Free Access
Issue
Med Sci (Paris)
Volume 41, Octobre 2025
40 ans de médecine/sciences
Page(s) 145 - 150
Section Histoire, philosophie des sciences
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/2025114
Published online 10 October 2025

Le thème du « retour de l’organisme » fait l’objet de nombreuses réflexions en biologie de l’évolution [1-3]. L’enjeu est alors de souligner que les systèmes biologiques ne sont pas seulement des porteurs de gènes, et qu’ils peuvent intervenir activement dans les dynamiques évolutives. Le présent article vise à soutenir qu’un retour de l’organisme est également à l’œuvre, quoique de façon encore non explicite, dans les études sur l’hérédité. Notre ambition est plus précisément de montrer qu’après une éclipse de l’organisme au xxe siècle, et le discrédit connexe de la thèse de l’hérédité des caractères acquis, le corps entier opère un retour manifeste dans les travaux relatifs à la transmission des caractères. Nous reviendrons, dans notre analyse, sur la façon dont les premières théories de l’hérédité ont relégué l’organisme au second plan, avant de décrire les modalités de sa réhabilitation dans les études du XXIe siècle. Enfin, nous affirmerons que la réintroduction de l’organisme dans les recherches sur l’hérédité est propice à l’élaboration d’une nouvelle forme de pangenèse, et à une reconsidération des théories de la génération, dans lesquelles la formation et la transmission des caractères relèvent d’un seul et même processus.

De la pangenèse darwinienne à l’exclusion du soma dans la transmission des caractères

Les historiens affirment que le développement d’une pensée scientifique sur la transmission des caractères est relativement récent. Alors que l’on observe depuis l’Antiquité que les enfants ont tendance à ressembler à leurs parents et que quelques traits remarquables caractérisent certaines familles, il faut en effet attendre le XIXe siècle pour que l’hérédité soit appréhendée comme une cause particulière devant être étudiée en tant que telle [4]. Avant cela, on ne parle pas d’hérédité biologique1, mais de génération.

Les théories de la génération cherchent à expliquer comment se forme un nouvel individu. Elles envisagent la production d’un être vivant comme un événement unique, causé par des facteurs hétérogènes et contingents pouvant être à la fois internes et externes : les semences parentales, l’imagination de la mère, celle du père, la température, l’influence des partenaires précédents de la mère, la lactation, etc. ([5], p. 13). Dans ce cadre, la transmission des caractères fait partie d’un processus qui inclut la reproduction et le développement. Elle n’est « pas séparée des contingences de la conception, de la grossesse, du développement embryonnaire, de l’accouchement et de la lactation » ([6], p. 3). Le corps entier des parents est impliqué dans la génération des petits. Enfin, la transmission de l’acquis relève de l’évidence.

Au XIXe siècle, les premiers travaux théoriques sur l’hérédité étudient la façon dont les traits propres aux parents, en plus de ceux communs à tous les membres de l’espèce, se transmettent de génération en génération, souvent de façon irrégulière. Pour cela, ils s’appuient sur des données produites en médecine, en agriculture et en anthropologie2. Figurant parmi les premiers théoriciens de l’hérédité, Charles Darwin (1809-1882) élabore l’hypothèse provisoire de la pangenèse. Réhabilitant un terme qui appartient à la médecine d’Hippocrate et qui désigne une génération à partir d’un tout, le naturaliste soutient que les parties du corps des parents, et en particulier les cellules, expulsent tout au long de la vie des fragments d’elles-mêmes, des gemmules, qui s’agrègent dans les organes sexuels à l’origine de la formation des petits. L’hypothèse de Darwin reprend des éléments de la théorie cellulaire, même si elle n’en respecte pas tous les postulats3. Elle est relativement proche des théories de la génération du XVIIIe siècle, et les gemmules darwiniennes ressemblent d’ailleurs étrangement aux « molécules organiques » conjecturées par Buffon (1707-1788)4. Comme les théories de la génération, l’hypothèse de la pangenèse situe l’organisme au cœur de la dynamique héréditaire.

