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Med Sci (Paris)
Volume 40, Number 1, Janvier 2024
La cavité orale et les dents au cœur de la santé
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Page(s) | 49 - 56 | |
Section | M/S Revues | |
DOI | https://doi.org/10.1051/medsci/2023195 | |
Published online | 01 February 2024 |
Auto-immunité et cavité orale, où en est-on en 2023 ?
Autoimmunity and oral cavity, where are we in 2023?
1
Lymphocytes B, autoimmunité et immunothérapies (LBAI), UMR1227, Univ Brest, Inserm, Brest, France
2
Service d’odontologie, CHU de Brest, Brest, France
*
jeaneric.alard@univ-brest.fr
Les maladies auto-immunes (MAI) restent une énigme dans notre compréhension du système immunitaire. L’identification de leurs étiologies demeure un défi majeur en dépit d’une augmentation exponentielle de nos connaissances sur le fonctionnement du système immunitaire. La cavité orale a une place particulière vis-à-vis des MAI. La muqueuse buccale présente les barrières naturelles de l’organisme parmi les plus exposées à des agents pathogènes. À ce titre, elles jouent un rôle dans l’éducation du système immunitaire, puis dans la protection quotidienne de l’organisme. Les perturbations du système immunitaire se manifestent fréquemment par des conséquences au niveau de la sphère buccale, le plus souvent précocement, permettant d’initier une démarche diagnostique. L’effort de recherche actuel sur les interactions entre microbiotes et système immunitaire permet de moderniser l’hypothèse historique liant une origine infectieuse à l’apparition de l’auto-immunité, en y apportant quelques nuances.
Abstract
Autoimmune diseases (AIDs) remain an enigma to the current understanding of immune system functioning. Identifying their etiologies remains a major challenge, despite growing knowledge. The oral cavity has a very special place in regard to AIDs. The oral mucosa, the most exposed body’s natural barrier to pathogens, plays a role in both education of the immune system and the organism’s daily protection. On the one hand, systemic disturbance of the immune system can impact the oral sphere with early signs which are useful diagnostic tools. On the other hand, the current research efforts on interactions between microbiota and the immune system allow an update of the old hypothesis involving an initial infection to trigger autoimmunity. Dysbiosis of our microbiota, especially in the oral sphere, could lead to a breakdown in tolerance mechanisms. Immune tolerance has to maintain the integrity of the organism but also cohabitation with commensal microbiota. The relationship between periodontitis, a chronic infectious disease, and rheumatoid arthritis, one of the most common systemic autoimmune disorders, illustrates the possible relationship between chronic infections and the etiopathogenesis of autoimmunity. Indeed, its association with oral pathogens involved in periodontal damage raises questions about a possible infectious etiology of rheumatoid arthritis (RA) which would place the management of periodontitis not only as mandatory RA’s support therapy but also as a prophylactic gesture to prevent autoimmunity.
© 2024 médecine/sciences – Inserm
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Vignette (© Thibault Canceill).
