Open Access
Editorial
Issue
Med Sci (Paris)
Volume 40, Number 4, Avril 2024
Page(s) 319 - 320
Section Editorial
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/2024040
Published online 23 April 2024

En 35 ans, les populations d’oiseaux en Europe ont décliné de 25 %, tandis que le nombre d’insectes écrasés sur les plaques d’immatriculation des automobiles a chuté de plus de 50 %. Actuellement, 60 % de la masse des mammifères vivant sur Terre correspond à du bétail, alors que les mammifères sauvages ne représentent que 4 % de cette masse, et les 36 % restants sont des êtres humains. Face aux boulversements de la biodiversité et aux altérations considérables des écosystèmes se déroulant sous nos yeux, il est légitime de se demander comment on a pu en arriver là, malgré nos connaissances en biologie. La biologie – l’étude du vivant – aurait-elle manqué quelque chose ? Albert Einstein aurait dit : « On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré ». Pour parvenir à réduire les impacts négatifs des êtres humains sur les espèces et les écosystèmes, et à conserver une planète Terre vivable pour les générations futures, une piste est peut-être de considérer le monde vivant sous un nouvel angle [1].

Notre perception du monde vivant est biaisée par notre tendance à chercher la simplicité, à fonctionnaliser le vivant, et à hiérarchiser. Nous avons tendance à imaginer que les êtres humains ont une place privilégiée et séparée des autres êtres vivants dans l’arbre de la vie. Nous idéalisons les objets techniques et dévalorisons la nature. Pourtant, une pomme est bien plus complexe qu’un iPhone, car même si le modèle « dernier cri » de cette prouesse technologique est constitué de 15 milliards de transistors, une pomme contient un nombre encore plus grand de molécules remarquablement agencées, et elle peut engendrer un nouvel arbre portant lui-même des pommes. Les propriétaires de vergers s’attribuent le mérite de la production des fruits, mais sans cette étonnante capacité reproductrice du vivant, ils seraient bien incapables de les produire.

Dans notre société et dans le monde de la recherche, la représentation mécaniste du vivant est prépondérante. Rien que dans ce numéro de médecine/sciences, plusieurs articles emploient le mot « mécanisme ». Si le réductionnisme et la représentation mécaniste du vivant ont permis – et permettent encore – des avancées spectaculaires dans notre compréhension des phénomènes biologiques, le temps est venu de dépasser cette métaphore de la machine pour mieux connaître les êtres vivants.

Les trois remarques qui suivent sont utiles pour mieux appréhender les spécificités du vivant. Premièrement, la vie est issue de la vie. Malgré les énormes progrès de la biologie moléculaire, les scientifiques ne sont pas encore parvenus à fabriquer une cellule vivante par assemblage d’éléments inertes. Et si un jour ils y parviennent, cette nouvelle cellule sera un système complexe qui ne se réduira pas à la somme de ses constituants. Chaque être vivant a une longue histoire, qui a commencé au tout début de la vie sur Terre, et l’évolution est une longue suite de modifications accumulées au fil des générations. Mais si la vie provient de de la vie, comment a-t-elle commencé ? L’origine de la vie sur Terre reste mystérieuse. La complexité des organismes vivants passés et actuels est telle que les scientifiques peinent à imaginer les étapes intermédiaires qui ont pu conduire à ces structures si sophistiquées. Chaque être vivant et chaque écosystème est le résultat d’une histoire, dont il faut tenir compte pour mieux les appréhender.

Deuxièmement, le vivant est un système dynamique hors équilibre. Chaque organisme vivant ne cesse de se reconstituer à partir de nouvelles molécules, qu’il synthétise ou qu’il prélève dans son environnement. L’énergie fournie par les rayons du soleil est la source du foisonnement du vivant dans les forêts. Les microorganismes pathogènes ne cessent d’évoluer vers une meilleure propagation, et en réponse, de nouvelles défenses se mettent en place chez leurs organismes hôtes au fil des générations. Il est illusoire de penser que la biodiversité peut être mise en réserve, que ce soit sous forme de banques de graines stockées à Svalbard en Norvège ou de bases de données de séquences génétiques sur des serveurs informatiques. Les espèces adaptées au monde d’aujourd’hui ne le seront plus au monde de demain. Comme l’explique Pierre-Henri Gouyon1, « la biodiversité, c’est comme un vélo, elle tient en équilibre parce qu’elle avance ».

