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Med Sci (Paris)
Volume 39, Number 4, Avril 2023
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Page(s) | 381 - 383 | |
Section | Forum | |
DOI | https://doi.org/10.1051/medsci/2023049 | |
Published online | 24 April 2023 |
Les traces génétiques de la peste noire
Chroniques génomiques
Genetic legacy of the Black Death pandemic
Biologiste, généticien et immunologiste, président d’Aprogène (Association pour la promotion de la Génomique), 13007 Marseille, France
Abstract
Genetic analysis of human populations before and after the great plague pandemic in the late Middle Ages reveals immune-related loci at which specific alleles have been selected because they conferred (partial) resistance to the pathogen. Some of these alleles are associated with susceptibility to present-day immune diseases, illustrating the complex interplay between genes, environment and the immune system.
© 2023 médecine/sciences – Inserm
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Au milieu du xive siècle, une épidémie de peste noire venue d’Asie a dévasté l’Europe, éliminant près de la moitié de la population : ce fut une catastrophe de grande ampleur qui transforma profondément les sociétés du Moyen-Âge [1] et eut de multiples séquelles, d’autant plus que plusieurs épidémies (moins sévères) eurent lieu au cours des siècles suivants. L’agent pathogène, la bactérie Yersinia pestis, ne devait être découvert que bien plus tard au début du xx e siècle, et a pu être détecté récemment dans les restes humains de cette époque et même dans ceux qui remontent à la pandémie précédente, à l’époque de Justinien (au vi e siècle) [2].
On peut s’attendre à ce qu’un tel évènement démographique exerce une importante pression de sélection, favorisant des allèles protecteurs et réduisant la fréquence d’allèles de vulnérabilité [3], mais l’étude précise du phénomène est difficile : il faut avoir accès à des restes d’individus dont la date de décès est connue avec précision, et parvenir à en extraire de l’ADN analysable ; il faut aussi pratiquer ces études sur un nombre suffisant d’échantillons pour que les résultats soient statistiquement significatifs [4]. Une étude réalisée par un ensemble de laboratoires européens et nord-américains, et parue récemment dans la revue Nature [5, 9] (→), montre que de telles analyses sont aujourd’hui devenues possibles, grâce aux travaux pionniers de Svante Pääbo récompensé par le prix Nobel de physiologie ou médecine 2022 [6] (→) et qu’elles apportent des informations importantes.
(→) Voir la Nouvelle de C. E. Demeure et al., page 331 de ce numéro
(→) Voir le Repères de E. Heyer, m/s n° 2, février 2023, page 181
« Cherche squelettes avec dates et ADN analysable »
La majeure partie des échantillons étudiés provient de trois cimetières londoniens, pour lesquels les tombes ont pu être datées de manière très précise par un ensemble de méthodes (carbone 14, stratigraphie, registres d’état-civil). Trente-huit de ces tombes datent d’avant 1250 (donc bien avant l’épidémie), 63 y sont postérieures, et 42 proviennent d’un cimetière spécifique et sont datées entre 1348 et 1349, au plus fort de l’épidémie (Figure 1). Une série additionnelle provient du Danemark, avec une datation moins précise : 29 tombes datent d’avant l’épidémie, 34 d’après. L’ADN a été extrait d’os longs, de dents ou de l’os temporal. La présence d’ADN humain (on est là face à des échantillons très dégradés et largement contaminés par de l’ADN microbien et fongique) a été détectée en tentant d’amplifier par PCR la séquence de c-myc, ce qui a permis de retenir les 2/3 des échantillons ; l’analyse de l’ADN mitochondrial a confirmé l’origine européenne des individus, excluant l’hypothèse d’un remplacement de population au cours de l’épidémie.
