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Med Sci (Paris)
Volume 41, Octobre 2025
40 ans de médecine/sciences
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|---|---|---|
| Page(s) | 138 - 144 | |
| Section | Histoire, philosophie des sciences | |
| DOI | https://doi.org/10.1051/medsci/2025136 | |
| Published online | 10 October 2025 | |
Évolution des systèmes vivants
Une perspective PRC (persistance-résilience-compétition)
Evolution of living systems: a PRC (persistence-resilience-competition) perspective
Équipe pédagogique éthique, déontologie et intégrité scientifique (EPEDIS), Université Paris Cité, UFR des Sciences Fondamentales et Biomédicales, Paris France
Aussi loin que remontent mes souvenirs, les énigmes ont toujours exercé une attraction irrésistible sur moi, en raison du plaisir procuré lors de leur résolution. La recherche m’est apparue comme une forme de jeu de société où le plateau serait constitué des disciplines que je découvrais. La compréhension des systèmes vivants représente l’un des défis scientifiques majeurs du xxie siècle.
Mon parcours scientifique illustre cette évolution conceptuelle. En 1979, j’ai intégré le CNRS en biologie, malgré une formation initiale en mathématiques et en informatique et après avoir réalisé une thèse sur les calciprotéines. Cette transition s’est imposée comme une évidence, nourrie par la curiosité que j’éprouvais pour les phénomènes complexes des systèmes vivants. Mon premier défi a été de déchiffrer le rôle d’une petite protéine, la parvalbumine, très présente dans les muscles de poisson. Cette protéine qui lie le calcium se révéla impliquée dans la signalisation calcique intracellulaire, un fil rouge de ma carrière scientifique qui s’est poursuivie aux croisements de la biochimie, de la microbiologie, de la génomique et des biotechnologies.
À cette étape de mon parcours professionnel, une vision intégrative, au-delà des approches réductionnistes qui ont longtemps dominé la biologie, me paraît essentielle pour appréhender les mécanismes complexes qui régissent l’adaptation et l’évolution des organismes [1]. Cet article, que je rédige à l’occasion des 40 ans d’existence de médecine/science, me fournit l’opportunité d’exposer une conceptualisation des organismes vivants comme des systèmes dynamiques en constante évolution, caractérisés par leur capacité à maintenir leur intégrité tout en s’adaptant aux modifications environnementales. L’analyse s’articule autour de trois mécanismes fondamentaux et interdépendants, qui s’inscrivent dans un cadre conceptuel désigné sous l’acronyme PRC (persistance-résilience-compétition), offrant une grille de lecture pour comprendre comment les organismes persistent face aux changements, se réorganisent après des perturbations et innovent sous la pression environnementale.
Les fondements conceptuels du modèle PRC
La réplication et la transmission : au-delà de la simple copie génétique
La réplication constitue le socle fondamental des systèmes vivants, mais elle dépasse largement la simple copie de l’information génétique. La transmission d’information entre générations implique plusieurs mécanismes interdépendants qui enrichissent considérablement le potentiel évolutif des organismes :
La diversité des mécanismes mutationnels : au-delà des mutations ponctuelles, les génomes sont façonnés par des transpositions (déplacements de segments d’ADN), des duplications de gènes, des recombinaisons chromosomiques, et des transferts horizontaux de gènes. Ces mécanismes engendrent des variations structurelles significatives, permettant des sauts évolutifs plus importants que les simples substitutions nucléotidiques [2].
La transmission de l’information non génétique : les organismes transmettent également des informations via des mécanismes épigénétiques (modifications chimiques de l’ADN et des histones, ARN non codant, etc.) qui modulent l’expression génique sans altérer la séquence d’ADN. Ces marques épigénétiques, parfois héritables sur plusieurs générations, permettent une adaptation plus rapide aux conditions environnementales [3].
Le patrimoine culturel et l’apprentissage social : chez de nombreuses espèces, particulièrement chez les mammifères sociaux, la transmission culturelle constitue un vecteur d’information critique pour l’adaptation. Cette dimension, longtemps considérée comme exclusivement humaine, s’observe également chez de nombreuses espèces animales, des cétacés aux primates [4].
