Open Access
Issue
Med Sci (Paris)
Volume 39, Number 6-7, Juin-Juillet 2023
Page(s) 569 - 574
Section Repères
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/2023074
Published online 30 June 2023

© 2023 médecine/sciences – Inserm

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« Les humanités en santé : approches de terrain » sont coordonnées par Claire Crignon, professeure d’histoire et de philosophie des sciences à l’université de Lorraine, qui a créé le master « humanités biomédicales » à Sorbonne université.

Vignette (© DR).

Comment distinguer ce qui relève de l’urgence de ce qui n’en relève pas ? Les définitions de l’urgence et des critères de priorisation des patients et patientes dont les symptomatologies sont éloignées de l’urgence vitale sont des questions médicales classiques. Cependant, elles présentent une acuité croissante du fait de la crise grave et durable que traversent l’hôpital public et les services d’urgences, en particulier en France. Dès lors, y répondre requiert de s’appuyer sur des critères biomédicaux, mais aussi d’analyser les contextes sociaux et organisationnels, les politiques sanitaires dans lesquels elles se posent, ainsi que les normes sociales qu’elles véhiculent. Par exemple, au plus fort de la première vague de la pandémie de Covid-19 (coronavirus disease 2019), la baisse de fréquentation des urgences a souvent été interprétée, notamment par des médecins, comme la preuve que la mission de ces services était habituellement dévoyée par les usagers – cette assertion s’inscrivant dans un discours porté par des urgentistes depuis une vingtaine d’années.

En s’appuyant sur une revue de la littérature issue de la médecine et des sciences sociales, l’enjeu de cet article est de documenter l’articulation des définitions médicales et sociales des patients qualifiés de « non urgents » et les manières dont elles se traduisent dans des critères de priorisation, de sélection et d’orientation et, ainsi, de construire une réflexion éthique autour des problématiques de l’accueil de ces patients aux urgences.

Crise des urgences et du système de soins

En 2019, un mouvement de grève d’une ampleur sans précédent s’est étendu pour atteindre, selon le collectif Inter-Urgences1, plus de la moitié des services d’urgences publics avant d’être stoppé par la pandémie de Covid-19. Il mettait notamment en avant le manque de personnel médical et paramédical, le turn-over 2 important, les rappels sur les jours de repos, le cumul d’heures supplémentaires. En mai 2022, au décours de la crise pandémique, 120 services d’urgences étaient contraints de limiter leur activité ou de s’y préparer. Les situations critiques que décrivent les personnels d’urgence ne sont pas sans conséquence sur la prise en charge des patients. Par exemple, en octobre 2022, une femme est décédée dans un service d’urgences d’Île-de-France une heure après sa prise en charge médicale. Elle avait attendu six heures sur un brancard avant d’être examinée par un médecin [1]. En décembre 2022, le syndicat Samu Urgences de France dénombrait 32 « morts inattendues », recensant les « patient(s) décédé(s) durant une attente au SAU (service d’accueil des urgences) » ou « en préhospitalier faute de possibilité d’engagement de SMUR » [2]. Ces drames révèlent la crise que traversent les urgences hospitalières, qui connaissent une augmentation d’activité continue3 et des pics d’affluence de plus en plus fréquents – ce phénomène s’inscrivant dans un contexte général d’accroissement de la fréquentation des services d’urgences dans les pays occidentaux [3].

Cette saturation cause des dysfonctionnements majeurs, dont le retard de prise en charge des patients. Ce retard affecte notamment la prise en charge de la douleur, le bénéfice thérapeutique des traitements et, plus globalement, les risques de complications et de mortalité [4]. Une attente prolongée favorise, par ailleurs, l’apparition de violences verbales ou physiques de la part des patients ou de leurs accompagnants à l’encontre du personnel soignant [5]. Enfin, en raison des délais d’attente, des patients quittent les urgences sans avoir été examinés ou contre avis médical : une étude menée en 2013 par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) évalue à 2,5 % la proportion de ces patients ayant quitté les urgences [6]. Cela représente un risque pour leur santé et, pour un nombre significatif d’entre eux, les amène à se présenter à nouveau aux urgences dans les jours suivant leur première visite, parfois dans un état de gravité plus avancé [7].

