Open Access
Issue
Med Sci (Paris)
Volume 41, Octobre 2025
40 ans de médecine/sciences
Page(s) 10 - 15
Section Histoire de médecine/sciences
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/2025123
Published online 10 October 2025

Barre oblique et traits d’union

À la Bibliothèque nationale de France à Paris, on trouve conservés dans leur version papier et dans de gros volumes reliés, les numéros de médecine/sciences. La couverture du numéro 1 de mars 1985, édité à ce moment par Flammarion-Médecine, est d’une sobriété efficace, en blanc et en bleu métallisé, avec des formes rectangulaires servant de cadre à un sommaire ouvert par un éditorial d’Axel Khan sur « la saga des oncogènes ». Dans le bandeau supérieur, « m/s » s’imposait déjà. La barre oblique – nous n’écrirons pas « slash » ici – faisait dès 1985 l’identité graphique de la revue. Elle en symbolisait aussi les ambitions éditoriales : médecine/sciences serait un « trait d’union »1. D’une part, ce mensuel consacré au biomédical devrait servir le dialogue entre chercheurs et cliniciens et constituer un outil de transmission des connaissances dont les praticiens, les enseignants et les étudiants pourraient se saisir. D’autre part, il reposait sur une coopération bilatérale entre la France et le Québec. L’objectif était de valoriser le français comme une langue scientifique et technique, dans un environnement international dominé par les productions anglophones, grâce au haut niveau scientifique auquel cette nouvelle revue de communication scientifique francophone aspirait. Enfin, la revue constituait une forme originale de coopération et de négociation scientifiques internationales, en particulier par son comité des fondateurs2 qui réunissait des organismes français et québécois de la recherche, de la documentation, de la culture et des affaires étrangères, mais aussi par son comité de rédaction, son comité scientifique et son comité de parrainage.

Aussi, le projet médecine/sciences, qui aboutit en 1985, renvoie-t-il assez bien à ce que l’on nomme quarante ans plus tard « la diplomatie scientifique francophone ». L’expression qui n’était pas d’usage courant dans les années 1980 se développe désormais grâce au manifeste produit, en 2022, par l’Agence universitaire de la francophonie. Dans cette perspective, la diplomatie scientifique francophone est comprise comme « la collaboration entre les scientifiques et les politiques dans un espace francophone qui, au-delà d’une langue de partage, valorise les intérêts communs face à une compétitivité internationale accrue » [1]. La nouvelle appellation a pour objectif de valoriser une volonté politique, mais la rencontre entre francophonie [2], diplomatie, et, plus particulièrement la diplomatie scientifique, [3] n’est évidemment pas un fait nouveau.

Nous proposons ici des jalons pour analyser la genèse de médecine/ sciences à l’aune des transformations de la diplomatie scientifique francophone française au début des années 1980. Dans les premières années de la présidence de François Mitterrand, la création de la revue relevait d’un processus complexe engageant des acteurs clés de la relance de la recherche et de l’industrie, mais aussi le ministère des Relations extérieures – nouvelle dénomination des Affaires étrangères – qui menait une série d’actions offensives afin d’assurer à la France une place dans l’arène scientifique et technique internationale. La communication scientifique et technique s’affirmait comme un mode d’action privilégié pour accompagner les transformations de la recherche scientifique, en France et à l’international. L’article montre enfin comment la mobilisation des acteurs diplomatiques face aux divergences entre les collaborateurs français et québécois veilla à ce que la première année de médecine/sciences ne soit pas la dernière. Les pistes proposées reposent essentiellement sur des sondages réalisés dans les fonds Inserm3 déposés aux Archives nationales de Pierrefitte et dans les Archives diplomatiques de La Courneuve.