Dans un cas comme dans l’autre, c’est le corps entier des parents qui produit le rejeton : « Je suppose que les cellules, avant leur conversion en matériaux formés et complètement passifs, émettent de petits grains ou atomes, qui circulent librement dans tout le système, et lorsqu’ils reçoivent une nutrition suffisante, se multiplient par division, et se développent ultérieurement en cellules semblables à celles dont ils dérivent. Pour être plus clair, nous pourrions appeler ces grains des gemmules cellulaires, ou, puisque la théorie cellulaire n’est pas complètement établie, simplement des gemmules. Nous supposons qu’elles sont transmises par les parents à leurs descendants (…). On suppose que les gemmules sont émises par chaque cellule ou unité, non seulement pendant l’état adulte, mais aussi pendant tous les états du développement. (…) Donc à strictement parler, ce ne sont pas les éléments reproducteurs, ni les bourgeons qui engendrent les nouveaux organismes, mais les cellules ou unités même du corps entier. » [8]. Pour autant, les idées darwiniennes sont bientôt contestées. Selon Francis Galton5, autre pionnier en matière de réflexion sur la transmission des caractères, l’hérédité ne se joue absolument pas dans le corps. Les enfants ne sont pas directement créés par les parties des parents mais par des germes (stirpe), qui occupent un volume inférieur à celui d’une tête d’épingle, sont transmis de génération en génération et sont imperméables aux événements qui marquent la vie des individus [9]. Aussi Galton affirme-t-il que le « vrai lien héréditaire relie (…), non le parent à l’enfant, mais les éléments primaires des deux, tels qu’ils existaient dans les œufs nouvellement fécondés à partir desquels ils se sont respectivement développés »([10], p. 400). Dans une veine similaire, August Weismann6 soutient que l’hérédité est une affaire de germe (germen), et que ce germe est clairement distinct du corps (soma) [11]. Pour le biologiste, la transmission des caractères repose sur la continuité du plasma germinatif, un élément qui n’est pas influencé par les modifications corporelles des parents. Ainsi, les travaux de Galton et de Weismann distinguent clairement les processus d’hérédité et les processus de développement7. Ils séparent le destin du corps de celui des cellules germinales qui sont impliquées dans la reproduction et dans la transmission des caractères. En cela, ces travaux paraissent sonner le glas des théories de la génération.

La génétique, ou la confirmation de l’hérédité localisée

La génétique mendélienne et la théorie de l’hérédité qui lui est associée viennent confirmer l’idée selon laquelle les parents n’engendrent pas directement des enfants, et celle, connexe, d’une hérédité localisée. Le botaniste danois Wilhelm Johannsen (1857-1927), qui est l’un des fondateurs de la discipline, considère que la thèse d’une transmission directe des traits parentaux (transmission-conception), relève d’une grande naïveté et n’a pas sa place dans les travaux scientifiques : « La vue selon laquelle l’hérédité naturelle est réalisée par un acte de transmission, à savoir la transmission des qualités personnelles des parents (ou des ancêtres) à la descendance, est la conception la plus naïve et la plus ancienne de l’hérédité. On la trouve clairement développée par Hippocrate, qui suggérait que les différentes parties du corps peuvent produire des substances qui se rejoignent dans les organes sexuels, où la matière reproductive est formée. L’hypothèse de la « pangenèse » est sur ce point très cohérente avec la vue hippocratique, les qualités personnelles du parent ou de l’ancêtre en question étant l’héritage » ([12], p. 129).

Selon la conception génotypique (genotype-conception) défendue par Johannsen, les parents ne transmettent pas directement les parties de leurs corps à leurs enfants, mais ils leur lèguent un ensemble de déterminants développementaux. Et si les seconds ressemblent aux premiers, c’est tout simplement parce qu’ils sont porteurs du même ensemble de déterminants : « Les qualités personnelles de tout organisme individuel ne causent pas du tout les qualités de son descendant ; mais les qualités de l’ancêtre et du descendant sont toutes deux de la même manière, déterminées par la nature des « substances sexuelles » - c’est-à-dire les gamètes, à partir desquels elles se sont développées. Les qualités personnelles sont donc les réactions des gamètes qui se rejoignent pour former un zygote, mais la nature du gamète n’est pas déterminée par les qualités personnelles des parents ou ancêtres en question. » ([12], p. 130).