De nombreux facteurs expliquent cette situation de saturation chronique. En amont des services d’urgence, on observe une augmentation du nombre de patients, une complexité croissante des cas (liées notamment au vieillissement de la population), ainsi qu’un manque de médecins de ville et de structures de soins de premier recours accessibles [8]. Au sein des services, outre le manque de personnel, sont en jeu les délais pour obtenir les examens, en particulier d’imagerie, et les consultations spécialisées, mais aussi l’augmentation des exigences de documentation et des actes d’écriture relatant l’intervention [9]. En aval, il faut considérer le manque de lits à la sortie du service d’urgence, du fait de politiques publiques ayant entraîné une réduction des places d’hospitalisation complète4 à l’hôpital, mais aussi dans les établissements de soins de suite.

Discours professionnels et médiatiques, mesures politiques

De nombreux professionnels de l’urgence dénoncent l’augmentation du nombre de passages « inappropriés » de patients perçus comme « non urgents » et interférant avec la prise en charge de l’urgence « vraie ». Ces considérations se reflètent dans la profusion d’articles médicaux consacrés à définir et à dénombrer les passages appelés « non urgents » ou « inappropriés » dans les services d’urgences et à proposer des solutions au problème5. Le phénomène de l’afflux croissant de ces patients « non urgents » est aussi largement relayé dans l’espace médiatique, employant un vocabulaire exprimant un jugement négatif à l’égard du comportement de certains patients qui « abuseraient » des urgences en venant se faire soigner pour de la « bobologie » [11]. Un exemple particulièrement frappant est celui de la réception positive par les médias du livre de Sonia Camay (nom de plume d’une ancienne urgentiste), paru en 2019, intitulé Patients casse-couilles. Fous rires aux urgences, un recueil d’anecdotes qui propose de rire du « florilège de patients qui n’ont rien à faire là » [12].

La réorientation des patients « non urgents » vers d’autres structures de soins est considérée comme une issue possible au problème de saturation pour beaucoup d’acteurs, professionnels de santé et institutions publiques. Plusieurs travaux institutionnels récents ont été consacrés aux solutions permettant de restreindre l’accès des urgences aux seules personnes dont les motifs sont jugés urgents [1314], notamment en définissant des stratégies « responsabilisant » les usagers. C’est le cas du Forfait Patient Urgence, introduit par la loi de financement de la sécurité sociale de 2021, et appliqué depuis janvier 2022. Ce forfait, de 19,61 euros, remplaçant le ticket modérateur, est facturé à « chaque personne qui se rend aux urgences sans être hospitalisée », sauf exceptions [15]. Il peut, sur décision de l’établissement, être directement réglé lors du passage aux urgences, et non plus à la réception de la facture6. Il répond à un double enjeu : faciliter le recouvrement, mais aussi fonctionner comme un outil de désincitation à se rendre aux urgences [16]. L’étude d’impact de cette loi de financement indique ainsi : « La réforme s’inscrit dans l’objectif global de repositionner pleinement la médecine de ville dans son rôle de premier recours via l’affichage d’un reste à charge lisible et connu par avance par les assurés (signal prix) là où aujourd’hui l’absence de facturation immédiate en sortie de service des urgences alimente le sentiment de gratuité du recours aux urgences en comparaison avec le recours à un médecin de ville » [17]. Ainsi, cette mesure établit un lien entre la venue aux urgences de patients pour des motifs qui pourraient et devraient être traités par la médecine de ville, et une perception indue de la « gratuité » des urgences.

Des critères médicaux aux critères sociaux et moraux de l’urgence

Il semble complexe d’établir une définition objective et générale de la « non urgence ». La littérature médicale montre en effet une grande variabilité de définitions selon les critères choisis pour définir l’« urgence ». En 2011, une revue systématique de la littérature médicale anglophone montre que les méthodes utilisées pour comptabiliser les visites définies comme « non urgentes » diffèrent d’une étude à l’autre – ce qui explique que les proportions trouvées soient si disparates (entre 4,8 % et 90 %, avec une médiane de 32 %) [18]. Plusieurs outils (grilles, algorithmes) visant à identifier les patients « non urgents », possiblement orientables hors des urgences, ont été proposés, mais aucun d’entre eux n’a été majoritairement adopté jusqu’à présent [8, 19]. Par exemple, certains outils de tri utilisés dans les services d’urgences, s’ils sont performants pour la population générale, se révèlent sous-estimer la sévérité des maladies des personnes âgées [20]. Deux études françaises récentes suggèrent en outre que les passages qui sont jugés « inappropriés » sont corrélés à la vulnérabilité socio-économique des patients (absence de couverture par l’Assurance maladie et par une mutuelle) [21], et sont ainsi plus fréquemment observés dans des territoires qui sont socialement défavorisés [22].