L’élan de 1981 : la montée en puissance de l’information et de la communication scientifiques et techniques pour le rayonnement international de la recherche française

La genèse de médecine/sciences s’inscrit dans l’élan donné par les Assises régionales de la Recherche et du colloque national « Recherche et technique » de 1982, qui devaient aboutir, quelque 25 ans après le colloque de Caen, à des propositions pour définir et donner à la France les moyens d’une politique scientifique d’excellence, en lien avec un nouvel essor technique et industriel pour enfin engager la sortie de la crise économique et sociale. De ce moment « mobilisateur » bien analysé par ailleurs [4, 5] deux axes furent particulièrement favorables à l’essor de ce projet d’édition scientifique francophone et impliquèrent certains de ses membres fondateurs, en particulier la Mission interministérielle d’information scientifique et technique (MIDIST) et l’Inserm. Premièrement, la volonté au plus haut sommet de l’État d’offrir à la France une place de choix dans « la division internationale du savoir » dans un contexte, rappelons-le, de Guerre froide extrêmement tendu, sur fond de crise des euromissiles. En avril 1981, François Mitterrand, encore candidat à l’élection présidentielle4, avait déjà identifié le cap pour la recherche en France : « […] les Nations ne sont plus maîtresses, pour elles-mêmes, de la vitesse à laquelle les innovations ou les découvertes sont mises à jour ou mises en application : c’est le pays le plus agressif, le plus audacieux, qui impose aux autres son rythme. Par le développement de la concurrence internationale, il peut aggraver la situation des producteurs de telle ou telle marchandise, dès lors qu’il a mis au point une technique de production révolutionnaire. Par le fantastique essor des moyens de communication, il peut montrer au monde ce qu’il sait faire et, finalement imposer une culture, un savoir, un modèle de développement. La question posée est dès lors simple : quelle place pour la France dans cette compétition internationale ? À la tête ou à la traîne ? Au cinquième rang, après les USA, l’URSS, le Japon, la RFA ou au premier rang ? Vassale ou éclaireur ? » [6].

Deuxièmement, une réflexion forte s’était engagée depuis plusieurs années sur le plan national en matière d’information scientifique et technique (IST), en relation avec la gestion des données, le développement de l’informatique et des nouveaux systèmes de télécommunications. Le début des années 1980 voit aussi la montée en puissance de la communication scientifique et technique. Il fut question de démocratisation de l’information, d’affirmation de la culture scientifique et technique – aussi comprise comme « culture du travailleur » – comme élément à part entière de « la » culture et de l’indépendance nationale [7]. La MIDIST, créée en 1979, en fut un agent majeur, en faisant de la défense du français comme langue scientifique et de technique une priorité [8].

La loi d’orientation et de programmation pour la recherche et le développement de la technologie en France du 15 juillet 1982 fit ainsi de la recherche et de la technologie une priorité nationale [5], avec une place de premier plan pour l’information et la communication scientifiques et techniques. L’Inserm, devenant un établissement public à caractère scientifique et technique (EPST), fit de la communication scientifique et technique une mission pleine et entière de l’Institut [4].

Du côté français, médecine/sciences, un projet exemplaire de « revue-phare »

Le projet médecine/sciences répondait, point par point, au modèle de « revues-phares » du programme mobilisateur n° 6 de la loi d’orientation et de programmation pour la promotion du français, comme langue scientifique et technique, et pour la diffusion de la culture scientifique.

Du côté de la MIDIST, il fallait revitaliser l’édition scientifique et technique française par rapport à ses concurrentes nord-américaines et européennes en surmontant des obstacles bien identifiés : « des lecteurs qui ne lisent pas assez, des acquéreurs institutionnels qui achètent peu […] et des auteurs qui ne rédigent pas toujours les ouvrages dont les lecteurs auraient besoin ». La stratégie visait donc à jouer sur l’offre et la demande, en élargissant un marché francophone trop réduit et en se focalisant sur la production de synthèses – « états de l’art » – un besoin identifié auprès du public averti dont on espérait ainsi éviter qu’il se tourne vers la production anglophone.