Manifestations de l’auto-immunité dans la cavité orale
La reconnaissance du soi est au centre du fonctionnement du système immunitaire dont le rôle est de défendre l’organisme contre l’ensemble des agressions qu’il pourrait subir. Dans le cas des maladies auto-immunes, l’organisme subit des lésions résultant d’une réponse immunitaire anormale ciblant ses propres tissus. L’étude de cette auto-immunité a permis de souligner l’importance du concept de la tolérance immunitaire. Les constituants de l’hôte, mais aussi les populations bactériennes commensales qu’il héberge, doivent être tolérés par les défenses de l’organisme pour permettre son fonctionnement optimal [1, 2. Cette tolérance vis-à-vis d’une très large palette de motifs moléculaires se met en place dès la naissance, principalement au niveau de la moelle osseuse et du thymus. Une rupture de cette tolérance conduira alors au processus d’auto-immunité, une notion à l’origine d’un débat et d’une réflexion sur la ou les causes de l’événement initial permettant le basculement vers l’auto-immunité [3]. Lors de la réponse inflammatoire auto-immune, un ou plusieurs organes et/ou tissus seront ciblés, conduisant à l’apparition de symptômes très hétérogènes, même pour une entité clinique donnée. On distingue des maladies spécifiques d’organes, caractérisées par des lésions limitées à un seul organe avec des auto-antigènes exprimés localement, comme dans le diabète de type I, les thyroïdites auto-immunes, les hépatites auto-immunes, le pemphigus et la pemphigoïde (deux maladies bulleuses touchant la peau), ou la sclérose en plaques. D’autres maladies seront qualifiées de systémiques, avec des atteintes ciblant plusieurs organes. Dans le lupus érythémateux disséminé, le système vasculaire, les reins, la peau ou les muqueuses pourront être affectés. Dans le syndrome de Gougerot-Sjögren, l’ensemble des glandes exocrines sont progressivement détruites. Dans la polyarthrite rhumatoïde, c’est l’ensemble des articulations qui seront touchées. Il est fréquent qu’un même patient regroupe différentes atteintes auto-immunes ; on parlera alors d’atteinte primaire, pour celle diagnostiquée en premier, et d’atteinte secondaire, pour les suivantes sans qu’il soit toujours possible de connaître la chronologie réelle de l’apparition de ces maladies [4] (Tableau I). Des manifestations dermatologiques apparaissent fréquemment au niveau des muqueuses buccales au cours de ces maladies auto-immunes. Si elles ne sont pas pathognomoniques de ces dernières, elles seront souvent parmi les premiers signes cliniques détectables, et donc visibles dès les stades précoces de ces maladies. Ces lésions buccales pourront ainsi être annonciatrices de la maladie et, dans certains cas, être les uniques affections visibles de celle-ci [5]. Parmi les manifestations buccales cliniques, on retrouve des érythèmes, des lésions bulleuses, des érosions et des ulcérations, qui engendrent des inconforts, allant de modérés à sévères pour les patients, avec notamment des douleurs, des dysphagies, le tout conduisant parfois à une perturbation de l’élocution. Les bulles et les ulcérations demeurent les lésions les plus fréquemment associées aux perturbations du système immunitaire dans la cavité buccale. Le lichen plan gingival érosif (LPE), tout comme les maladies bulleuses auto-immunes, avec en tête de liste le pemphigus vulgaire et la pemphigoïde cicatricielle, ou pemphigoïde des muqueuses, sont les étiologies les plus fréquentes de gingivites desquamatives. La gingivite érosive chronique est une inflammation chronique diffuse de la gencive marginale, caractérisée par une érosion des papilles interdentaires et de la gencive adjacente [6] (Tableau II). Si ces lésions sont utiles pour la détection et le diagnostic des MAI, elles posent la question de la recherche de leurs causes initiales, en particulier pour adapter leur prise en charge thérapeutique.
Manifestations buccales courantes de certaines maladies auto-immunes systémiques ou non spécifiques d’organes. ATM : articulation temporo-mandibulaire.
Manifestations buccales courantes de certaines maladies spécifiques d’organes.
Étiologie des maladies auto-immunes
La recherche de l’étiologie des maladies auto-immunes demeure un enjeu majeur de l’immunologie. Si la contribution d’éléments génétiques, épigénétiques et environnementaux fait consensus, les mécanismes précis expliquant la pathogenèse des maladies auto-immunes restent mal définis. Parmi les hypothèses, deux théories semblent s’opposer : l’hypothèse hygiéniste et la théorie de mimétisme moléculaire [7, 8].