Si la définition de l’urgence et les recommandations la concernant relèvent du champ biomédical, les questions de catégorisation et de tri mobilisent aussi depuis longtemps la sociologie, à la fois sociologie du travail, sociologie des institutions et sociologie de la santé. Les urgences constituent le lieu du tri par excellence. Les décisions de priorisation, de sélection et d’orientation qui y sont prises, offrent un terrain de choix pour documenter l’articulation entre les critères médicaux et les critères sociaux qui président à l’accès aux soins [23, 24].

Ainsi, la littérature en sociologie montre que les équipes soignantes construisent de manière collective des profils types de patients, dont les caractéristiques influencent leurs attitudes face à de nouveaux patients qui sont alors perçus comme appartenant à telle ou telle catégorie pré-définie. Dès les années 1960, des sociologues américains se sont intéressés aux processus de catégorisations en milieu de soin [25]. En 1967, à la suite des travaux pionniers de Bernard G. Glaser et Anselm Strauss sur la mort à l’hôpital [2628], David Sudnow montre que les patients conduits aux urgences en état de mort apparente, ne suscitent pas les mêmes efforts de réanimation selon leur appartenance sociale perçue [29]. Cette prise en charge différentielle se fait avant tout selon l’âge, mais aussi selon des considérations morales et d’intérêt scientifique potentiel du cas, ce que David Sudnow regroupe sous le terme de « valeur sociale », emprunté à Glaser et Strauss. En 1998, Stefan Timmermans montre que les évolutions spectaculaires des techniques de réanimation, de la standardisation des protocoles de décision et de l’extension de la législation en la matière, n’ont pas diminué les différences de prise en charge des personnes en arrêt cardio-respiratoire selon des considération morales et sociales [30].

En plus de la différenciation des pratiques médicales selon la « valeur sociale » du patient, les études sociologiques ont contribué à révéler des phénomènes de rationnement de soins envers les patients jugés illégitimes car présentant des symptômes trop bénins. Dès la fin des années 1960, le sociologue américain Julius Roth (université de Californie) s’intéresse aux patients perçus comme « non urgents » dans quatre services d’urgences [31]. Il analyse les manières dont les professionnels, en plus de catégoriser les patients selon leur « valeur sociale », prennent en considération un critère de légitimité : ils évaluent le caractère approprié ou non des passages selon, d’une part, leur conception de la mission des urgences et, d’autre part, selon la bonne coopération des patients avec l’équipe. Les personnels se plaignent que les patients se présentent pour des affections mineures ou chroniques et ainsi « abusent » des urgences pour des questions de confort (l’accès aux soins est plus rapide dans les services d’urgences que dans les services de consultations, les urgences sont ouvertes 24 h sur 24, etc.). Roth remarque que les cas « non urgents » sont donc traités de manière routinière sans susciter d’efforts dans le travail diagnostique.

Au Royaume-Uni, les équipes des urgences, dans lesquelles Roger Jeffery (université d’Edimbourg) enquête en 1979, considèrent que les patients « non urgents » (« trivia », anecdotiques) font partie des « daubes habituelles » (« normal rubbish ») [32]. Cet étiquetage se fonde sur les caractéristiques médicales et sociales des patients, et génère des réactions hostiles et punitives à leur encontre (typiquement, un allongement délibéré du temps d’attente) [32]. En 1989, David Hughes (Swansea university) montre comment les catégorisations opérées par les agents d’accueil peuvent avoir un impact sur la prise en charge des patients par l’équipe soignante en ce qu’elles les conduisent à rétrograder les patients jugés illégitimes dans l’ordre de passage, ou à les renvoyer vers leur médecin traitant [33].