Dans d’autres secteurs, chimie, physique, électronique et traitement du signal, les projets de la MIDIST visaient à coordonner, transformer ou réviser le fonctionnement de périodiques préexistants. La revue Onde électrique devait ainsi accueillir davantage de synthèses à destination « du monde francophone de l’électronique ». La nouvelle revue Traitement du signal était une refonte de la Revue du CETHEDEC (centre d’études théoriques de la détection et des communications) en la dirigeant vers un public francophone élargi et en assurant le dialogue entre chercheurs et ingénieurs. Par ailleurs, la MIDIST accompagnait « la mutation » de la revue Sciences et techniques qui devait s’imposer comme revue technique et technologique française.

Pour le biomédical, l’idée de création d’une nouvelle revue s’imposa avec le projet médecine/sciences. Le rôle de passerelle entre chercheurs et cliniciens, la production de synthèses au cœur de chacun des numéros, sa vocation à atteindre les publics étudiants en firent d’emblée une production exemplaire du programme de « revues-phares » porté par la MIDIST.

Soulignons que médecine/sciences n’occupait pas, seule, le champ de la recherche biomédicale et en santé. La Recherche, revue de premier plan, qui avait pris la suite d’Atomes, produisait des articles concernant la recherche biomédicale, mais dans une faible proportion seulement. D’autres nouvelles revues concernaient ce secteur. Le mensuel Biofutur, lancé en 1982 était consacré aux actualités de la biotechnologie dans les domaines médical, agronomique et environnemental, pour opérer un rapprochement entre les acteurs de la recherche et de l’industrie, avec une ambition européenne [9]. Toujours en 1982, dans des perspectives très différentes, mais qui témoignent bien de l’émulation de cette période, le premier numéro de Sciences sociales et santé paraissait chez Eres, porté par un groupe de jeunes chercheuses et chercheurs, économistes, épidémiologistes et sociologues, qui avaient la volonté de mettre en œuvre une approche pluridisciplinaire [10]. Par ailleurs, la MIDIST soutenait aussi des projets très classique, tel que MEDEXPREX, une revue des sommaires des publications médicales en français, dans la lignée des catalogues à vocation universelle. Rappelons que si médecine/sciences s’inscrivait parfaitement dans les projets portés par la MIDIST, la revue tirait profit de démarches plurielles qu’il faut évoquer. En France, des discussions avaient été engagées dans les cercles gravitant autour de l’Inserm et de Flammarion-Médecine qui en fut le premier éditeur. Les relations entre l’organisme de recherche et la maison d’édition avaient été favorisées par les liens entre Jean Hamburger, médecin, chercheur, chef du service de néphrologie pédiatrique à l’hôpital Necker et directeur d’une unité de recherche à l’Inserm, et Henri Flammarion. La maison d’édition accueillait alors de grands noms de la scène biomédicale française, parmi lesquels Jean Dausset, Daniel Schwartz et Philippe Lazar, et un projet de revue y avait déjà été discuté. Rappelons ici que Suzy Mouchet, qui était à la tête du bureau d’éditions de l’Inserm, et qui représenterait l’Institut à médecine/sciences pendant de nombreuses années, y avait aussi exercé précédemment [11]. En outre, Philippe Laudat, à la Direction générale de l’Inserm, qui réorganisait, avec Lucie Degail, l’ensemble de l’information et de la communication scientifique de l’Institut, avait aussi participé à des discussions avec la MIDIST autour d’un possible Journal français de la Médecine, plurilingue.

À partir de 1982, l’ensemble de ces initiatives portées par les acteurs de la recherche française fusionna en faveur du projet médecine/sciences. Ce n’est qu’une partie de l’histoire et des travaux futurs devront établir les projets portés du côté des acteurs québécois.

médecine/sciences pour la diplomatie scientifique francophone française au Québec

Les initiatives prises dans le secteur de la recherche rejoignaient une autre ambition politique française, celle des relations diplomatiques entre la France et le Québec qui se jouaient particulièrement dans le domaine des relations culturelles, scientifiques et techniques et dans le cadre de la francophonie, entendue au sens large.