La première hypothèse repose sur le concept du dérèglement des systèmes de défense de l’organisme résultant de la mise en place des protocoles d’hygiène et de lutte contre les agents infectieux. Face à une diminution des agressions par ces agents, le système immunitaire pourrait tendre vers la reconnaissance comme une menace de certaines structures propres à son organisme, donc du « soi ». Initialement, cette théorie a reposé sur la corrélation existant entre l’augmentation constante de la fréquence des maladies auto-immunes dans les pays fortement industrialisés, et la mise en place de protocoles d’hygiène, l’asepsie, ainsi que l’utilisation généralisée d’antibiotiques. La compréhension fine du système immunitaire, en particulier des cocktails de cytokines spécifiques des différentes situations immunologiques, a contribué à rendre plausible cette hypothèse. Ainsi l’orientation vers des réponses lymphocytaires de types Th1 et Th17 [9], majoritaires lors d’atteintes auto-immunes, s’oppose à la réponse de type Th2, qui prédomine lors de parasitoses dans des zones géographiques plus exposées aux infections. Cela est particulièrement vérifié avec les helminthiases, dues à l’infestation des individus par le ver helminthe, dont la prévalence élevée coïncide avec la moindre prévalence d’atteintes auto-immunes, en particulier sur le continent africain. Une telle infection parasitaire peut par ailleurs avoir des conséquences bénéfiques sur l’auto-immunité, avec, par exemple, dans le cas de la sclérose en plaques, l’induction d’une réponse immunitaire régulatrice, reposant sur la production d’interleukine 10, atténuant la réponse Th17 [7, 9, 10]. Dans les pays dans lesquels la fréquence des maladies auto-immunes augmente, une perte de stimulation du système immunitaire vis-à-vis de certains agents pathogènes en serait ainsi la cause.
La seconde théorie correspond au concept du mimétisme moléculaire. Son origine repose sur l’observation de corrélations entre des antécédents d’infections, en particulier par des virus, et l’apparition de maladies auto-immunes. Des similarités entre des antigènes endogènes, cibles d’auto-anticorps, et des molécules exogènes, retrouvées chez des bactéries, ont été mises en évidence. L’exemple le plus emblématique concerne la famille des protéines de choc thermique, avec la protéine HSP60 impliquée dans le repliement des protéines. Son rôle central dans la production des protéines fait que sa structure est très conservée entre les différentes espèces, jusqu’aux bactéries. Des anticorps reconnaissant la variante bactérienne d’une HSP, produits lors d’une infection, seront donc susceptibles de reconnaître l’HSP humaine [8, 12]
Ces deux hypothèses semblent contradictoires. Néanmoins, la conception actuelle que nous avons de notre relation au monde microbien, les rend compatibles. La présence ou l’absence d’agents infectieux ne sont plus considérés comme étant les paramètres les plus pertinents dans le déclenchement d’une réponse auto-immune. Ce sont, en effet, les importances relatives des populations microbiennes avec lesquelles notre organisme cohabite qui semblent gouverner leur impact. Un déséquilibre de notre flore bactérienne pourrait induire un glissement de la tolérance du soi et du microbiote commensal vers une reconnaissance des tissus, provoquant alors des dommages. La cavité buccale se trouve ainsi au centre de la relation entre dysbiose et auto-immunité. Considérant qu’elle présente le deuxième microbiote de l’organisme en termes de variété, mais aussi qu’elle représente une zone privilégiée de contact avec les agents pathogènes, il est désormais admis que l’éducation du système immunitaire repose fortement sur l’environnement que constitue la cavité buccale. La rencontre du système immunitaire avec les antigènes exogènes s’y déroule en effet dès les premiers âges de la vie. Toute altération du microbiote buccal peut donc avoir des conséquences sur la régulation des réponses immunitaires et sur le maintien des mécanismes de tolérance [7, 10. L’auto-immunité pourrait ainsi dériver de situations de dysbiose prolongées.
Microbiote et auto-immunité, vers une vision intégrative de l’impact des agents pathogènes sur la pathogenèse des maladies auto-immunes
L’être humain étant un holobionte, il intègre un ensemble hétérogène de microorganismes à sa surface. Ces microbes sont, pour la plupart, symbiotiques, s’adaptant à l’individu et à leur localisation anatomique (la peau, l’intestin, la cavité orale [13]). Le microbiote oral est le deuxième microbiote le plus complexe du corps humain, juste derrière le microbiote intestinal. Il est constitué de divers micro-organismes, notamment des bactéries, des virus, des champignons, des archées et des protozoaires. Une certaine continuité existe entre les différents microbiotes : un transfert de certaines espèces bactériennes, présentes dans le microbiote oral, a en effet été observé vers le microbiote intestinal, dans des modèles murins [14, 15. Le microbiote oral joue un rôle essentiel dans le maintien de la santé bucco-dentaire de l’hôte, en réprimant la croissance d’agents pathogènes opportunistes, et en régulant les réponses inflammatoires qui sont induites. Une perturbation de la diversité microbienne orale peut provoquer une dysbiose. Le microbiote oral peut alors être à l’origine d’une inflammation chronique, d’affections bucco-dentaires (caries et parodontopathies) et moduler l’activité de maladies systémiques, comme les diabètes ou certaines atteintes auto-immunes, en particulier la polyarthrite rhumatoïde [16].