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Figure 1. Échantillons provenant de trois cimetières londoniens. À gauche : vue partielle du site d’East Smithfield (Londres) où ont été enterrées les victimes de la peste en 1348 et 1349 ; à droite en haut : estimation de la population de Londres (en milliers d’habitants) entre 1000 et 1600, avec une forte expansion démographique au xiiie siècle suivie d’une chute brutale due à l’épidémie. À droite en bas : provenance (codes archéologiques), et datation des ossements analysés à Londres, l’étoile verte correspond à 42 individus décédés en 1348-1349 (extrait partiel et modifié de la figure 1 de [5]). |
L’ADN nucléaire obtenu à partir des ossements étant de trop mauvaise qualité pour permettre une analyse directe, les auteurs ont choisi de récupérer les séquences à analyser en procédant à une capture par hybridation. Ils ont utilisé pour cela des sondes correspondant à 356 gènes impliqués dans des processus immunitaires, à 496 locus identifiés par GWAS et associés à des affections du système immunitaire et, enfin, à 250 régions du génome considérées comme neutres et destinées à servir de témoins. L’analyse a alors porté sur plus de trente mille variants bialléliques connus dans ces régions du génome, l’objectif étant de repérer, parmi les locus associés à l’immunité, ceux qui montrent une variation de fréquence entre avant et après l’épidémie et pour lesquels cette variation se révèle significativement supérieure à celle observée pour les régions témoin. Pour la population britannique, on trouve ainsi 245 variants significatifs répondant à un ensemble de critères plutôt sévères. Les auteurs se sont alors intéressés au sens de ces variations : la fréquence d’un variant protecteur devrait diminuer lors de l’épidémie (les porteurs de l’allèle protecteur étant moins susceptibles de succomber à l’infection), et remonter après, chez les survivants ou leurs descendants. Pour un allèle de susceptibilité, on s’attend à l’inverse. De telles variations sont effectivement observées de manière statistiquement significative pour 35 des variants déjà repérés. Les données correspondant au Danemark confirment quatre de ces variants – un taux de confirmation relativement faible, sans doute en partie lié au plus faible effectif et à la moindre fiabilité de la datation des décès. La Figure 2 montre ces quatre variants : trois sont protecteurs et le dernier concerne un allèle de susceptibilité. Seules les données provenant de Londres comportent un point correspondant à « pendant » l’épidémie : il s’agit des 42 personnes décédées entre 1348 et 1349 (Figure 1). Les différences les plus nettes sont observées entre « avant » et « après » (ou « actuel » pour Londres), montrant de manière convaincante comment la fréquence au sein de la population a été augmentée pour des allèles protecteurs et réduite pour un allèle de susceptibilité.
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Figure 2. Fréquence allélique pour quatre locus impliqués dans l’immunité, avant, pendant et après l’épidémie de peste noire. En haut : coordonnées du variant sur le génome, et gène le plus proche. En rouge : données provenant de Londres, en bleu, du Danemark. On voit que la fréquence allélique des trois premiers variants (protecteurs) est plus faible chez les individus décédés durant l’épidémie et plus élevée chez les survivants et leurs descendants ; pour le quatrième (variant de susceptibilité) on observe l’effet inverse. Noter que l’effet de sélection (ou de contre-sélection) est important, avec une fréquence allélique pouvant varier d’un facteur deux (extrait partiel et modifié de la figure 2 de [5]). |
Du variant protecteur à une idée du mécanisme
On aimerait, naturellement, comprendre comment ces variants influent sur l’efficacité des défenses immunitaires et ainsi réduisent (ou accentuent) les effets de l’infection par Yersinia pestis. Mais les variants repérés se trouvent tous en dehors des séquences codantes : on suppose donc que leur effet s’exerce par un impact sur le niveau d’expression de gènes impliqués dans la réponse à l’infection. L’incubation de macrophages avec des cellules de Y. pestis inactivées, montre que sept gènes présents à une distance de moins de 100 kilobases des quatre variants repérés présentent une forte variation d’expression en présence des bactéries, et sont donc potentiellement impliqués dans la réponse à l’infection. Reste à voir l’effet des variants repérés sur ces valeurs d’expression. Nous détaillerons un peu les résultats concernant le premier variant : rs2549794 du gène ERAP(endoplasmic reticulum aminopeptidase)1/2, (Figure 2). Pour ce locus, on constate que l’allèle protecteur (une Cytosine au lieu d’une Thymine à la position rs2549794) correspond à un niveau d’expression cinq fois plus élevé du gène ERAP2 après stimulation par les bactéries. La protéine ERAP2 est une aminopeptidase impliquée dans la préparation des antigènes peptidiques avant leur présentation par les protéines du complexe majeur d’histocompatibilité sur les cellules présentatrices : on peut donc supposer que sa forte expression en présence du variant protecteur favorise la réponse immunitaire lors de l’infection par Y. pestis en permettant la présentation d’une plus grande variété d’antigènes. Par ailleurs, les auteurs montrent que l’expression du gène ERAP2 modifie la sécrétion de plusieurs cytokines et aboutit à une réduction de la réplication intracellulaire de la bactérie. L’étude fonctionnelle, présentée par les auteurs, est très complète et ouvre encore d’autres pistes pour comprendre l’effet protecteur observé, mais les deux éléments présentés ici sont déjà convaincants. Selon les calculs des auteurs, un individu homozygote pour l’allèle protecteur du locus ERAP2 a une probabilité de survie supérieure de 40 % à celle d’un homozygote pour l’autre allèle. Au total, on peut donc conclure que les changements de fréquence alléliques observés sont bien dus à une sélection exercée par l’épidémie.