Au début des années 1980, en lien avec l’orientation prise par l’Élysée, la direction générale des Relations culturelles scientifiques et techniques du ministère français des Relations extérieures multipliait « les opérations de défense » du français à l’étranger, avec des actions dans l’animation culturelle et dans le secteur audiovisuel. Le français scientifique et technique, intimement lié à la diffusion de la « pensée scientifique française », devenait « une véritable priorité » de la diplomatie culturelle, scientifique et technique du Quai d’Orsay [12]. La modernisation de ce secteur avait déjà été enclenchée en 1979 à l’aune du rapport de Jacques Rigaud qui prônait aussi des relations moins asymétriques, invitant la France à se dégager de toute nostalgie et de « paternalisme » à l’égard de ses partenaires étrangers et en particulier au sein de la francophonie [13]. Le réseau des centres d’étude et de documentation scientifiques et techniques devenait emblématique de cette politique avec des opérations variées allant de l’enseignement, de l’incitation à utiliser la langue locale plutôt qu’une langue relais, au déploiement de dispositifs techniques permettant de fournir des informations terminologiques aux traducteurs scientifiques locaux et à la production de lexiques bilingues, y compris pour interroger les banques de données. Concrètement, dans le champ de la presse papier scientifique, la défense de la langue française pouvait passer par des interventions ponctuelles, au cas par cas, en intervenant auprès des revues anglophones, « sans trop d’illusions » pour laisser une place à des publications en français. Un autre moyen consistait à appuyer la promotion de revues comme La Recherche et Biofutur en finançant des abonnements et des campagnes d’information dans certaines régions du monde [12]. Il fallait aussi rechercher les publics destinataires de cette politique. Dans ce même élan, dans les enceintes multilatérales, la Conférence des ministres de la recherche et des techniques de l’Agence de coopération culturelle et technique, l’ancêtre de l’Organisation internationale de la Francophonie, se prononçait en faveur de la « création d’un espace francophone de l’information scientifique et technique ». Toutefois, du côté français, ce cadre était orienté vers la coopération technique et le développement pour prolonger les relations de la France avec d’anciennes colonies. Dans les faits, la MIDIST s’appuyait sur une série d’accords bilatéraux, avec des partenaires américains (États-Unis, Canada, Argentine, Brésil et Mexique), et quelques autres assez périphériques en Asie, notamment au Vietnam et en Chine [14].

Au sein de la francophonie, le choix du partenaire québécois pour monter le projet médecine/sciences s’était imposé. Cela faisait presque 20 ans que le gouvernement de la République française et le gouvernement du Québec avaient conclu l’entente du 23 novembre 1965 en vue « d’assurer la promotion du français comme langue scientifique et technique » [15]. Plusieurs programmes d’actions avaient été lancés et, au début des années 1980, une commission permanente de coopération franco-québécoise avait recommandé la création d’une revue de recherche biomédicale. Les liens avec les initiatives françaises devront être établis, mais il y eut là, a minima, des convergences très fortes. La MIDIST était aussi particulièrement intéressée à développer les relations avec le Québec, pour instaurer une coopération essentielle avec deux banques de terminologies, TERMIUM de l’Université de Montréal, pour opérer la traduction entre l’anglais et le français dans le secteur administratif, et la banque du Québec (BTQ) qui avait mandat de franciser et de normaliser des terminologies [14].

Si le contexte français était favorable, les analyses du Quai d’Orsay faisaient état au Québec d’une situation politique locale délicate dans laquelle la France devait jouer, avec précautions, sa partie. À l’heure des négociations sur le « rapatriement de la Constitution »5, il fallait plus que jamais pour la France mener une politique d’équilibre prudent entre le gouvernement fédéral d’Ottawa et le gouvernement de la province de Québec. On suivait la ligne établie par François Mitterrand : « pas de francophonie sans Québec ». Mais, il fallait conserver à l’esprit que la politique française auprès du Québec restait aussi l’aiguillon de la politique française au Canada, un levier pour mieux se faire entendre auprès du gouvernement fédéral.