Le microbiote oral joue un rôle important dans le processus pathogénique et le développement de nombreuses maladies bucco-dentaires et systémiques. L’augmentation du taux d’incidence de plusieurs maladies auto-immunes et inflammatoires observée au cours de ces dernières années, pourrait être la conséquence d’une telle dysbiose. Le microbiote oral, et ses perturbations, ont en effet été associés au développement de certaines maladies auto-immunes systémiques et spécifiques d’organes, notamment le syndrome de Gougerot-Sjögren, le lupus érythémateux disséminé, la polyarthrite rhumatoïde, la maladie de Behçet, la maladie de Crohn et le psoriasis, les maladies auto-immunes bulleuses (pemphigus, pemphigoïde bulleuse, pemphigoïde vulgaire). Néanmoins, son rôle dans la pathogenèse de ces maladies reste à définir [1].
La dysbiose du microbiote oral et l’inflammation chronique qui lui est associée pourraient déclencher une réponse auto-immune par divers processus, tels que la surproduction d’auto-antigènes, la présence de super-antigènes, la complémentarité des auto-antigènes, la dérégulation des récepteurs de l’immunité innée (les récepteurs Toll-like, TLR), l’amplification de l’auto-immunité par modification des profils d’expression cytokinique, le mimétisme moléculaire, la translocation microbienne et l’activation ou l’inhibition des récepteurs liés à l’auto-immunité [1]. Ces déséquilibres de la composition microbienne pourraient être « le chaînon manquant » permettant d’expliquer les étiologies des maladies auto-immunes. Ils pourraient aider au diagnostic précoce de ces maladies, se rattachant aux deux hypothèses que nous avons évoquées, avec une recherche sur les modifications des réponses immunitaires qu’ils induisent, et l’apparition d’épitopes bactériens qui permettraient une reconnaissance croisée avec des structures endogènes exprimées par les tissus agressés (Figure 1).
Figure 1. Rôle potentiel du microbiote sur l’étiologie des maladies auto-immunes. |
La dysbiose du microbiote oral a été décrite dans le syndrome de Gougerot-Sjögren, une maladie auto-immune caractérisée par une infiltration lymphoïde des glandes salivaires et lacrymales, responsable d’une sécheresse buccale et oculaire. Elle peut apparaître indépendamment de l’hyposalivation [7]. Un lien entre infection et auto-immunité a également été décrit pour des infections virales. Une association entre le syndrome de Gougerot-Sjögren et le virus d’Epstein-Barr a en effet été suggérée [18]. Dernièrement, une augmentation de manifestations auto-immunes a également été observée suite à des infections par le SARS-CoV-2 (severe acute respiratory syndrome coronavirus 2) [19]. Le cas le plus documenté d’un impact entre dysbiose et auto-immunité reste celui de la polyarthrite rhumatoïde avec un lien établi avec des bactéries du microbiote buccal, plus particulièrement des souches pathogènes qui sont associées aux parodontites [20].
Polyarthrite rhumatoïde et parodontite
La polyarthrite rhumatoïde est une maladie rhumatismale inflammatoire chronique, caractérisée par une inflammation et des lésions chroniques des membranes synoviales des articulations et une érosion des os. En l’absence de traitement, elle aboutit à une destruction irréversible du cartilage de plusieurs articulations, associée à des douleurs, des difformités et une déchéance fonctionnelle diminuant la qualité de vie [21]. La polyarthrite rhumatoïde est à la fois une maladie à expression systémique, du fait des manifestations inflammatoires extra-articulaires (atteintes, occasionnellement, des poumons, des vaisseaux sanguins, des yeux et de la peau), et auto-immunes, caractérisée par la production d’anticorps anti-peptides citrullinés (ACPA), qui reconnaissent des protéines du soi ayant subi une citrullination (une transformation d’une arginine en citrulline). Comme de nombreuses maladies inflammatoires auto-immunes chroniques, elle est associée à des facteurs de risque génétiques, hormonaux et environnementaux. Les ACPA peuvent être retrouvés dans d’autres maladies inflammatoires chroniques, comme le lupus, la broncho-pneumopathie chronique obstructive, et plus particulièrement, les parodontites [21].