Pour le meilleur… et pour le pire !
On voit donc que l’épidémie de peste noire a eu un effet sélectif très net sur quatre locus impliqués dans la réponse immunitaire – et sans doute sur pas mal d’autres : les critères statistiques sévères et l’exigence de réplication dans la série d’échantillons danois ont probablement éliminé de nombreux vrais positifs parmi les 245 variants initialement identifiés. Il n’en reste pas moins que l’on a déjà là un bel exemple d’évolution d’une population humaine suite à une épidémie sévère, avec l’identification des gènes sélectionnés et une idée assez précise de leur rôle dans le système immunitaire. Et l’histoire ne s’arrête pas là : l’allèle « protecteur » du gène ERAP (ERPA2) a été associé à un risque accru de maladie de Crohn, une maladie inflammatoire chronique de l’intestin (ou MICI) [7] ; de même, l’allèle protecteur du locus associé au gène CTLA4 (cytotoxic T-lymphocyte-associated protein 4) (Figure 2) est corrélé à un risque accru de lupus érythémateux et d’arthrite rhumatoïde [8]. La protection contre la peste noire se paye donc par une susceptibilité accrue à ces maladies dont l’étiologie est largement autoimmune. On ne modifie pas impunément les réglages de notre très complexe système immunitaire, qui garde la trace des évènements majeurs ayant affecté notre espèce au cours de son histoire…
Liens d’intérêt
L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
Références
- Benedictow OJ. The Black Death, 1346–1353: The Complete History. Rochester, NY: Boydell Press, 2004. [Google Scholar]
- Harbeck M, Seifert L, Hänsch S, et al. Yersinia pestis DNA from skeletal remains from the 6th century AD reveals insights into Justinianic Plague. PLoS Pathog 2013 ; 9 : e1003349. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Karlsson EK, Kwiatkowski DP, Sabeti PC. Natural selection and infectious disease in human populations. Nat Rev Genet 2014 ; 15 : 379–393. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Immel A, Key FM, Szolek A, et al. Analysis of genomic DNA from medieval plague victims suggests long-term effect of Yersinia pestis on human immunity genes. Mol Biol Evol 2021; 38 : 4059–76. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Klunk J, Vilgalys TP, Demeure CE, et al. Evolution of immune genes is associated with the Black Death. Nature 2022; 611 : 312–9. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Heyer E. Prix Nobel de physiologie ou médecine 2022. Svante Pääbo, précurseur de la paléogénomique. Med Sci (Paris) 2023; 39; 181–3. [CrossRef] [EDP Sciences] [PubMed] [Google Scholar]
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- Demeure CE, Poinar H, Barreiro L, Pizarro-Cerdá J. Peste noire, sélection naturelle et susceptibilité aux maladies auto-immunes ou auto-inflammatoires. Med Sci (Paris) 2023; 39; 331–3. [CrossRef] [EDP Sciences] [PubMed] [Google Scholar]
Liste des figures
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Figure 1. Échantillons provenant de trois cimetières londoniens. À gauche : vue partielle du site d’East Smithfield (Londres) où ont été enterrées les victimes de la peste en 1348 et 1349 ; à droite en haut : estimation de la population de Londres (en milliers d’habitants) entre 1000 et 1600, avec une forte expansion démographique au xiiie siècle suivie d’une chute brutale due à l’épidémie. À droite en bas : provenance (codes archéologiques), et datation des ossements analysés à Londres, l’étoile verte correspond à 42 individus décédés en 1348-1349 (extrait partiel et modifié de la figure 1 de [5]). |
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Figure 2. Fréquence allélique pour quatre locus impliqués dans l’immunité, avant, pendant et après l’épidémie de peste noire. En haut : coordonnées du variant sur le génome, et gène le plus proche. En rouge : données provenant de Londres, en bleu, du Danemark. On voit que la fréquence allélique des trois premiers variants (protecteurs) est plus faible chez les individus décédés durant l’épidémie et plus élevée chez les survivants et leurs descendants ; pour le quatrième (variant de susceptibilité) on observe l’effet inverse. Noter que l’effet de sélection (ou de contre-sélection) est important, avec une fréquence allélique pouvant varier d’un facteur deux (extrait partiel et modifié de la figure 2 de [5]). |
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