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Med Sci (Paris)
Volume 40, Number 8-9, Août-Septembre 2024
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Page(s) | 599 - 600 | |
Section | Editorial | |
DOI | https://doi.org/10.1051/medsci/2024099 | |
Published online | 20 September 2024 |
La Terre vue par ses organismes extrêmophiles : une étonnante perspective du vivant
Earth as seen by its extremophile organisms: an astonishing perspective of life
Biologiste, microbiologiste, Université de Rome, Rome, Italie
Quarante deux pour cent de la surface terrestre et la totalité du plancher des océans présentent des conditions extrêmes, mais la vie n’y est jamais totalement absente. Pourtant, les recherches sur l’origine de la vie, les limites du vivant, sa résilience face aux changements climatiques, ou sa présence sur d’autres planètes, tiennent peu compte de cette partie de la biosphère.
La Terre ne serait pas devenue ce qu’elle est sans ses êtres vivants ! Il y a 3,8 milliards d’années, l’apparition des premières formes de vie a déclenché une longue coévolution entre les organismes vivants et la composante minérale de sa surface. Les conditions régnant sur Terre à cette époque étaient loin de celles que nous connaissons, avec une température de surface de l’océan supérieure à 90 °C et une atmosphère anoxique. Dans ces conditions « extrêmes », invivables pour les « macrobes » actuels (plantes et animaux, dont l’homme), se sont développés de premiers organismes dont les descendants, des « microbes » extrêmophiles, ont peu à peu colonisé océans et terres émergées. Chaque organisme a joué son rôle dans cette évolution, contribuant de façon « aveugle » à façonner la Terre que nous connaissons. Sa résilience a permis à cette biosphère de se maintenir en dépit de changements climatiques drastiques. Les suivis climatiques réalisés depuis environ un siècle suggèrent que cet équilibre risque d’être rompu.
De nombreux lieux terrestres actuels, tels que déserts, calottes polaires, lacs salés, solfatares, profondeurs du sol ou des océans, dont les conditions extrêmes rappellent l’état premier de la planète, sont loin d’être totalement stériles [1] ! Les paramètres décrivant ces lieux extrêmes sont impressionnants : températures élevées ou très basses, fortes pressions, carence en eau et/ou en nutriments, énergie uniquement disponible sous forme de composés minéraux et de radiations. Cette juxtaposition de lieux luxuriants et « prohibitifs » interpelle la notion d’habitabilité, la limite de capacité de développement de vie. Un certain nombre de paramètres, en particulier température et présence d’eau liquide, sont utilisés pour définir cette habitabilité ; cette définition est toutefois biaisée car fondée sur deux prérequis anthropocentrés : 1) seule, ou essentiellement, la vie « visible », en surface et/ou juste en-dessous de celle-ci, a été prise en considération ; 2) le « vivant » a été considéré comme constitué quasi exclusivement des plantes et des animaux, excluant le monde microbien et la biosphère des environnements « prohibitifs ».
Prendre en considération cette biosphère extrême modifie considérablement la perception de l’« habitabilité », et du monde vivant. Ainsi, la seule couche du sol de 2 à 3 km de profondeur, ou « biosphère profonde », hébergerait environ 70 % de l’ensemble des micro-organismes, en particulier des bactéries et des archées. Le nombre total de micro-organismes pourrait être environ 1010 fois celui de l’ensemble des macro-organismes.
À côté d’organismes uniquement capables de survivre dans ces conditions inhospitalières, d’autres, dits « extrêmophiles », au contraire, y vivent préférentiellement, ou même exclusivement. L’ingéniosité de leurs mécanismes d’adaptation apparaît dans quelques exemples.
Des bactéries photosynthétiques du genre Chroococcidiopsis vivent dans les déserts grâce à leur résistance à la dessiccation et aux valeurs élevées de températures et de rayons ultra-violets (UV). Pour se protéger de ces derniers, elles pénètrent dans des fissures de roches, où le peu de lumière disponible permet une photosynthèse utilisant l’hydrogène moléculaire comme donneur d’électrons en lieu de l’eau.
Un ver nématode, Panagrolaimus kolymaensis, a été isolé en Sibérie [2] emprisonné depuis ~ 46 000 ans sous 40 mètres de glace, en état de cryptobiose. Il a pu être « réanimé » ! Autre cas, les tardigrades, petits animaux ubiquistes de 0,5 à 1,5 mm de long, peuvent résister pendant 20 heures à – 273,10 °C (le quasi zéro absolu), ou 20 mois à – 200 °C ou à + 150 °C. Embarqués à bord du FOTON1, ils ont survécu au vide spatial et à des doses de rayonnement UV mille fois celle de la surface du sol.
Des environnements aquatiques extrêmes sont aussi habités, y compris pour certains par des organismes pluricellulaires : citons le lac Vostok (en Antarctique, situé sous 4 km de glace), des lacs à taux de salinité dix fois supérieur à celui de l’eau de mer, tels que la mer Morte (337 g/l de sel), les environnements proches des sources hydrothermales marines, à 1 500-4 500 m de profondeur, où de l’eau fortement soufrée jaillit à 300-400 °C. Les sources hydrothermales du parc national de Yellowstone aux États-Unis, hébergent une bactérie hyperthermophile, Thermus aquaticus, et une archée hyperthermophile et acidophile, Sulfolobus acidocaldarius [3,4]. La première vit à 70 °C, avec un optimum à 79 °C et un minimum à 40 °C, et l’archée peut vivre à 90 °C à un pH entre 1 et 5. Un ver géant, Riftia pachyptila, vivant près des cheminées d’évents thermaux, se protège grâce à des tubes de chitine de 1 m fixés à ces cheminées, dans lesquels le fluide hydrothermal, en se mélangeant à l’eau de mer, crée un gradient de température de 80 à 20 °C. Le ver s’alimente via une symbiose avec des bactéries chimio-autotrophes qui, protégées dans les tubes, fixent le dioxyde de carbone grâce à l’énergie fournie par l’oxydation des sulfures émis par l’évent.