L’atteinte parodontale est décrite comme un facteur de risque remarquable, modifiable, favorisant la survenue d’une polyarthrite rhumatoïde. Les parodontites sont des maladies immuno-inflammatoires chroniques multifactorielles associées à des biofilms bactériens dysbiotiques. Par des mécanismes assez similaires à ceux retrouvés dans la polyarthrite rhumatoïde, l’os alvéolaire, servant au soutien des dents, subit une destruction progressive. Cette résorption osseuse conduit, à terme, à la perte des dents. L’apparition et l’évolution de ces maladies dépendent non seulement de la pathogénicité des bactéries parodonto-pathogènes, mais également de la génétique et des facteurs de risques environnementaux et comportementaux qui affectent la sensibilité de l’hôte [22]. Alors que plusieurs études indiquent que les sujets souffrant de parodontite sont plus susceptibles de développer une polyarthrite rhumatoïde, d’autres mettent, inversement, en évidence une prévalence ou un risque et une sévérité accrus de la parodontite chez les sujets malades.
Parodontites et polyarthrites sont donc toutes deux caractérisées par une inflammation chronique, une dégradation du tissu mou, une érosion osseuse, des niveaux élevés de marqueurs inflammatoires, des réponses immunitaires humorale et cellulaire, similaires mais inadaptées, et un fond immunogénétique qui les favorise. Les données de plusieurs études ont révélé l’association bidirectionnelle entre polyarthrite rhumatoïde et parodontite. Actuellement, les étiologies de ces deux entités restent cependant considérées comme indépendantes, malgré les nombreuses similitudes. Les causes avancées pour expliquer cette association entre parodontite et polyarthrite rhumatoïde sont multiples. L’exposition à des facteurs de risques similaires, environnementaux ou comportementaux, ainsi qu’un fond génétique commun, pourraient favoriser une association non causale entre les deux maladies, avec des susceptibilités parallèles [22, 23. La présence de bactéries parodonto-pathogènes, impliquées dans la pathogenèse de la parodontite, favorise la survenue de la polyarthrite rhumatoïde. Dans le cadre de l’hypothèse d’une origine infectieuse de l’auto-immunité, ces bactéries seraient des candidates intéressantes pour expliquer le passage d’une inflammation chronique à une réponse auto-immune. Les parodontites généreraient ainsi une augmentation de l’incidence, de l’activité ou de la progression de la polyarthrite rhumatoïde, et inversement [23].
Parodontites et polyarthrite rhumatoïde : d’une association vers une convergence étiologique ?
Porphyromonas gingivalis, agent étiologique majeur de la parodontite, a été mis en cause dans l’induction de la citrullination de protéines endogènes, la modification post-traductionnelle qui conduit à la génération d’anticorps anti-protéines/peptides citrullinés. Ces anticorps sont des biomarqueurs caractéristiques de la polyarthrite rhumatoïde. P. gingivalis produit en effet une enzyme, la peptidylarginine déiminase, capable de citrulliner les protéines et donc de participer à l’expression des cibles des anticorps anti-protéines citrunillées [24–26]. L’exposition à P. gingivalis semble être un facteur de risque dans la polyarthrite rhumatoïde. Cette bactérie pourrait donc représenter le lien entre parodontite et polyarthrite rhumatoïde. D’autres agents parodonto-pathogènes, comme la bactérie Aggregatibacter actinomycetemcomitans (Aa), seraient également à l’origine d’une hypercitrullination des protéines endogènes. Aa est l’un des agents bactériens qui a été le plus associé à des formes sévères de parodontopathies [13, 27. Notons que ces bactéries, ou leur matériel génétique, peuvent atteindre le liquide synovial des articulations. P. gingivalis est en effet capable d’envahir et d’infecter les chondrocytes primaires et d’altérer les réponses cellulaires, ce qui pourrait contribuer aux lésions tissulaires observées dans la polyarthrite rhumatoïde. Dans les chondrocytes, P. gingivalis retarde également l’avancée du cycle cellulaire et augmente l’apoptose cellulaire [28]. Ces observations suggèrent que la parodontite et les bactéries parodonto-pathogènes pourraient jouer un rôle clé dans l’initiation de l’auto-immunité liée à la polyarthrite rhumatoïde.