Dans le cadre théorique de la génétique mendélienne, l’hérédité est décrite comme « la présence de gènes identiques chez les ancêtres et les descendants » [12]. Elle est véhiculée par des entités particulières, des gènes. Ces gènes constituent des génotypes, et ils causent des phénotypes, des traits observables et mesurables chez les parents et les enfants. Initialement, les gènes sont des entités théoriques qui ne sont connues que par leurs effets ; leur présence est inférée à partir de celle des traits différentiels (variations) auxquels ils sont associés. Et la question de la nature matérielle du gène ne paraît pas fondamentale comme le révèlent, entre autres, l’analyse de Johannsen dans les années 1910, mais aussi le discours du généticien américain Thomas Hunt Morgan (1866-1945), père de la théorie chromosomique de l’hérédité, lorsqu’il reçoit le prix Nobel au début des années 1930 ([13], p. 26). Néanmoins, les unités d’hérédité sont très tôt situées dans les noyaux cellulaires, dans la continuité des conjectures élaborées à la fin du XIXe siècle, Weismann ayant alors déjà supposé que l’hérédité est portée par des particules discrètes situées sur les chromosomes.

La thèse d’une hérédité localisée est renforcée par le divorce disciplinaire qui s’opère, au début du xxe siècle, entre la génétique, science de la transmission des caractères, et l’embryologie, science de leur développement. Ce divorce est purement méthodologique, dans la mesure où des processus physiologiques, par exemple la méiose, sont nécessaires pour que les lois de Mendel soient réalisées. Autrement dit, « d’un point de vue physique il est fictif de dissocier de manière franche les phénomènes de développement, de reproduction, et d’hérédité » ([7], p. 305). Cependant, le divorce entre génétique et embryologie permet de développer une science des ressemblances qui ne s’encombre pas d’une explication de la formation des traits ([13], p. 23)8. Il s’appuie sur l’idée qu’il n’est pas nécessaire de comprendre « la relation entre les phénotypes et les génotypes » pour rendre compte de l’hérédité ([14], p. 10), et amène à penser que tout ce qui se passe à l’échelle spatiale de l’organisme, et à l’échelle temporelle du développement, n’est pas pertinent pour qui veut étudier la transmission des caractères.

Le mouvement de localisation de l’hérédité dans les noyaux des gamètes semble parachevé à la faveur de la matérialisation des gènes. Après le succès relatif de la théorie enzymatique stipulant que les gènes sont des protéines, les unités d’hérédité finissent par être assimilées à des portions d’ADN nucléaire à partir des années 1940-1950 ([13], p. 28). Et si les découvertes établies en biologie moléculaire – distinction entre gène régulateur et gène structurel, épissage alternatif, double sens de lecture de l’ADN, etc. – ont montré l’impossibilité de réduire les gènes mendéliens aux gènes moléculaires à partir des années 1960-1970 [15-17], l’ADN a continué d’être envisagé comme ce qui est transmis aux descendants lors de la reproduction, et ce qui détermine les traits des parents et des enfants. Dans la biologie de la fin du xxe siècle, l’hérédité se présente comme un programme de développement inscrit dans l’ADN, et ce programme n’est jamais modifié par les expériences parentales [18]. Ainsi, même si la biologie moléculaire a induit l’« éclatement » du concept de gène [16], elle n’a pas fragilisé la thèse de la localisation de la dotation héréditaire, et la disqualification de l’organisme dans les processus relevant de l’hérédité.

L’hérédité après le « tout génétique » : retour de l’organisme et dispersion de la dotation transgénérationnelle

Depuis quelques années, l’organisme semble pourtant opérer un retour inattendu dans les recherches consacrées à la transmission des caractères. Ce retour est notamment associé au développement de nombreuses études sur des transmissions non-génétiques impliquées dans la reconstruction des traits à l’échelle transgénérationnelle [19, 20]. Parmi les constituants de ce qu’il est convenu d’appeler « hérédité nongénétique » figurent notamment la reconstruction de marques épigénétiques moléculaires (par exemple des patrons de méthylation), le transfert de microorganismes, d’hormones et la transmission de comportements par l’intermédiaire d’interactions sociales. L’idée d’une hérédité située au-delà des gènes implique que les portions d’ADN ne constituent pas les seuls éléments transmis de génération en génération, et que la dotation héréditaire n’est pas uniquement localisée dans les gamètes parentaux.

