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Issue
Med Sci (Paris)
Volume 39, Number 4, Avril 2023
Page(s) 377 - 379
Section Repères
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/2023042
Published online 24 April 2023

© 2023 médecine/sciences – Inserm

Vignette (© DR).

« Les humanités en santé : histoire de cas » sont coordonnées par Claire Crignon, professeure d’histoire et de philosophie des sciences à l’université de Lorraine, qui a créé le master « humanités biomédicales » à Sorbonne université.

La catégorie de trouble dissociatif de l’identité (TDI) interroge la science médicale et fascine la culture populaire depuis presque 200 ans. Sa survenue chez les adolescents posent au moins deux nouvelles questions sur lesquelles se sont penchées les études sur la science et la philosophie embarquée : la notion d’autodiagnostic (reliée aux concepts de cyberchondrie et de maladie induite par les médias de masse) et la notion de maladie transitoire (reliée aux concepts d’effet de boucle et de revendication identitaire propre à l’adolescence). Dans une tentative de raffinement du modèle sociocognitif, nous analysons ici l’impact de ces notions dans la compréhension de la niche écologique locale dans laquelle survient le TDI contemporain de l’adolescent.

Le terme de trouble dissociatif de l’identité (TDI) apparaît pour la première fois dans la nosologie psychiatrique internationale en 1994, dans la quatrième version du manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (Diagnostic and Statistical Manual of mental disorders, DSM-IV) [1]. Cette entité clinique avait, cependant, déjà été présentée en psychiatrie sous le terme de trouble de la personnalité multiple [2].

Dans ce récit de cas, nous présentons l’histoire clinique d’une jeune fille de 15 ans présentant un TDI, qui a été hospitalisée dans notre unité pour une tentative de suicide dans un contexte de vécu traumatique durant son enfance. En consultation, elle nous révèle des attouchements sexuels de la part de son père, qui se sont produits sur plusieurs années jusqu’à ce qu’elle puisse s’apercevoir de la gravité de ces actes. Elle nous apprend que sa mère a subi également des violences verbales et physiques de la part de son époux.

Suite à une recrudescence des épisodes de reviviscence de ces événements, elle rapporte l’aggravation, depuis plusieurs mois, d’épisodes psychiques à type de déréalisation (c’est-à-dire de sensation de détachement de son environnement) et de dépersonnalisation (c’est-à-dire de sensation de détachement de son propre soi) ; l’association de ces deux types d’évènements renvoyant à des états de dissociation. Ces différents épisodes dissociatifs s’accompagnaient d’amnésies post-épisodiques.

Dès le premier entretien, elle nous rapporte la présence de nombreux alters, dont le nombre a augmenté au fil de son parcours de vie et de la répétition des évènements traumatiques, pour atteindre une vingtaine d’autres personnalités/identités. Elle accorde à chacun une fonction particulière et leur attribue des traits de personnalité spécifiques. Par exemple, certain alters seraient plus protecteurs, l’accompagnant dans ses moments de solitude (alter qu’elle nomme Lola) ; tandis que d’autres « porteraient » les abus sexuels (Rose), la culpabilité (notamment avec Karl, lorsqu’elle ingère de la nourriture), le besoin de se scarifier (Clara), ou encore la douceur et le calme (Jane). Tous ces alters se « présenteraient » successivement selon la coloration de ses états émotionnels (avec une notion de transition entre chaque identité).

Elle nous confie s’être tournée rapidement vers les réseaux sociaux pour trouver plus d’informations sur l’origine de ses manifestations. Sa question, pour autant, n’était pas tant celle du mécanisme sous-jacent à ses symptômes que son désir et sa volonté d’obtenir la labellisation « officielle » de son TDI par un professionnel de santé.

Ce cas « quasi prototypique » collige, à d’infimes variations près, la totalité des plaintes et symptômes observés chez plus d’une vingtaine d’adolescents et adolescentes accueillis dans notre service de pédopsychiatrie au cours de l’année 2022-2023.