Les altérations induites par la polyarthrite rhumatoïde peuvent également prédisposer les individus à la parodontite. La perte par les patients de leur dextérité manuelle, qui est nécessaire aux pratiques d’hygiène buccale, ou le traitement visant à contrôler la maladie, peuvent favoriser la présence de bactéries pathogènes au niveau des gencives, mais des altérations du système immunitaire pourraient également être impliquées. Plusieurs mécanismes sont à l’origine du développement d’une parodontite, dont la perte dentaire chez les patients souffrant d’une polyarthrite rhumatoïde qui présentent une perte osseuse globale, mais également les médicaments utilisés pour contrôler leur inflammation. La polyarthrite rhumatoïde est associée à une inflammation globale, caractérisée par des taux élevés de médiateurs de l’inflammation dans la circulation, tels que la protéine C réactive (CRP), le facteur de nécrose tumorale alpha (TNF-α), la prostaglandine E2 (PGE2), les métalloprotéinases matricielles (MMP-8 et 9), et les cytokines IL(interleukine)-1 et IL-6. Ces cytokines stimulent les cellules résidentes du liquide synovial et du parodonte pour produire des MMP qui dégradent le tissu conjonctif et induisent la différenciation des ostéoclastes. La réponse immuno-inflammatoire est ainsi associée à l’ostéoclastogenèse qui engendre une perte osseuse généralisée, et va également dégrader l’os périarticulaire [29]. La majorité des études sur l’association de la parodontite et de la polyarthrite rhumatoïde ont confirmé une interrelation entre les deux maladies, notamment des similitudes cliniques et immunologiques (Figure 2). Cependant, des recherches complémentaires restent nécessaires pour élucider les mécanismes qui relient ces deux maladies. Une relation causale entre les deux reste ainsi à prouver [30].
Figure 2. Schéma illustratif des mécanismes possibles dans la relation entre parodontite et polyarthrite rhumatoïde. |
Conclusion
La relation entre auto-immunité et cavité orale se renforce au fur et à mesure que l’auto-immunité dévoile la complexité des mécanismes mis en jeu. La frontière entre les processus auto-immuns et les parodontites devient plus intriquée, avec la progression de notre compréhension de l’étiologie de ces deux maladies. Il reste cependant encore beaucoup de points à étudier pour affirmer qu’une maladie auto-immune, telle que la polyarthrite rhumatoïde, nécessite un évènement infectieux initial, ou pour qualifier les parodontites de maladie auto-immune. Quelle que soit la nature des mécanismes gouvernant l’apparition des maladies auto-immunes, la cavité orale, qui participe à l’éducation du système immunitaire, y est très probablement impliquée.
Le rôle des microbiotes dans la santé et, par extension, sur l’apparition et la progression de maladies inflammatoires chroniques, dont font partie les pathologies auto-immunes, impose une démarche prophylactique.
Les chirurgiens-dentistes se retrouvent ainsi en première ligne pour le dépistage des maladies auto-immunes ayant des manifestations orales. Ils ont surtout un rôle à jouer pour promouvoir les comportements préservant des microbiotes oraux. La prévention des parodontites, et donc la préservation d’un microbiote commensal oral « sain », gagne en importance. C’est en effet un enjeu de santé publique mondiale, en permettant de lutter contre l’une des principales causes de pertes dentaires, mais représente aussi un moyen de limiter les perturbations du fonctionnement du système immunitaire.
Liens d’intérêt
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
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Liste des tableaux
Manifestations buccales courantes de certaines maladies auto-immunes systémiques ou non spécifiques d’organes. ATM : articulation temporo-mandibulaire.
Manifestations buccales courantes de certaines maladies spécifiques d’organes.
Liste des figures
Figure 1. Rôle potentiel du microbiote sur l’étiologie des maladies auto-immunes. |
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Figure 2. Schéma illustratif des mécanismes possibles dans la relation entre parodontite et polyarthrite rhumatoïde. |
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