Dans ce contexte, l’hérédité non-génétique a pu être assimilée au transfert d’éléments du « phénotype » des parents ([21], p. 333). D’aucuns ont par ailleurs relevé que la transmission de certains éléments non-génétiques (comportements sociaux, micro-organismes, etc.) mobilise directement le corps, et ont évoqué, pour ce cas précis, une transmission de soma à soma ([22], p. 133). De ce point de vue relativement hétérodoxe, l’hérédité est donc sous-tendue par la transmission du germen et du soma. Ces considérations font écho à des travaux plus anciens relevant de la théorie des systèmes en développement [23, 24]. Selon ces travaux, les gènes sont toujours répliqués dans le cadre d’une matrice développementale incluant des éléments généralement considérés comme appartenant au phénotype, par exemple des parties du cytoplasme et des items culturels. Les organismes héritent d’un ensemble de « ressources développementales » qui sont mises à leur disposition par leurs parents. Le développement n’est pas séparé de l’hérédité ; la formation des caractères n’est pas un phénomène radicalement distinct de leur transmission. Fondatrice de la théorie des systèmes en développement, Susan Oyama soutient même que « le développement est la base de toute notion d’hérédité », et définit l’hérédité comme « les chemins par lesquels des ressources ou des moyens développementaux deviennent accessibles à la prochaine génération. » [25]. Ici, l’information héréditaire est abritée dans différents supports, elle est dispersée dans des ressources développementales génétiques et non-génétiques9.

La thèse du retour de l’organisme dans l’hérédité est également nourrie par l’idée, largement admise dans la biologie post-génomique, que les gènes moléculaires s’inscrivent dans un réseau qui contribue à déterminer leur pouvoir causal. Ici, le génome est conçu comme un objet « réactif ». Il n’est plus « une collection statique de gènes actifs », mais un « système dynamique et réactif dédié à la régulation contexte-spécifique des séquences codant pour des protéines » [26]. Il apparaît par conséquent comme une ressource pour la cellule ou pour le système, quel qu’il soit, dans lequel il se situe. Son pouvoir causal dépend de la façon dont il est utilisé, dont il est lu, notamment grâce aux mécanismes épigénétiques. De ce point de vue, cela n’a plus de sens « de penser le génome comme un point de départ, comme le début d’une chaîne causale qui nous mène du génotype au phénotype » [26], p. 2424).

L’hypothèse selon laquelle les pouvoirs causaux des gènes dépendent du système dans lequel ils s’inscrivent a été tout particulièrement mise en avant dans les approches organicistes développées en biologie et en philosophie de la biologie [27]. S’inspirant de l’idée kantienne de causalité circulaire10, celles-ci stipulent, dans les grandes lignes, que toutes les parties des systèmes organisés (dont les organismes sont des cas paradigmatiques) se trouvent dans un rapport de causalité réciproque : toutes ces parties sont impliquées dans le maintien des autres, et toutes sont maintenues, en retour, sous l’effet de l’activité des autres et du système dans son ensemble. Dans ce contexte théorique, les gènes moléculaires, comme les autres constituants des organismes, apparaissent à la fois comme des causes et des effets. La thèse de l’unidirectionalité causale des gènes vers les protéines, du génotype vers le phénotype, est frappée d’obsolescence11.

Ces postulats systémiques et organicistes constituent l’arrière-plan théorique de la perspective organisationnelle sur l’hérédité qui a été récemment développée [27]. Selon cette perspective, l’hérédité s’étend en théorie au-delà des gènes. Elle est un phénomène de conservation transgénérationnelle d’un réseau d’objets fonctionnels hétérogènes, sous l’effet d’une causalité systémique. Les éléments constitutifs de ce réseau – ADN, cellules, marques épigénétiques, micro-organismes, comportements acquis par voie sociale, outils associés à ces comportements, etc. – sont impliqués dans leur maintien réciproque (en tant qu’objets fonctionnels), à l’échelle intraet transgénérationnelle. Ici, le phénomène de production du semblable par son semblable (the like-begest-like phenomenon) est compris comme un phénomène de « production de l’organisation par l’organisation » en vertu d’une causalité systémique. La conservation transgénérationnelle n’est pas le fait d’un objet localisé (aux propriétés auto-catalytiques) comme le plasma germinatif ou l’ADN, mais d’un collectif d’objets « dispersés ». Finalement, l’espace de l’hérédité est élargi à l’ensemble du système organisé. Par exemple, des comportements acquis par voie sociale peuvent causer un certain type de colonisation microbienne, cette colonisation peut induire des patrons épigénétiques spécifiques, ces patrons peuvent modifier un schéma d’expression génétique, et cela peut produire des modifications physiologiques, puis comportementales, qui pourront être renforcées par des croyances, avoir une incidence sur la colonisation microbienne, et ainsi de suite de génération en génération.