L’analyse de ces mécanismes révèle l’importance des processus nonlinéaires dans l’évolution. Les duplications géniques, par exemple, créent des copies redondantes qui peuvent ensuite diverger fonctionnellement, générant ainsi de nouvelles fonctions biochimiques sans compromettre les fonctions originelles. C’est par ce mécanisme que les familles de globines ou d’immunoglobulines se sont diversifiées au cours de l’évolution des vertébrés [5].
La xénobiologie1 nous permet d’explorer des voies évolutives alternatives, des uchronies biologiques qui auraient pu émerger si certains paramètres avaient été différents [6]. En manipulant les fondements moléculaires de la vie (bases nucléiques alternatives, acides aminés non standards), cette discipline nous aide à comprendre les contraintes et les contingences qui ont façonné l’évolution biologique sur Terre, tout en ouvrant des perspectives sur des biologies alternatives potentielles.
La reproduction : autopoïèse et maintien de structures fonctionnelles
La reproduction dépasse la simple duplication d’information pour englober le maintien de structures autopoïétiques. Le concept d’autopoïèse, développé par Maturana et Varela2 [7], définit les organismes vivants comme des systèmes qui régénèrent continuellement les composants qui les constituent. Deux dimensions clés caractérisent ces systèmes :
L’autopoïèse : les organismes vivants sont des systèmes qui produisent continuellement les composants et processus nécessaires à leur propre maintien. Cette boucle récursive d’auto-production définit l’autonomie fondamentale du vivant et établit une frontière dynamique entre l’organisme et son environnement.
L’énaction : développée également par Varela, cette approche considère que la cognition émerge de l’interaction dynamique entre un organisme et son environnement [8]. L’organisme ne se contente pas de répondre passivement à des stimuli externes ; il construit activement son monde perceptif à travers ses actions et sa structure biologique.
Ces concepts enrichissent considérablement notre compréhension de la robustesse des systèmes vivants, qui repose sur :
L’homéostasie cybernétique : le maintien de paramètres physiologiques dans des limites compatibles avec la vie s’appuie sur des mécanismes de rétroaction négative et positive, conceptualisés par Wiener3 dans sa théorie cybernétique [9]. Ces boucles de causalité circulaire permettent aux organismes d’anticiper et de compenser les perturbations avant qu’elles ne compromettent l’intégrité du système.
La redondance fonctionnelle : les systèmes biologiques présentent souvent des éléments structurellement différents mais fonctionnellement similaires, permettant ainsi de maintenir les fonctions essentielles même en cas de défaillance d’un composant. Cette propriété, observée du niveau moléculaire jusqu’aux organes, contribue significativement à la robustesse des systèmes vivants [10].
Ces mécanismes confèrent aux organismes une robustesse structurelle et fonctionnelle essentielle à leur survie dans des environnements changeants. Dans les systèmes multicellulaires complexes, cette robustesse s’exprime également par la différenciation cellulaire et la spécialisation tissulaire, permettant une division du travail optimale [11].
Par exemple, la régulation de la température corporelle chez les mammifères illustre parfaitement cette causalité circulaire des capteurs thermosensibles détectent les écarts par rapport à la valeur de consigne, déclenchant des mécanismes compensatoires (transpiration, frissons, vasoconstriction) qui maintiennent l’homéostasie thermique.
1. Concepts clés pour comprendre les systèmes vivants
Autopoïèse (Maturana et Varela) : propriété d’un système à se produire lui-même, en permanence et en interaction avec son environnement, et à maintenir son organisation malgré le changement continuel de ses composants.
Énaction (Varela) : approche selon laquelle la cognition émerge de l’interaction dynamique entre un organisme et son environnement. L’organisme construit activement son monde perceptif à travers ses actions et sa structure biologique.
