Open Access
Issue
Med Sci (Paris)
Volume 40, Number 4, Avril 2024
Page(s) 383 - 384
Section Forum
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/2024025
Published online 23 April 2024

Vignette (© Philippe Roingeard et Sébastien Eymieux).

Le cancer est aujourd’hui la maladie la plus fréquente, à tel point qu’on peut se demander si ce sont nos instruments de diagnostic qui ont radicalement changé la donne, ou les modifications de la planète qui en sont la cause (climat, pollution, etc.). Une énigme taraude les hommes et les femmes du XXIe siècle : quel est le rapport des cancers avec les transformations de l’environnement et les effets pervers des progrès techniques, les risques encourus par nos civilisations devenues « dystopiques » ?

Faire dialoguer un (bio)philosophe et un (philo)biologiste sur le cancer était donc en soi une excellente idée : excellente, vraiment, l’idée de « faire décroître l’objet et grandir le sujet », annoncée dans le titre : Comprendre le cancer : l’objectif et le subjectif ! Le titre annonce un renouvellement des grilles de lecture et des suggestions de recherches inédites. Entreprise louable certes, mais périlleuse. À quelles conditions est-elle possible et même fructueuse en matière de recherche et, pourquoi pas, de thérapeutique ?

Claude Debru et Roman Parent proposent un dialogue sur un sujet majeur de biologie et de société, un échange de points de vue sur le cancer, concept central de la physiopathologie, incluant les circonstances de sa survenue et son traitement. Ils rappellent que l’augmentation des cas de cancer contraste avec la diminution de la mortalité par maladies infectieuses, depuis plus d’un siècle. Les maladies infectieuses n’ont plus le potentiel d’épouvante de la variole et de la peste, et le projet d’éradication des grandes pandémies a conquis l’imagination, même si, comme la Covid-19 (coronavirus disease 2019) vient de l’illustrer, le dernier mot est loin d’être dit. Malgré les controverses, les vaccins figurent au premier plan d’un bilan historique plutôt positif, qui va de pair avec la reconnaissance officielle d’une fonction de l’organisme, la défense antimicrobienne, attribuée au sympathique système immunitaire.

L’ambition des deux coauteurs, un philosophe dans la tradition de Georges Canguilhem d’histoire des sciences, compétent en biochimie, et un virologiste spécialiste des hépatites et des cancers et formé à la psychanalyse, est de rapprocher cancérologie et immunologie dans le cadre d’une interprétation commune : un parallèle entre la survenue des infections et des cancers, placée entre un facteur exogène (microbes ou drogues toxiques) et endogène (faillite des mécanismes assurant l’homéostasie, la stabilité de l’organisme). Ils avancent l’hypothèse que, dans le cas des cancers comme dans celui des infections, l’organisme serait finalement, au moins en partie, responsable de son absence de réponse ou de sa réponse inadéquate. Le système immunitaire peut s’opposer à la prolifération anarchique des cellules comme à celle des microbes.

Les auteurs proposent en conséquence de replacer l’essor des cellules cancéreuses dans le cadre de l’ontogenèse et de la phylogenèse. La multiplication chaotique des cellules, ignorant les garde-fous comme l’apoptose (ou mort cellulaire programmée), peut être comprise comme une transgression des mécanismes de régulation assurant le développement harmonieux de l’individu. De même, au cours de l’évolution des êtres vivants, un point de vue incontournable en biologie, l’espèce humaine accroissant sa taille et sa durée de vie aurait répondu à l’émergence des cancers par une série de mécanismes qui, longtemps efficaces, finissent, pour des raisons à déterminer, à ne plus fonctionner.

Après avoir appelé à l’aide le système immunitaire, les deux auteurs proposent également d’impliquer davantage le système nerveux dans le contrôle des évènements physiologiques et pathologiques, et pas seulement le système nerveux central lié à la conscience, mais le système qu’on appelait autrefois neurovégétatif, dit encore autonome : les auteurs le rattachent à ce qui pourrait, selon eux, figurer l’inconscient à l’intérieur de l’organisme, d’où les références à la psychologie et à la psychanalyse, qui émaillent le texte, pour comprendre les évènements aboutissant à l’émancipation de lignées cancéreuses.

L’ouvrage est, à bien des égards, surprenant, tant il diffère par son ton et sa méthode de la littérature que l’on attendait d’une rencontre entre biologie et sciences humaines sur la prise en charge du cancer par les familles et les équipes soignantes et le vécu des craintes et des espoirs. Il prend d’emblée une attitude surplombante (par rapport à toutes ces misères) comme il sied à la philosophie, et se veut prophétique d’une approche nouvelle de la recherche, associant neurosciences et immunologie, cancérologie et théories de l’évolution.

Pour le moment, tout cela reste à l’état d’hypothèses, mais le regard philosophique sublime le propos et accrédite un point de vue global plutôt optimiste sur un individu humain qui ne mobilise pas encore toutes ses ressources pour vivre aussi bien et aussi longtemps que possible. Pour finir, il s’agit presque d’une fiction, en tout cas d’un livre futuriste dont seul l’avenir révèlera s’il dit ou montre le vrai, pour emprunter au philosophe du langage Ludwig Wittgenstein une distinction qui a beaucoup inspiré les deux auteurs.

Ces derniers donnent une grande place à l’exposé des concepts classiques de la philosophie, d’Aristote à Kant, et de la biologie, en décrivant les découvertes des cent dernières années comme autant de connaissances validées mais encore à compléter. Dans ces conditions, déclarer s’en tenir aux « faits » relève d’une certaine gageure. Des découvertes sur le « grand sympathique » du temps de Walter Cannon, professeur de physiologie à Harvard, aux derniers récepteurs hormonaux des lymphocytes, s’agit-il également de « faits », ou d’élucubrations au sein d’un état de la science qui reste en tout état de cause provisoire ? Quelle est l’échelle de temps sur laquelle projeter les connaissances et les « faits validés » ? Quel est l’apport de métaphores pédagogiques d’utilité incontestable, à commencer par celle de stress, un terme dont on connaît, depuis son introduction par le physiologiste canadien Hans Selye en 1925, de multiples usages, mais qui voilent parfois notre ignorance ? La formule mystérieuse « faire croître le sujet et décroitre l’objet » s’avère finalement une façon de pointer du doigt notre responsabilité dans la manière d’accueillir voire d’appeler la maladie, de choisir entre détruire les cellules cancéreuses ou les rééduquer.

Le livre s’ouvre et aurait pu se conclure par une recommandation élogieuse du biologiste Antoine Danchin qui parle d’un outil philosophique original et l’associe à une maxime de Lao Tseu sur la conduite de la vie. Nul doute qu’il ne donne lieu à une palette d’interprétations selon la personnalité du lecteur.

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L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.


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