En 1997, les sociologues Agnès Camus, et Nicolas Dodier (Centre d’étude des mouvements sociaux), introduisent la notion de « mobilisation différenciée » pour qualifier le comportement des équipes soignantes aux urgences [34]. Les patients acquièrent une « valeur mobilisatrice » plus ou moins importante aux yeux du personnel selon des critères cliniques (« urgence vraie » vs « consultations » et demandes « sociales ») et selon l’intérêt intellectuel de la maladie : la mobilisation est d’autant plus grande que les médecins, notamment en formation, considèrent les cas comme intéressants et pensent avoir quelque chose à apprendre de la prise en charge. L’équipe médicale est donc partagée entre l’injonction à prendre en charge toutes les maladies (injonction légale mais aussi intériorisée) et la logique de mobilisation différenciée, en fonction de ce que la prise en charge va leur apporter en termes de connaissances, de publications possibles, de reconnaissance des pairs, etc.

En 2001, Carine Vassy (Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux) s’intéresse à la réorientation des patients hors des urgences dans un établissement de la banlieue parisienne [35]. L’évaluation du degré de légitimité des motifs de consultation par le personnel de santé y repose sur des critères non seulement cliniques, mais aussi organisationnels, moraux (les équipes considéraient que les patients ne devaient pas venir aux urgences par « commodité ») et sociaux. Cette évaluation mène à un phénomène de « micro-rationnement » de soin : certains patients perçus comme « non urgents » ne sont pas admis au sein du service, et celles et ceux qui le sont reçoivent des soins de moindre qualité : rétrogradation dans l’ordre de passage, temps moindre accordé par les soignants, etc. Dans le service étudié, certains membres de l’équipe soignante perçoivent le rationnement des soins comme une stratégie permettant de faire face à l’afflux croissant de patients dans un contexte de ressources humaines limitées. Dans la lignée des travaux de J. Roth et R. Jeffery sur les catégorisations sociales, Carine Vassy apporte cependant de la nuance : les personnels soignants enquêtés faisaient bien des distinctions entre les besoins supposés des patients selon leur classe sociale présumée, mais les personnes perçues comme issues de classes aisées étaient plus facilement réorientées hors des urgences au motif qu’elles n’étaient pas dans le besoin et pouvaient aisément recourir à la médecine libérale. Si les soignants jugeaient que les personnes se présentant à l’accueil n’étaient pas familières avec le système de soins français, avaient des ressources économiques faibles, des problèmes sociaux (isolement, difficultés familiales), ou étaient hors des dispositifs assurantiels, celles-ci avaient, en revanche, plus de chances d’être admises.

Ces recherches permettent de comprendre comment les règles fixées par l’établissement ou par les professionnels de santé, sont modulées par les acteurs en charge de les appliquer selon des normes morales qui ont des composantes à la fois individuelles et collectives. Ils agissent comme des gardiens [36] ayant pour mission de contrôler les passages qu’ils jugent inappropriés.

Les pratiques de triage ne sont pas menées unilatéralement par les professionnels de santé. Alexandra Hillman, sociologue britannique (Swansea university), montre que les patients et leurs accompagnants participent au travail de catégorisation en ce qu’ils tentent de prouver la légitimité de leur venue [37]. Pour être considérés comme légitimes par l’équipe soignante, les patients jugés « non urgents » doivent en effet démontrer que leur passage est justifié, par exemple, en décrivant les démarches de soin qu’ils ont effectuées avant de se rendre aux urgences. Cet aspect méconnu du processus de tri soulève des questions sur la manière dont les patients mobilisent des ressources pour peser sur les décisions qui seront prises par les soignants.

D’autres travaux récents déplacent la focale et examinent les processus de catégorisation comme moyens de favoriser l’accès aux soins. Dans le service enquêté par l’anthropologue Mara Buchbinder (université de Californie), les patients « non urgents » (with non-urgent complaints) souffrant de dorsalgies chroniques, en grande majorité sans couverture par une assurance maladie, se voyaient refuser la réalisation d’IRM (imagerie par résonance magnétique) réservées aux seules urgences immédiates, mais ils étaient cependant assistés dans leurs démarches pour accéder à d’autres structures de soin adaptées à leur situation [38]. De même, dans un service d’urgences roumain, les patients perçus comme ayant des motifs de consultation « non urgents » mais jugés « raisonnables » (typiquement des personnes habitant des zones rurales reculées et sans autre accès aux soins) échappent aux efforts de discipline du personnel [39].