Cybernétique et causalité circulaire (Wiener) : étude des mécanismes de régulation et de communication dans les systèmes complexes, où les effets rétroagissent sur leurs causes, créant des boucles de rétroaction qui maintiennent la stabilité dynamique du système.
Uchronie : ce mot désigne un genre littéraire ou cinématographique qui imagine un monde où l’histoire a pris un cours différent en modifiant un événement passé, permettant d’explorer des réalités alternatives basées sur cette modification.
Xénobiologie et uchronie biologique : exploration de systèmes biologiques alternatifs fondés sur une biochimie différente de celle qui a émergé sur Terre, permettant d’étudier les trajectoires évolutives qui auraient pu se réaliser dans d’autres conditions initiales ou sous d’autres contraintes.
La gestion des solutions latentes : potentiel d’innovation adaptative
Les solutions latentes représentent un réservoir d’adaptations potentielles, mobilisables en réponse à des pressions environnementales. Ces variations génétiques ou épigénétiques, initialement neutres ou silencieuses, peuvent être activées dans des contextes spécifiques pour générer des phénotypes adaptatifs.
L’émergence des résistances antimicrobiennes illustre parfaitement ce mécanisme. Des mutations préexistantes dans les populations bactériennes, sans effet apparent en l’absence d’antibiotiques, confèrent un avantage sélectif déterminant lorsque ces antibiotiques sont introduits dans l’environnement [12]. De même, la production de métabolites secondaires chez certains végétaux en réponse à des stress biotiques démontre comment des gènes silencieux peuvent être activés pour générer de nouvelles défenses.
La plasticité phénotypique, c’est-à-dire la capacité d’un génotype à produire différents phénotypes selon les conditions environnementales, constitue une expression particulièrement intéressante des solutions latentes. Elle permet une réponse rapide aux changements environnementaux sans nécessiter de modifications génétiques immédiates, créant ainsi un pont entre l’adaptation individuelle et l’évolution à long terme [1].
La démarche intellectuelle vers une solution et le plaisir immense que l’on ressent lorsqu’on trouve une réponse à une question ouverte, processus qui m’excitait tant lorsque j’étais chercheur, s’applique parfaitement à l’étude des solutions latentes, ces innovations potentielles qui attendent d’être découvertes et utilisées.
La dynamique PRC : un cadre intégratif pour l’analyse des systèmes vivants
Le modèle persistance-résilience-compétition (PRC) permet d’intégrer ces trois mécanismes dans un cadre dynamique et cohérent. Cette approche conceptuelle offre une grille d’analyse applicable à différentes échelles biologiques, des molécules aux écosystèmes.
La persistance : stabilité dynamique face aux fluctuations
La persistance caractérise la capacité des systèmes vivants à maintenir leur cohérence structurelle et fonctionnelle malgré les variations environnementales. Ce concept s’inscrit parfaitement dans le cadre de la cybernétique de Wiener, où la stabilité émerge des boucles de rétroaction et de la causalité circulaire [9]. Cette persistance illustre des mécanismes tels que :
L’homéostasie physiologique au niveau cellulaire et organismique.
La stabilité des populations face aux fluctuations démographiques.
L’analyse des mécanismes moléculaires régulant l’homéostasie calcique intracellulaire illustre la complexité des systèmes de rétroaction impliqués dans la persistance. La parvalbumine, une protéine qui lie le calcium, présente dans les muscles rapides, participe à cette régulation fine en modulant la concentration cytosolique de calcium lors des contractions musculaires [13]. La persistance doit être comprise comme une propriété émergente des systèmes autopoïétiques, qui maintiennent activement leur organisation malgré le flux constant de matière et d’énergie qui les traverse. Cette vision dynamique contraste avec la conception statique de la stabilité et souligne la nature fondamentalement procédurale du vivant.
La résilience : réorganisation adaptative post-perturbation
La résilience désigne la capacité des systèmes vivants à se réorganiser après une perturbation significative. Cette propriété s’inscrit dans la continuité du concept d’énaction de Varela, selon lequel l’organisme et son environnement se co-déterminent mutuellement [8]. La résilience repose entre autres sur :
des mécanismes de réparation moléculaire (ADN, protéines) ;
des processus de régénération cellulaire et tissulaire ;
des stratégies de réorganisation écologique après des stress environnementaux.