Ces tableaux cliniques ne correspondent cependant pas aux descriptions du TDI de l’adulte rapportées dans les manuels de psychiatrie. Ils ne ressemblent en effet pas au TDI tel qu’il est décrit dans les classifications internationales que sont le DSM-IV ou le DSM-5. Ces tableaux relativement stéréotypés sont ceux de patients autodiagnostiqués, sans amnésie objective et avec de faibles niveaux de dissociation. Connaissant parfaitement les critères principaux du DSM-5, ces patients peuvent les réciter, sans avoir néanmoins conscience de la signification et du contenu des chapitres intitulés « caractéristiques diagnostiques », « caractéristiques associées » ou « développement et évolution » des classifications. Ils appartiennent, de près ou de loin, à une communauté virtuelle discutant, sur les réseaux sociaux, du TDI chez l’adolescent, guidée par des influenceuses en santé mentale.

Malgré tout, ces caractéristiques n’enlèvent en rien les symptômes de souffrance, de dissociation et d’anxiété vécus par ces patients. Leur recherche identitaire et leur désir de se réconcilier tant bien que mal avec leur ego principal (au sein de leur « système hôte », selon les termes de la communauté) apparaissent bien réels et ne peuvent souffrir d’un manque d’authenticité. La détresse évidente qu’ils expriment doit attirer l’attention du clinicien et rend nécessaire leur prise en charge sur le plan psychologique, voire psychiatrique. Quelle prise en charge diagnostique, pronostique et thérapeutique pourrait cependant leur offrir le soignant, en l’absence de cadre nosologique consensuel et en l’absence de modèle de compréhension univoque de leurs plaintes ?

Nous faisons l’hypothèse que le croisement des études sur la science et celles sur l’histoire de la clinique psychiatrique, intégrées au sein des travaux de philosophie contemporaine portant sur les catégories psychiatriques, pourraient fournir un début de réponse.

Il nous faut d’abord décrire le contexte de ce que d’aucuns pourraient présenter comme une sorte d’« épidémie » contemporaine de TDI chez les jeunes. L’augmentation récente de tels tableaux cliniques reflète, pour une part, une tendance actuelle de santé publique (associée à une fascination scientifique et populaire) qui survient au sein d’une niche écologique locale (au moins nationale) [34]. Le fait même de discuter du TDI dans la littérature scientifique intervient dans cette responsabilité écologique, puisque toute discussion (scientifique) sur le TDI structure un peu plus son écosystème local.

Cette tendance épidémiologique fait par ailleurs écho à plusieurs autres concepts décrits dans les études sur les sciences, en épistémologie et en sociologie. En effet, à la différence de l’ouvrage de l’épistémologue et philosophe des sciences canadien Ian Hacking, sur les personnalités multiples [2], qui concerne avant tout l’enjeu des sciences de la mémoire, la description actuelle du TDI de l’adolescent amène à se pencher sur d’autres schémas sociaux, citoyens et politiques : l’enjeu des fluctuations transitoires des maladies, la question de l’individuation et de l’identité en devenir chez l’adolescent, le désir d’acceptabilité et de suggestibilité sociales, l’étiquetage émotionnel ou la nécessité de narration du soi. Deux points saillants nous semblent dès lors importants à discuter.

Premièrement, la compréhension du TDI de l’adolescent requiert une connaissance précise des enjeux de l’autodiagnostic [5]. Les adolescents interrogent spontanément les sites d’information en ligne et s’instruisent, bon an mal an (car avec peu de discernement ou d’esprit critique), sur les réseaux sociaux avant de consulter un professionnel de santé pour confirmer leurs hypothèses. La haute prévalence actuelle des TDI de l’adolescent auto-diagnostiqués s’inscrit dans ce mouvement de « cyberchondrie », défini comme l’anxiété pour sa propre santé, poussant à gérer l’incertitude en consultant, de façon parfois compulsive, internet et les réseaux sociaux [67].