Troisièmement, de multiples interconnexions sous-tendent le vivant. Par exemple, une espèce de fourmi est arrivée récemment dans un parc naturel au Kenya, et elle y a modifié tout l’écosystème : elle est entrée en compétition avec une espèce locale de fourmi qui protégeait les acacias des herbivores, ce qui a diminué le nombre d’acacias et conduit à des espaces plus ouverts dans lesquels les lions pouvaient moins se cacher. En conséquence, les lions ont cessé de chasser les zèbres, trop rapides, et se sont tournés vers les buffles. C’est ainsi que l’introduction d’une petite fourmi a atteint la population de buffles ! Tous les êtres vivants sont interconnectés et dépendent d’autres êtres vivants. Notre mode de vie, toujours en déplacement dans un environnement de plus en plus dénué de nature [2], nous empêche de saisir notre dépendance vis-à-vis des autres êtres vivants. Pourtant, notre corps a par exemple besoin de neuf acides aminés que nous ne pouvons pas synthétiser, et qui nous sont fournis par d’autres êtres vivants contribuant à notre alimentation. « Quand nous essayons d’isoler un élément, nous réalisons qu’il est relié solidement à tout le reste dans l’univers » écrivait John Muir en 18692. En tirant sur un fil dans un écosystème, d’autres fils viennent avec. On ne sait pas s’il existe un seuil au-delà duquel la biodiversité peut s’effondrer [3].

Avec le vivant, nous avons affaire à des systèmes complexes (au sens technique du terme) [4]. Il devrait exister une culture prudentielle, découlant des savoirs scientifiques actuels et de leurs limites, face aux sujets de biologie et de société, qui sont, justement, systémiques. Il faudrait sortir de la culture de l’ingénieur capable de gérer le système. Les désastres écologiques découlent de cette conception réduite des choses (ingénierie), qui mène au refus d’une attitude prudentielle.

Prenons un dernier exemple : les nouvelles techniques de modification des génomes avec les ciseaux moléculaires CRISPR. Alors que les discussions en cours en Europe se focalisent sur le nombre de mutations permettant de distinguer les plantes produites par cette nouvelle technique d’édition génomique de celles qui pourraient résulter de techniques de sélection considérées comme naturelles, il serait plus judicieux de s’interroger sur les effets potentiels de ces nouvelles plantes sur l’agriculture, les écosystèmes, la santé et l’économie [5]. L’approche « One Health » (« Une seule santé ») née au début des années 2000, qui considère la santé publique, animale et environnementale comme une seule entité, est un premier pas vers la prise en compte de la complexité du vivant. De même, concernant l’autorisation de commercialiser au Japon des « poissons CRISPR » qui grossissent plus rapidement, je n’ai connaissance d’aucune discussion sur le bien-être de ces poissons, alors qu’ils ont une mutation dans le gène de la leptine et ont donc toujours faim. Il est difficile de sortir du cadre des molécules et des éléments facilement quantifiables. Face aux grands défis que nous devrions relever en ce xxie siècle, essayons de quitter la vision mécaniste de l’ingénieur et de renouveler notre manière de considérer le monde vivant.

Liens d’intérêt

L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.


1

Gouyon PH. La biodiversité. Conférence de la série « Les Ernest ». https://www.youtube.com/watch?v=jU-N-4KXf6Y&t=447s

2

« When we try to pick out anything by itself, we find it hitched to everything else in the universe ».https://vault.sierraclub.org/john_muir_exhibit/writings/my_first_summer_in_the_sierra/chapter_6.aspx

Références

  1. Courtier-Orgogozo V. Penser le vivant autrement. Éditions du Collège de France, 2023. Cours à revoir sur le site du Collège de France. [Google Scholar]
  2. Maris V. La part sauvage du monde-Penser la nature dans l’Anthropocène. Média Diffusion, 2018. [Google Scholar]
  3. David B. A l’aube de la 6e extinction : Comment habiter la Terre. Paris : Grasset, 2021. [Google Scholar]
  4. Morizot B. L’inexploré. Marseille : Éditions Wildproject, 2024. [Google Scholar]
  5. Foucart S. Un mauvais usage du monde. Politique du glyphosate et des OGM. Paris : Seuil, 2023. [Google Scholar]

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