La résilience s’observe à toutes les échelles biologiques, des mécanismes cellulaires de réparation de l’ADN jusqu’à la régénération des écosystèmes forestiers après des incendies. Elle repose fondamentalement sur la plasticité des systèmes vivants et leur capacité à mobiliser des voies alternatives pour maintenir leurs fonctions essentielles.
Des arbres qui repoussent après un incendie, recréant ainsi une forêt, illustrent cette idée, tout comme un organisme vivant qui ajuste ses processus métaboliques face à un stress prolongé, tel qu’une carence alimentaire ou une infection. Cette capacité de réorganisation n’est pas simplement réactive ; elle implique une reconfiguration active pouvant mener à de nouvelles trajectoires développementales ou évolutives.
La compétition : moteur d’innovation adaptative
La compétition agit comme un moteur d’innovation en exerçant des pressions sélectives qui favorisent l’émergence de nouvelles stratégies adaptatives. Ce processus prend diverses formes :
la compétition interspécifique pour les ressources limitées ;
la coévolution hôte-pathogène stimulant l’innovation immunitaire, une forme de compétition entre l’hôte et son parasite visant à éviter la mort de l’hôte ;
la pression sélective favorisant l’émergence de nouveaux traits phénotypiques.
Paradoxalement, la compétition engendre également des comportements coopératifs dans certains contextes, comme l’illustre la théorie endosymbiotique de Margulis4 expliquant l’origine des organites cellulaires [14]. Cette dualité compétition-coopération constitue un moteur essentiel de l’innovation biologique. Elle s’explique par une compétition qui s’exerce à un niveau de complexité supérieur (les groupes sociaux, par exemple) et qui entraîne des formes de solidarité au niveau des individus.
Cela me rappelle une recommandation faite très tôt par mon directeur de thèse, Jean-François Pechère : « Si une question attire trop de chercheurs, change de question ». Dans la nature, les organismes explorent constamment de nouvelles niches pour échapper à la compétition directe, entraînant ainsi une diversification adaptative [15].
La compétition doit être comprise dans le cadre plus large des interactions écologiques, où l’adaptation évolutive émerge non pas de l’optimisation d’un seul trait, mais de compromis entre différentes pressions sélectives parfois contradictoires. Cette vision complexe de la sélection naturelle s’éloigne d’une conception trop simple de la « survie du plus apte » pour embrasser la richesse des dynamiques coévolutives.
Les applications du modèle PRC aux défis contemporains
Le cadre conceptuel PRC offre des perspectives analytiques pertinentes pour aborder des problématiques biomédicales et écologiques actuelles.
Les résistances antimicrobiennes : lecture PRC et exploration des voies alternatives
L’émergence des résistances antimicrobiennes peut être analysée comme l’activation de solutions latentes (mutations préexistantes) sous pression sélective (antibiotiques), permettant la persistance des populations bactériennes. Cette perspective éclaire les stratégies thérapeutiques visant à limiter ce phénomène, notamment :
l’utilisation séquentielle d’antibiotiques pour éviter la sélection de résistances croisées ;
le développement d’inhibiteurs de mécanismes de résistance ciblant la résilience bactérienne ;
l’exploration de thérapies combinatoires modulant la compétition entre souches résistantes et sensibles, ou encore l’utilisation de la phagothérapie.
Les bactéries résistantes aux antibiotiques exploitent des mutations latentes pour survivre dans des conditions extrêmes, transformant ainsi un défi en opportunité. Cette dynamique est parfaitement illustrée par le modèle PRC, où la pression sélective des antibiotiques révèle et favorise des solutions adaptatives préexistantes.