Médecine/sciences du premier numéro au premier anniversaire : une aventure incertaine

Dans les réseaux diplomatiques français au Canada, plusieurs mois après la signature, le 17 mai 1984, du protocole d’entente pour trois ans, entre le gouvernement de la République Française et le gouvernement de Québec, on put sans doute se féliciter du lancement attendu de la revue en mars 1985. Il fut d’ailleurs relayé par la presse générale et spécialisée. « Le Québec et la France lancent médecine/sciences » pouvait-on lire dans le quotidien québécois de référence Le Devoir du 22 mars 1985 (Figure 1) [16]. Mais, très rapidement, l’évolution de médecine/sciences inquiéta, qu’il s’agisse des relations au sein du comité des fondateurs, entre les instances en charge de l’exécution – l’Inserm pour la France, la Société Médecine-Sciences au Québec –, ou du fonctionnement du comité de rédaction, mené par deux rédacteurs en chef, l’un pour la France, Jean-François Lacronique, l’autre pour le Québec, Michel Bergeron [17]. Au printemps 1985, les tensions furent telles entre les instances françaises et québécoises de la revue qu’une délégation québécoise6, soucieuse de faire émerger une solution et d’impliquer les acteurs politiques, porta ses doléances auprès du conseiller et de l’attaché culturels du consulat de France. Les tensions portaient sur la place des « notes originales » au sommaire de la revue, la reconnaissance visible du rôle du Québec, ainsi que des modalités clairement définies du partage du financement (70 % pour la France, 30 % pour le Québec). Les agents diplomatiques français repéraient une « situation dangereuse » à plusieurs titres. À travers le succès ou l’échec de médecine/sciences, se jouait l’avenir de la coopération France/Québec en matière de langue française et de recherche scientifique. Les conséquences de ces tensions pourraient dépasser les strictes relations franco-québécoises : « […] à s’installer durablement dans l’ère du soupçon, on finirait par remettre en cause une importante opération de promotion du français, langue scientifique internationale, qui est suivie avec attention au Québec et en Amérique du Nord comme une preuve de notre capacité à relever le défi de la communication scientifique internationale en français » [18].

thumbnail Figure 1

Coupure de presse issue du quotidien Le Devoir, daté du 22 mars 1985, conservée dans les archives diplomatiques (AMAE 156INVA/297)

Les débats au sein du comité de rédaction, notamment entre une vision française favorable à une revue de synthèse et conforme aux objectifs fixés par la MIDIST et une vision québécoise favorable à la production d’articles originaux ont déjà été analysés [19]. De notre point de vue, ce différend fort doit aussi être examiné à la lumière des relations scientifiques et culturelles, ainsi que des images de l’Autre, notamment des stéréotypes, entre la France et le Québec, porteuses de nombreuses ambivalences. Citons à titre d’exemple, un papier de la presse québécoise, dressant un tableau des vingt ans de l’entente francoquébécoise, fondé notamment sur l’analyse du diplomate québécois Jean-Paul L’Allier. L’article rapportait la distinction qui existait, au sein de la Francophonie, entre la coopération franco-québécoise et celle qui liait la France à d’autres pays francophones en Afrique, définie davantage en termes d’assistance technique. En soulignant le développement de la coopération franco-québécoise dans les secteurs dits modernes de l’informatique, de la microélectronique, de la biotechnologie et de la robotique, il déplorait la persistance des malentendus et la prégnance – encore une fois – du « paternalisme » français [20].

Attestant de cette ambiance tendue, un dossier d’archives regroupe une série de dessins de Jean-Pierre Girerd, caricaturiste pour le quotidien La Presse, remaniés de quelques coups de stylos pour décrire de manière décalée les crispations au sein de la jeune revue (Figures 2 et 3). Si l’humour était de mise, les négociations épuisèrent aussi certains acteurs. En décembre 1985, Jean-François Lacronique, pourtant expérimenté, il avait été attaché scientifique au consulat de Boston, préféra donner sa démission à Philippe Lazar laissant la rédaction en chef, pour le côté français, à Axel Khan. Le climat fut aussi défavorable à un élargissement de la revue à d’autres acteurs de la francophonie. La demande de participation de la communauté francophone de Belgique fut ainsi évacuée en raison de problèmes prévisibles d’ajustement alors que le « rodage » des organismes franco-québécois venait à peine de s’achever [21].