L’ensemble de ces travaux montre ainsi que l’évaluation du caractère approprié des visites aux urgences et, par extension, le travail de priorisation effectué par les professionnels de santé ne reposent pas uniquement, loin s’en faut, sur des considérations cliniques. En s’appuyant sur des structures sociales porteuses de normes, les processus de catégorisation tendent à les reproduire [38, 40]. La production de catégories aux urgences, comme dans d’autres espaces de soin, s’appuie donc sur les grands axes de la différenciation sociale, notamment les variables de genre [41], de race (comprise comme construction sociale) [42], d’âge [29] et de classe [4345].

Conclusion

Dans les contextes budgétaire et organisationnel actuels, la nécessité de réduire le nombre de prises en charge aux urgences afin d’assurer la sécurité et la qualité des soins est communément admise [46]. Cependant, si la mise en place de protocoles de tri témoigne de la nécessité de prioriser les prises en charge avant tout pour assurer une réponse prompte à l’urgence vitale, ce processus de classification des patients tend à rendre illégitimes les passages qui ne relèvent pas de l’urgence vitale et qui sont pourtant majoritaires [45]. Ces productions localisées de catégories méritent d’être replacées dans le contexte plus large de la transformation profonde de la fonction des services d’urgences, pris entre majoration des contraintes budgétaires à l’hôpital et évolutions de la médecine de ville7.

Ainsi, les pratiques d’identification et de prise en charge des patients « non urgents » aux urgences ouvrent de multiples questions concernant leur impact sur la qualité des soins hospitaliers, sur le travail clinique des professionnels, et, plus largement, sur l’éthique du soin. En effet, ces pratiques font peser sur les professionnels le fardeau de choix moraux qui, en fonction de contextes sociaux, de contraintes organisationnelles et de limitations des ressources sur lesquels ils n’ont pas prise, consistent à décider qui attendra ou non, qui sera soigné ici ou ailleurs et, parfois, qui sera soigné ou non. Ces pratiques peuvent conduire à des discriminations faisant obstacle à un accès équitable aux soins, en particulier des patients qui en ont le plus besoin. Dès lors, notre analyse ouvre au moins sur deux champs de recherche pour les sciences sociales, ainsi que sur la philosophie de la médecine et la philosophie morale. Premièrement, il convient de poursuivre la documentation des pratiques de priorisation à l’œuvre aujourd’hui dans les services d’urgences des hôpitaux publics mais aussi des hôpitaux privés (qui sont des lieux encore peu investigués alors qu’ils comptabilisent environ 20 % des passages aux urgences [10, 43]), et d’expliciter les critères moraux et sociaux qu’elles mobilisent. Deuxièmement, il convient de documenter ces pratiques dans d’autres domaines de la médecine, en particulier hospitalière. De tels travaux semblent indispensables afin de contribuer à des décisions d’accès aux soins ou de réorientations plus réflexives et plus justes.

Liens d’intérêt

Les auteures déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.


2

En français, rotation de l’emploi.

3

Les passages aux urgences ont quasiment doublé en vingt ans, sans que cela s’explique par la seule évolution démographique.

4

La DREES comptait près de 16 000 places en moins dans le secteur public entre 2003 et 2019 [10].

5

Une recherche dans Pubmed en recense 67 sur l’année 2019.

6

Il reste à documenter le nombre d’établissements ayant mis en place ce système de paiement à la sortie des urgences ainsi que les effets de ce dernier, notamment sur le travail des agents en charge de l’encaissement.

7

Un rapport sénatorial du 29 mars 2022, s’appuyant sur plusieurs travaux récents de la DREES, fait le constat d’une détérioration de l’accès de la population aux professionnels de santé, marquée par des « inégalités territoriales croissantes en matière médicale et les difficultés d’accès aux soins primaires dans certains bassins de vie »[47].

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