La xénobiologie offre ici des perspectives intéressantes, en explorant des voies biochimiques alternatives qui pourraient contourner les mécanismes de résistance existants. Par exemple, le développement d’antibiotiques incorporant des acides aminés non standards pourrait déjouer les systèmes de reconnaissance et de résistance bactériens, ouvrant ainsi de nouvelles voies thérapeutiques [16]. Cependant, cette nouvelle technologie n’est pas sans conséquences au niveau biosécuritaire comme le souligne un récent appel issu de plusieurs personnalités scientifiques, paru récemment dans la revue Science5, qui invite à un débat mondial sur les risques encourus par le développement de la biologie « miroir »6.
2. Glossaire du modèle PRC
Persistance : capacité d’un système biologique à maintenir son intégrité structurelle et fonctionnelle malgré les fluctuations environnementales, à travers des mécanismes cybernétiques d’homéostasie et d’autopoïèse.
Résilience : aptitude d’un système biologique à se réorganiser après une perturbation significative tout en conservant ses fonctions essentielles, impliquant des mécanismes de réparation et d’adaptation qui reflètent la nature énactive des interactions organisme-environnement.
Compétition : interactions sélectives qui stimulent l’innovation adaptative, conduisant à l’émergence de nouvelles stratégies de survie et, paradoxalement, à des comportements coopératifs dans certains contextes, illustrant la complexité des dynamiques coévolutives. Solutions latentes : réservoir de variations génétiques, épigénétiques ou culturelles initialement neutres ou silencieuses, mobilisables en réponse à des pressions environnementales spécifiques pour générer des phénotypes adaptatifs innovants.
La progression tumorale : dynamique PRC et hétérogénéité intra-tumorale
L’hétérogénéité intra-tumorale, défi majeur en oncologie, peut être conceptualisée selon le modèle PRC. Les sous-populations cellulaires tumorales manifestent :
une persistance accrue face aux thérapies (par quiescence cellulaire) ;
une résilience remarquable (via la plasticité phénotypique, et la reprogrammation métabolique) ;
une compétition dynamique favorisant l’émergence de clones résistants.
Cette analyse suggère des approches thérapeutiques ciblant spécifiquement ces différentes dimensions, comme l’utilisation séquentielle de traitements pour exploiter les compromis évolutifs entre résistance et « fitness » (aptitude dans un contexte donné) [17].
La progression tumorale illustre parfaitement l’importance des mécanismes épigénétiques dans l’adaptation. Les cellules cancéreuses modifient leur profil épigénétique en réponse aux thérapies, activant des programmes transcriptionnels alternatifs qui leur permettent de survivre malgré l’hostilité de leur environnement. Cette plasticité épigénétique constitue un défi thérapeutique majeur, mais offre également des cibles potentielles pour de nouvelles interventions [18].
L’adaptation au changement climatique : réponses écosystémiques
Les écosystèmes confrontés au changement climatique illustrent aussi la dynamique PRC à l’échelle écologique :
la persistance de systèmes fonctionnels malgré les modifications environnementales ;
la résilience écologique après des événements climatiques extrêmes ;
la compétition entre espèces natives et invasives dans des niches écologiques perturbées.
La modélisation de ces réponses écosystémiques selon le cadre PRC pourrait améliorer notre capacité à prédire les trajectoires adaptatives des communautés biologiques face au changement climatique et à développer des stratégies de conservation appropriées.
Les écosystèmes peuvent être envisagés comme des systèmes autopoïétiques à grande échelle, où les interactions entre espèces maintiennent l’intégrité fonctionnelle du système malgré le renouvellement constant des individus et les perturbations environnementales. Cette conception systémique des écosystèmes, inspirée de la théorie de Gaia7 de Lovelock, offre un cadre pertinent pour comprendre les mécanismes de régulation à l’échelle planétaire [19].
Vers une biologie prédictive intégrant l’uchronie
Ce cadre PRC ne se limite pas à expliquer des mécanismes évolutifs passés. Il ouvre des perspectives pour une biologie véritablement prédictive, enrichie par l’exploration des voies évolutives alternatives. La xénobiologie, en étudiant des systèmes biologiques, fondés sur une biochimie différente de celle qui a émergé sur Terre, nous permet d’explorer des uchronies biologiques c’est-à-dire ces histoires alternatives qui auraient pu se déployer si certains paramètres fondamentaux avaient été différents [6].