Hérédité des caractères acquis, théories de la génération et pangenèse post-génomique

L’élargissement de l’espace de l’hérédité au corps entier implique la réhabilitation du temps développemental dans la constitution et la transmission de la dotation héréditaire. En cela, il conduit à la restauration de la thèse de l’hérédité des caractères acquis. Les divers éléments non-génétiques peuvent en effet être acquis au cours de l’ontogenèse (par opposition à transmis lors de la fécondation et de la constitution du zygote). Par exemple, les marques épigénétiques qui traversent les générations pourraient être reconstruites pendant la petite enfance sous l’effet d’un certain comportement « parental », comme le suggèrent des expériences désormais célèbres menées sur les rongeurs [28]. Les comportements et les croyances ne sont enseignés qu’au fil de la formation du jeune être social. On pourra notamment mentionner le « capital culturel » décrit par le sociologue Pierre Bourdieu, celui-ci étant transmis à différentes étapes de la socialisation de l’enfant. Enfin, les données scientifiques incitent à penser que ce qui est construit au cours du développement – par exemple une innovation comportementale associée à des patrons épigénétiques – peut constituer une partie de la dotation héréditaire de la génération suivante ([29], p. 311).

Il n’en fallait pas beaucoup plus pour que la résurrection du lamarckisme soit annoncée avec fracas ! Rappelons que selon Lamarck, de nouvelles conditions de vie peuvent modifier les comportements des animaux, les pousser à adopter de nouvelles habitudes et, ce faisant, à transformer leur structure interne sur le temps long (Philosophie zoologique, 1809). Sans analyser les critiques adressées à l’idée d’un retour du lamarckisme, notamment en biologie de l’évolution [30], nous pouvons simplement noter ici qu’il paraît délicat d’invoquer, de façon générale, une réhabilitation des thèses de Lamarck dans le cas des transmissions non-génétiques. Si les données montrent bien que des éléments héréditaires peuvent être acquis au cours du développement, elles n’invitent nullement à faire l’hypothèse d’une modification de la structure interne des organismes sur le temps long, à la suite de l’adoption de nouvelles habitudes.

Les éléments de réflexion présentés dans cet article engagent plutôt, et plus modestement, à rejeter le divorce antérieurement établi entre l’étude de l’hérédité et l’étude du développement, et à réinvestir dans la foulée deux concepts de la biologie pré-génétique : la génération et la pangenèse.

Le contexte théorique du début du XXIe siècle admet en effet que le retour des traits résulte d’une combinaison causale hétérogène, que l’hérédité est en partie construite par le développement et que les gènes entretiennent un rapport de causalité réciproque avec les autres parties du corps. En cela, ce contexte suggère qu’il est impossible, pour qui souhaite comprendre la façon dont les traits se transmettent, d’ignorer la façon dont ils se forment ; il encourage à reconsidérer les théories de la génération, dans lesquelles le développement, la reproduction et la transmission des caractères sont des processus étroitement entremêlés. Les perspectives théoriques évoquées, et en particulier la lecture organisationnelle de l’hérédité, laissent par ailleurs entrevoir que différentes parties de l’organisme parental, voire de l’organisme parental « étendu », sont activement impliquées dans le phénomène de conservation transgénérationnelle. Par conséquent, elles pourraient ouvrir un espace de réflexion pour l’élaboration d’une pangenèse post-darwinienne, où la causalité héréditaire se jouerait à l’échelle de l’organisme entier.

Pour conclure, il nous semble que le contexte post-génomique (extension du concept d’hérédité, approches organicistes) ne signale pas tant le retour des thèses lamarckiennes, trop souvent réduites à l’idée d’hérédité des caractères acquis, mais qu’il invite plutôt à une réhabilitation de l’idée de pangenèse, déjà reprise par Darwin en son temps. L’arrièreplan théorique de Darwin, celui du XIXe siècle, était la théorie cellulaire ; le nôtre est une lecture systémique du vivant. Toutefois, l’idée reste la même et, dans un cas comme dans l’autre, il est question de penser que ce sont des corps entiers qui engendrent d’autres corps, que plusieurs parties du corps des parents produisent le corps des petits. Finalement, la question du retour de l’organisme ne paraît pas uniquement pertinente pour les biologistes de l’évolution. Elle est peut-être tout aussi importante pour celles et ceux qui s’intéressent au développement et à l’hérédité en dehors du contexte évolutionnaire, dès lors qu’elle engage à reconsidérer, voire à réinventer, des théories de la génération susceptibles d’éclairer d’un jour nouveau un ensemble de phénomènes, par exemple la reconstruction des maladies à l’échelle transgénérationnelle.