thumbnail Figure 2

Adaptation d’une caricature de Jean-Pierre Girerd (bulles ajoutées par un anonyme à un dessin de J.P. Girerd probablement paru dans La Presse, sans date, © droits réservés) suite à la réunion du comité des fondateurs francoquébécois de 1985. Un homme à lunettes suspendu (rôle assigné à Michel Bergeron) déclare : « J’y tiens, moi. À Médecine-Sciences ! ». Une deuxième bulle avec le symbole du dollar fait probablement référence aux discussions sur la répartition des contributions financières entre le Québec et la France (Réunion du comité des fondateurs franco-québécois, 27-28 juin 1985, deuxième point à l’ordre du jour, les rapports, bureau de Montréal, Archives nationales, 20140113/1).

thumbnail Figure 3

Adaptation d’une caricature de Jean-Pierre Girerd (bulles ajoutées par un anonyme à un dessin de J.P. Girerd probablement paru dans La Presse, sans date, © droits réservés) suite à la réunion du comité des fondateurs franco-québécois de 1985. Un homme en costume (un diplomate canadien ?) déclare « Je ne suis pas encore mandaté par le gouvernement ». Un autre (dans le rôle assigné à Michel Bergeron) penché sur un homme (pour Jean-François Lacronique) étendu sur un brancard : « Faut pas s’en faire ! Jean-François » (Réunion du comité des fondateurs franco-québécois, 27-28 juin 1985, réactions, Archives nationales, 20140113/1).

Finalement, le 25 mars 1986, le premier anniversaire de la revue fut célébré à Montréal à l’occasion d’une réception organisée par la société québecoise Médecine-Sciences, en présence des représentants politiques, Gil Remillard, pour le ministère des Relations internationales, et Jean-Paul Véziant, conseiller culturel, du consulat général de France à Québec [22] (Figure 4).

thumbnail Figure 4

Premier anniversaire de m/s à Montréal. Images jointes à une lettre du consul de France à Québec au ministre des Affaires étrangères, signé Philippe Ducray, attaché culturel, 3 avril 1986, (Archives du ministère des Affaires étrangères, AMAE 156INVA/297).

Conclusion

La genèse de médecine/sciences fut sans nul doute une « aventure ». Pour en saisir tous les rebondissements, il faut comprendre l’ensemble des dimensions de cette histoire éditoriale et cette présentation pourra être utilement complétée par l’examen des archives au Québec et au Canada. Les historiennes et les historiens de la santé pourront sans aucun doute trouver des ressources au sein de leur réseau de recherche francophone7. La dimension de la diplomatie scientifique francophone paraît essentielle dans les premiers temps de la revue, tant la période fut marquée par une volonté politique forte d’assurer au français scientifique et technique –~et incidemment à la France~– une place de choix sur la scène internationale de la recherche biomédicale. Au-delà de la coopération entre les organismes publics français et québécois, que l’on identifie bien au sein du comité des fondateurs, il faudra aussi dans de futurs travaux déterminer dans quelle mesure les réseaux interpersonnels entre la France et le Québec, au sein du comité de parrainage et du comité de rédaction de médecine/sciences constituèrent un terreau fertile pour le lancement de la revue. Du côté français, les sources potentielles sont nombreuses, notamment dans les archives de la MIDIST, dans celles de l’Inserm, des Affaires étrangères ou encore via la récolte de témoignages oraux. Profitons de cette publication pour inciter tous les acteurs passés, présents et futurs, à verser, auprès des centres d’archives, leurs papiers, notes, photographies et témoignages. C’est une matière première indispensable à l’écriture de l’histoire et il ne faudrait pas qu’elle vienne à manquer.

Liens d’intérêt

L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.


1

C’est le titre choisi pour le premier éditorial, signé par Jean-François Lacronique et Michel Bergeron.