Cette exploration des mondes biologiques possibles mais non réalisés enrichit considérablement notre compréhension des contraintes et des contingences qui ont façonné l’évolution sur notre planète. En comprenant ce qui aurait pu être, mais ne s’est pas produit, nous affinons notre appréhension de ce qui s’est effectivement réalisé.
En étudiant comment persistance, résilience et compétition interagissent, nous pouvons mieux comprendre des processus aussi divers que l’émergence des résistances antimicrobiennes, la progression des cancers ou l’adaptation des écosystèmes face au changement climatique.
Les applications potentielles sont immenses : développer de nouveaux traitements en exploitant la plasticité des cellules cancéreuses, anticiper les mutations qui pourraient rendre un virus plus dangereux, ou encore concevoir des modèles mathématiques pour prédire l’adaptation d’une population à un stress environnemental.
Envisagez l’avenir : et si nous pouvions anticiper les réponses évolutives des organismes face aux défis ? Et si nous pouvions utiliser ces principes pour concevoir de nouveaux traitements ou préserver la biodiversité ? Le cadre PRC ne se contente pas d’expliquer la vie : il invite à la réinventer.
De la curiosité individuelle à la responsabilité collective
Ma trajectoire, du plaisir individuel de résoudre des énigmes scientifiques à une réflexion sur l’intégrité et la responsabilité en recherche, reflète une évolution de ma vision de la science. Avec le temps, ma démarche a évolué. Ce n’est que tardivement que je me suis interrogé sur l’importance des problèmes eux-mêmes. En 2016, cette réflexion m’a conduit à m’intéresser de près aux questions éthiques en recherche, et notamment à l’intégrité scientifique, à la suite du rapport Corvol et de mon expérience, entre autres, comme délégué scientifique à l’AERES.
Cette prise de conscience tardive a éclairé certains de mes choix passés, y compris mon rôle en tant que directeur d’équipe et de laboratoire. J’ai réalisé que je n’avais jamais vraiment accordé une attention suffisante à l’importance intrinsèque des questions que nous abordions. Je me focalisais davantage sur la transmission des méthodes et des processus de recherche, plutôt que sur la nécessité de définir des thèmes fondamentaux et de créer une véritable école de pensée autour de ces thèmes.
Aujourd’hui, je comprends que ma trajectoire est marquée par cette tension entre le plaisir individuel de la résolution d’énigmes et la responsabilité collective de définir des priorités pour la recherche. Cette double perspective m’a permis de trouver un nouvel équilibre, où le plaisir du jeu coexiste avec une réflexion éthique sur la finalité de nos travaux.
Les concepts d’autopoïèse et d’énaction nous rappellent que les chercheurs ne sont pas des observateurs détachés de leur objet d’étude, mais participent activement à la construction des connaissances. Cette vision constructiviste de la science souligne notre responsabilité dans l’orientation des recherches et l’interprétation des résultats.
Conclusion et perspectives
Le modèle PRC (persistance-résilience-compétition), inspiré par les concepts d’autopoïèse, d’énaction, de cybernétique et de biologie des systèmes, offre un cadre conceptuel intégratif pour analyser la dynamique des systèmes vivants à différentes échelles. Cette approche permet d’appréhender aussi bien les processus évolutifs historiques que les défis biologiques contemporains, en intégrant les dimensions moléculaires, cellulaires, organismiques et écologiques dans une perspective cohérente.
Au-delà de sa valeur heuristique, ce cadre conceptuel soulève des questions fondamentales sur l’équilibre entre stabilité et changement dans les systèmes biologiques. Comment les organismes arbitrent-ils entre persistance et innovation ? Quels mécanismes moléculaires et cellulaires régulent cet équilibre dynamique ? Dans quelle mesure ces principes peuvent-ils être appliqués pour développer des interventions biomédicales ou des stratégies de conservation de la biodiversité plus efficaces ?