L’augmentation des cas de TDI de l’adolescent auto-diagnostiqués renvoie également aux études (cliniques et sociologiques) se penchant sur le rôle de la suggestibilité et des influenceurs en santé mentale, dont l’impact sur la demande de soin en psychiatrie de l’adolescent est loin d’être négligeable [89]. En cherchant à raffiner plutôt qu’à nous positionner dans les débats sur le modèle sociocognitif (qui étudie les interactions entre variables sociales et cognitives) [10], l’analyse des TDI des adolescents exacerbent la notion d’influence par les médias. La catégorie de TDI de l’adolescent pourrait ainsi être rapprochée de celle de maladie induite par les médias de masse (mass media-induced illness) [11].

Deuxièmement, pour comprendre le TDI tel qu’il est actuellement présenté par les jeunes, nous soulignons l’intérêt de se pencher sur la notion de « maladie transitoire » [12]. La prévalence du TDI de l’adolescent a en effet augmenté relativement rapidement dans les services de pédopsychiatrie. Au cours des deux derniers siècles, la catégorie de TDI (ou de « trouble de personnalité multiple ») a eu une histoire à rebondissements. Depuis les politiques publiques luttant contre les abus sur les enfants à l’ère victorienne, jusqu’aux enquêtes épidémiologiques des années 1970 et aux études neuroscientifiques des années 1990, en passant par les descriptions des aliénistes de la fin du xix e siècle, le TDI a constitué un syndrome protéiforme aux contours changeants, dont la prévalence a augmenté et diminué (voire disparu) au gré des conditions historiques et environnementales et des pressions culturelles et sociales [13].

En prenant comme exemple le trouble de personnalité multiple, Ian Hacking présentait ainsi une maladie transitoire comme une maladie caractérisée par des oscillations de fréquence sur un temps relativement long (par exemple, de plusieurs mois, années ou décennies) et qui comporte au moins quatre caractéristiques : la maladie transitoire se présente sous forme de comportements considérés comme déviants à une époque donnée ; elle s’inscrit dans une taxonomie préexistante, permettant de la reconnaître en tant que trouble « réel » ; elle apporte une libération de la souffrance pour la personne (ou du moins une mise en mot) ; et enfin, elle doit s’inscrire au sein d’une phase culturelle qui alloue une valeur particulière aux comportements qui y sont décrits (par exemple, la vérité de la mémoire ou la reconnaissance de l’identité).

En retour, sous la pression de cette émergence et par un phénomène d’effet de boucle, le regard des cliniciens évolue progressivement et apprend à reconnaître la souffrance de ces patients, en partie dissimulée sous la narration des identités multiples. En tant que maladie transitoire changeant le regard des cliniciens, le TDI renvoie à ce que l’anthropologue et psychiatre britannique Roland Littlewood a appelé une « pathologie de l’ouest » [14] : de la même manière que certains idiomes de détresse constituent une explication culturelle propre à une population donnée (par exemple, le Kufungisisa est l’explication culturelle que les Shona du Zimbabwe utilisent pour dire qu’ils « pensent trop » et exprimer leur dépression [15]), le TDI serait une condition teintée de la culture locale occidentale. Autrement dit, le TDI serait l’expression de la souffrance des patients manifestée au travers du prisme des représentations médicales et du dialecte nosographique actuels, sous forme de revendications identitaires multiples.

À partir de l’analyse de ces notions et de cette série de cas, nous pouvons conclure que penser la vague contemporaine de TDI comme le fait d’un nouveau cadre nosologique qui ne reflèterait que l’émergence de tableaux cliniques originaux, serait une erreur anhistorique. Ce serait méconnaître la profondeur historique du TDI. La question n’est donc pas tant celle de savoir si cette forme de TDI s’inscrit ou non au sein d’une nouvelle entité nosographique que de savoir si le TDI, une seule fois dans l’histoire de la psychologie et de la psychopathologie, a pu être considéré comme une catégorie immuable, naturelle, non culturelle, sans ancrage solide dans son temps. Et il semble que ce ne fut jamais le cas.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

Références

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