2

Sont mentionnés pour le premier numéro : Direction générale des relations culturelles scientifiques et techniques du ministère des Relations extérieures, la Mission interministérielle de l’information scientifique et technique (MIDIST), le CNRS, l’Inserm, la direction des bibliothèques, des musées et de l’information scientifique et technique de l’Éducation nationale, le Commissariat général de la langue française, pour la France ; le CLF, le Fonds de recherche en Santé du Québec, le ministère des Relations internationales, le ministère de l’Enseignement supérieur, de la science et de la technologie pour le Québec.

3

Cet article a tiré profit d’un épais document de travail, « une étude de Médecine-Sciences » non publié, réalisé par Nicolas Givernaud à partir des « archives de Suzy Mouchet », accessible auprès du service des archives de l’Inserm [19].

4

Il fut élu en mai 1981.

5

Il s’agit d’un processus long qui questionnait notamment les modalités du transfert de la Constitution de la compétence du Parlement britannique vers le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux.

6

La délégation québécoise était composée de Claude Vézina, président de la Société Médecine-Sciences, Michel Bergeron, rédacteur en chef québécois de la revue, Jean-Jacques Chagnon, conseiller en coopération à la délégation générale du Québec, André Bruneau, directeur adjoint des Affaires françaises.

7

Les historien(nes) de la santé est un réseau francophone de chercheurs internationaux lancé en 2012 à l’initiative d’Alexandre Klein et de Séverine Parayre. https://histoiresante.blogspot.com/p/propos.html

Références

  1. Khalbous S. La diplomatie scientifique francophone ou l’influence de convergences ? https://www.larevueparlementaire.fr/articles-revue-parlementaire/4733-le-professeur-slim-khalbous-la-diplomatie-scientifique-francophone-ou-l-influence-de-convergences [Google Scholar]
  2. Lefèvre M. Introduction. In : Le soutien américain à la francophonie : enjeux africains, 1960-1970, Presses de Sciences Po, 2010 : 11–8. [Google Scholar]
  3. Laborie L. De l’histoire de la diplomatie scientifique à l’histoire dans la diplomatie scientifique. Histoire, Europe et relations internationales, 2022 ; 2 :13–22. [Google Scholar]
  4. Griset P, Picard J-F. Au cœur du vivant, 50 ans de l’Inserm. Paris : Cherche-Midi, 2013 : 207 p. [Google Scholar]
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  6. François Mitterrand, discours au Palais du Luxembourg, 22 avril 1981. Lettre d’information Colloque recherche et technique, 1, sept. 1981. [Google Scholar]
  7. Dessieurs G, rapport, Commission n° 10. In : Actes du Colloque national, recherche et technologie. Paris : La Documentation Française, Points Sciences, 1982 : 213 p. [Google Scholar]
  8. Salaün JM, rapport de recherche, « LA FIN DE L’IST ? Histoire des politiques publiques franç aises en information scientifique et technique », CERSI, École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques, juillet 1991. [Google Scholar]
  9. Hervé M. Biofutur. Le Monde diplomatique, 1er juin 1985. [Google Scholar]
  10. Entretien avec Bungener, M., Darbon, S., Goldberg, M., Pierret, J., Propos recueillis le 7 décembre 2021 par Bourret, P., Bretin, H., Castel, P. et Dalgalarrondo, S. On voulait casser la baraque. Sciences sociales et santé, 2022, 40 : 9–38. [Google Scholar]
  11. Entretien de Suzy Mouchet, 25 avril 2002, 28 mars 2019 avec J-F Picard, et le 11 décembre 2019 avec Véronique Fafeur. https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages [Google Scholar]
  12. Archives du ministère des Affaires étrangères, La Courneuve, (AMAE), 156INVA/, 297, note de Jacques Boutet, directeur général des relations culturelles scientifiques et techniques au secrétaire général, 6 oct. 1983. [Google Scholar]
  13. Frank R. La machine diplomatique culturelle française après 1945. Relations internationales, 2003, 115 : 325–48. [Google Scholar]
  14. Archives du ministère des Affaires étrangères, La Courneuve (AMAE), 156INVA/211, MIDIST, Rapport d’activité 1983-1984. [Google Scholar]
  15. Archives Nationales, 20140113-1, Protocole d’Entente art. 1 et 2, 29 fév. 1984. [Google Scholar]
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  18. AMAE 156INVA/297, MRE, télégramme à l’arrivée, 37/V/64, 3 mai 1985, reçu à 23 h 57, signé Vignal. [Google Scholar]
  19. Nicolas Givernaud, document de travail, « une étude de Médecine-Sciences » non publié, accessible auprès du service des archives de l’Inserm. [Google Scholar]
  20. Archives Nationales, 20140113-19, coupure de presse, Vingt après la signature de la première entente, succès et malentendus de la coopération culturelle franco-québécoise, article de Bertrand de La Grange, titre du journal et date inconnus. [Google Scholar]
  21. AMAE 156INVA/297, MRE, télégramme à l’arrivée, 33 /Y/291/1/3, télégramme à l’arrivée, 3 juillet 1985, 23 h 59, objet : revue médecine-sciences, signé Vignal.B [Google Scholar]
  22. AMAE, 297, lettre du consul général de France à Québec à M. le Ministre des Affaires étrangères, DGRCST, direction du Français, 3 avril 1986 [Google Scholar]
Céline Paillette