Ces questions ouvrent des perspectives de recherche transdisciplinaires, à l’interface entre biologie moléculaire, médecine, écologie et sciences computationnelles. Elles invitent également à une réflexion éthique sur notre responsabilité dans l’orientation de ces trajectoires évolutives, particulièrement dans un contexte d’anthropisation croissante de la biosphère.
La vision PRC offre une nouvelle façon de concevoir l’évolution, non comme une simple progression linéaire, mais comme une danse complexe entre stabilité, adaptation et innovation, influencée par des mécanismes de transmission d’information variés et gouvernée par des principes cybernétiques de causalité circulaire. Ce cadre, à la fois rigoureux et intuitif, peut fournir aux étudiants et chercheurs les outils pour explorer des questions fondamentales sur la vie et ses transformations, tout en les invitant à considérer les chemins non empruntés par l’évolution biologique terrestre.
Remerciements
Je remercie mes relectrices et relecteurs qui ne m’ont pas demandé à cosigner cet article.
Liens d’intérêt
L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
Francisco Javier Varela (1946-2001) est un neurobiologiste chilien qui a fait évoluer les sciences cognitives en les ancrant dans les sciences du vivant. Avec Humberto Maturana (1926-2021), biologiste, cybernéticien et philosophe chilien, il souligne les capacités d’auto-organisation du vivant avec le concept d’autopoïèse (ndlr).
Lynn Margulis (1938-2011) est une microbiologiste américaine, professeure à l’université du Massachusetts. Elle est connue pour avoir présenté, dans les années 1960, sa théorie endosymbiotique qui propose que les cellules eucaryotes seraient le résultat d’une suite d’associations symbiotiques avec différents procaryotes. Elle est également, avec le scientifique britannique James Lovelock, coautrice de l’hypothèse Gaïa qu’elle a ensuite approfondie pour créer les théories Gaïa (ndlr).
Celle-ci a tout d’abord été décrite en tant qu’hypothèse (hypothèse Gaïa) par James Lovelock (1919-2022), chimiste britannique, et Lynn Margulis. Elle soutient que les composants atmosphérique, hydrosphérique et lithosphérique de la Terre sont régulés autour de points homéostatiques, mais que ces points changent au cours du temps (ndlr).
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Jacques Haïech
Membre du comité éditorial depuis 2009.
Le parcours de Jacques Haiech débute en 1973 à l’ENS Paris-Saclay dans la section mathématiques/informatique. Jacques Haiech élargit ensuite son domaine d’expertise en se rendant à Montpellier pour suivre un cursus en biologie. Jacques Haiech réalise une thèse en biologie qui prend la forme d’un compagnonnage pour aller chercher dans différents laboratoires les techniques nécessaires (Oxford, Institut Pasteur et Nice). Ces travaux posent les fondements de ses recherches futures sur le signal calcique intracellulaire. En 1980, Jacques Haiech rejoint le National Cancer Institute au NIH après avoir été recruté par le CNRS. De retour à Montpellier en 1981, Jacques Haiech fonde son équipe au CRBM afin de comprendre le signal calcium depuis les protéines jusqu’aux organes, tout en intégrant les premiers outils d’intelligence artificielle. En 1987, Jacques Haiech se rend à Marseille pour piloter la plateforme nationale de production de bactéries et de protéines recombinantes et la mise en place d’une plateforme automatisée de séquençage, participant ainsi au projet européen de séquençage de Bacillus subtilis. En 1997, Jacques Haiech s’installe à Strasbourg pour intégrer la faculté de Pharmacie et rejoindre l’ESBS (École supérieure de Biotechnologie de Strasbourg) pour construire la première plateforme de criblage académique. Parallèlement, Jacques Haiech s’implique dans l’administration scientifique, avant de se consacrer à l’enseignement de l’intégrité scientifique à l’Université Paris-Cité, à partir de son départ à la retraite en 2018.
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