Liens d’intérêt

L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publies dans cet article.


1

Le terme hérédité renvoie à l’héritage et il a un sens très large. Dans les sciences de la vie, il désigne la transmission des caractères morphologiques et physiologiques (voire psychologiques).

2

Réflexions sur les maladies héréditaires, sur les pratiques de sélection des éleveurs et sur les « races » humaines.

3

Dans la théorie cellulaire, la cellule est le matériau fondamental du vivant (p. 306 de 7. Gayon J, Petit V. La connaissance de la vie aujourd’hui. London : ISTE Group, 2018 : 540p. )

4

Darwin fait état de cette similitude (p. 399 de 8. Darwin C. De la variation des animaux et des plantes sous l’action de la domestication. tome 2. Paris : Hachette Bnf, Ed. 1868 (2005).).

5

Sir Francis Galton (1822 – 1911) est un anthropologue, explorateur, géographe, inventeur, météorologue, écrivain, proto-généticien, et statisticien britannique. Il est considéré comme le fondateur de l’eugénisme.

6

Friedrich Leopold August Weismann, (1834-1914) est un biologiste et médecin prussien.

7

Darwin avait déjà pensé cette séparation mais son point de vue est ambigu. Il dit clairement que le développement et l’hérédité sont deux phénomènes distincts. En même temps, il considère à travers son hypothèse provisoire, que le temps développemental est l’occasion d’une modification de la dotation héréditaire.

8

« …le seul objectif de la nouvelle discipline était d’étudier précisément ces phénomènes de ressemblance, sans s’inquiéter des mécanismes mis en jeu dans leur formation. Le progrès de la connaissance est souvent, si non toujours, le fruit d’un renoncement. »

9

Y compris dans les ressources qui se situent au-delà de l’organisme, c’est-à-dire dans l’environnement. Cela fait une différence par rapport à la perspective organisationnelle qui sera présentée plus bas. Cette dernière exclut l’environnement de l’hérédité. Elle repose au contraire sur l’hypothèse, somme toute classique, selon laquelle l’hérédité est un phénomène qui se déploie dans un environnement donné (ce qui n’exclut pas l’idée d’une interaction entre dotation héréditaire et environnement).

10

Les parties des objets qui apparaissent comme des « fins naturelles » et qui sont ainsi caractérisés par une certaine téléologie, ne sont pensables/possibles que par rapport au tout dans lequel elles s’inscrivent. Elles sont en outre causes et effets d’elles-mêmes. Voir Kant, 1790, Critique de la faculté de juger, deuxième partie, « Critique de la faculté de juger téléologique », paragraphe 65. Cette inspiration kantienne commune ne doit pas conduire à amalgamer tous les cadres théoriques organicistes.

11

Ceci nous a conduits, dans l’article mentionné, à postuler que la distinction génotype/phénotype n’a plus de sens au début du XXIe siècle. Notre argument consistait plus précisément à dire que cette distinction était fondée sur trois piliers qui sont aujourd’hui invalidés : la distinction non-observable (génotype)/observable (phénotype) ; la distinction transmissible (génotype) / non-transmissible (phénotype) ; la distinction cause (génotype) /effet (phénotype). Aujourd’hui, les gènes sont observables, des éléments du phénotype sont considérés comme transmissibles, et les gènes sont pensés, dans les perspectives organicistes, comme des causes et des effets des systèmes organisés complexes.

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Gaëlle Pontarotti

Ses recherches portent sur les transformations contemporaines des concepts d’hérédité, d’épigénétique, d’environnement et de race, ainsi que sur les implications philosophiques de ces notions dans les sciences de la vie et de la santé. Elle a notamment publié des articles sur l’hérédité étendue, les enjeux de l’épigénétique, et la conceptualisation de l’environnement dans les sciences de la santé.

À l’Université de Namur, elle enseigne notamment la bioéthique, la philosophie de la biomédecine et la philosophie des sciences de la vie.


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