Ses recherches croisent l’histoire de la diplomatie et des relations internationales à l’histoire de la santé publique et de la recherche biomédicale, en particulier de l’Inserm. Elle a soutenu une thèse intitulée « Diplomatie des épidémies. La France au miroir de la Grande-Bretagne, des années 1870 aux années 1920 », sous la direction du Professeur Laurence Badel, à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, en 2024. Membre du consortium H2020 « Inventing a shared science diplomacy » coordonné par le Professeur Pascal Griset (Sorbonne Université), elle est intervenue dans des formations sur la diplomatie scientifique. Elle a publié plusieurs travaux en français et en anglais sur l’histoire des organisations sanitaires internationales, de la diplomatie de la santé mondiale et des épidémies.


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Liste des figures

thumbnail Figure 1

Coupure de presse issue du quotidien Le Devoir, daté du 22 mars 1985, conservée dans les archives diplomatiques (AMAE 156INVA/297)

Dans le texte
thumbnail Figure 2

Adaptation d’une caricature de Jean-Pierre Girerd (bulles ajoutées par un anonyme à un dessin de J.P. Girerd probablement paru dans La Presse, sans date, © droits réservés) suite à la réunion du comité des fondateurs francoquébécois de 1985. Un homme à lunettes suspendu (rôle assigné à Michel Bergeron) déclare : « J’y tiens, moi. À Médecine-Sciences ! ». Une deuxième bulle avec le symbole du dollar fait probablement référence aux discussions sur la répartition des contributions financières entre le Québec et la France (Réunion du comité des fondateurs franco-québécois, 27-28 juin 1985, deuxième point à l’ordre du jour, les rapports, bureau de Montréal, Archives nationales, 20140113/1).

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thumbnail Figure 3

Adaptation d’une caricature de Jean-Pierre Girerd (bulles ajoutées par un anonyme à un dessin de J.P. Girerd probablement paru dans La Presse, sans date, © droits réservés) suite à la réunion du comité des fondateurs franco-québécois de 1985. Un homme en costume (un diplomate canadien ?) déclare « Je ne suis pas encore mandaté par le gouvernement ». Un autre (dans le rôle assigné à Michel Bergeron) penché sur un homme (pour Jean-François Lacronique) étendu sur un brancard : « Faut pas s’en faire ! Jean-François » (Réunion du comité des fondateurs franco-québécois, 27-28 juin 1985, réactions, Archives nationales, 20140113/1).

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Premier anniversaire de m/s à Montréal. Images jointes à une lettre du consul de France à Québec au ministre des Affaires étrangères, signé Philippe Ducray, attaché culturel, 3 avril 1986, (Archives du ministère des Affaires étrangères, AMAE 156INVA/297).

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