenèse « classique ».

Références

  1. Jouault T. Symbiose, ou de la complexité de vivre ensemble ! Med Sci (Paris) 2024 ; 40 : 460. [CrossRef] [EDP Sciences] [PubMed] [Google Scholar]
  2. Selosse MA. Jamais seul. Ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations. Arles : Actes Sud, 2017. [Google Scholar]
  3. Small DP, Bennett RS, Bishop CD. The roles of oxygen and ammonia in the symbiotic relationship between the spotted salamander Ambystoma maculatum and the green alga Oophila amblystomatis during embryonic development. Symbiosis 2014 ; 64 : 1–10. [CrossRef] [Google Scholar]
  4. Morris B, Henneberger R, Huber H, et al. Microbial syntrophy: interaction for the common good. FEMS Microbiology Ecology 2013 ; 37 : 384–406. [Google Scholar]
  5. Rodrigues-Oliveira T, Wollweber F, Ponce-Toledo RI, et al. Actin cytoskeleton and complex cell architecture in an Asgard archaeon. Nature 2023 ; 613 : 332–9. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]

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