Les profondeurs de la Terre, qui ne sont pas les Enfers où règne Hadès et où les âmes des morts sont jugées, hébergent aussi de la vie. Leurs « créatures » actuelles sont variées : plathelminthes, rotifères, annélides, protozoaires, champignons, bactéries, archées, virus. C’est le cas des aquifères (avec de l’eau plus ou moins stagnante), éventuellement isolés de la surface depuis des centaines de milliers d’années, ou des fissures de roches. Ainsi vivent, à – 1 800 m de profondeur, en Finlande, une archée halophile, Halomonas sulfidaeris, à – 2 000 m, en Sibérie occidentale, Candidatus Desulforudis audaxviator, une bactérie hyperthermophile (115 °C) et hyperbarophile qui utilise l’hydrogène et le sulfure d’hydrogène comme sources d’électrons et d’énergie, ou encore, à – 2 516 m, en Suède, la bactérie Pseudomonas stutzeri. Un ver « démoniaque », Halicephalus mephisto, est présent dans l’eau de fractures de roches de mines d’Afrique du Sud (de – 0,9 à – 3,6 km) : outre une pression très élevée, ces environnements atteignent 48 °C, et ont une atmosphère très riche en méthane et ne comportant que des traces d’oxygène. Ce ver se nourrit de bactéries présentes dans ces lieux.
L’adaptabilité de ces organismes peut concerner différents constituants cellulaires : protéines anti-glace, lipides membranaires conservant une fluidité à basse température ou la réduisant à haute température, changements de composition en aminoacides de protéines assurant leur thermostabilité, polyploïdie et capacités accrues de réparation de l’ADN pour résister aux radiations, etc. Ainsi les tardigrades possèdent un revêtement vitreux protégeant l’ensemble de leurs constituants, et des protéines les prémunissant de la déshydratation et des rayons X.
Un mode d’adaptation particulier est à l’œuvre chez des consortiums microbiens, les « croûtes biologiques ». Ces pellicules multi-strates de quelques mm d’épaisseur recouvrent environ 12 % de la surface des sols, dont 25 % de celle des zones arides. Des bactéries s’agglomèrent sur des particules minérales, grains de sables et poussières, grâce à des polysaccharides excrétés. Ces micro-environnements, dont la formation peut demander 100 à 200 ans, interviennent dans la stabilisation et la protection du sol, et participent à la pédogenèse : à l’origine de la formation d’humus (azote et carbone organiques), ils jouent ainsi un rôle dans la lutte naturelle contre la désertification. Les premiers de ces colons sont des cyanobactéries, espèces photosynthétiques dont certaines peuvent utiliser l’azote gazeux pour la synthèse de biomolécules. Puis, au cours du temps, s’installent bactéries hétérotrophes, chlorophycées, bryophytes, champignons, lichens, qui formeront peu à peu un substrat favorable au développement de petites plantes, rendant in fine ces lieux habitables pour d’autres organismes. Emilio Rodriguez-Caballero et al. (Universidad de Almería, Espagne) ont suggéré en 2022, que ces croûtes pourraient jouer un rôle climatique global en réduisant de 60 % le niveau mondial des émissions de poussières, les maintenant collées à leur surface [5]. Cette étude, réalisée à petite échelle, demande toutefois à être consolidée.
Malgré un important développement, motivé aussi par des retombées biotechnologiques, la biodiversité et le rôle écosystémique des extrêmophiles restent peu connus. L’interconnexion entre environnements et biomes incite à prendre en considération cette biosphère profonde, à examiner son rôle dans les cycles biogéochimiques, sa participation à l’équilibre du climat mondial et sa résilience au réchauffement climatique actuel. Certaines données suggèrent que le sous-sol aurait une capacité de fixation du CO2 supérieure à celle des eaux superficielles des océans [6], et ainsi cacher une clé de la réduction des gaz à effet serre [7]. Préserver cette biodiversité et étudier son utilisation éventuelle pour minimiser les effets du réchauffement global est une approche qui devrait être envisagée.
Liens d’intérêt
L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
Références
- Paolozzi L. Vivre dans l’impossible. La vie dans les conditions extrêmes. EDP Sciences, 2024. [Google Scholar]
- Shatilovich A, Gade VR, Pippel M, et al. A novel nematode species from the Siberian permafrost shares adaptive mechanisms for cryptobiotic survival with C. elegans dauer larva. PLoS Genet 2023 ; 19 : e1010798. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Brock TD, Brock ML, Bott TL, Edwards M. Microbial life at 90 C: the sulfur bacteria of Boulder Spring. J Bacteriol 1971 ; 107 : 303–14. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Brock TD, Freeze H. Thermus aquaticus gen. n. and sp. n., a nonsporulating extreme thermophile. J Bacteriol 1969 ; 98 : 289–97. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Rodriguez-Caballero E, Stanelle T, Egerer S, et al. Global cycling and climate effects of aeolian dust controlled by biological soil crusts. Nat Geosci 2022 ; 15 : 458–63. [CrossRef] [Google Scholar]
- Overholt WA, Trumbore S, Xu X, et al. Carbon fixation rates in groundwater similar to those in oligotrophic marine systems. Nat Geosci 2022 ; 15 : 561–7. [CrossRef] [Google Scholar]
- Escudero C, Amils R. Dark biosphere: Just at the very tip of the iceberg. Environ Microbiol 2023 ; 25 : 147–9. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
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