Open Access
Issue
Med Sci (Paris)
Volume 41, Octobre 2025
40 ans de médecine/sciences
Page(s) 93 - 96
Section Biologie cellulaire
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/2025120
Published online 10 October 2025

Depuis 40 ans, la physique a eu un impact considérable sur la biologie et la médecine. La synergie entre les deux disciplines a permis de répondre à des questions fondamentales sur le fonctionnement des êtres vivants et de développer des techniques qui ont profondément transformé la recherche biomédicale.

Deux branches de la physique sont particulièrement concernées par l’étude des êtres vivants, la physique de la matière molle (soft matter physics) et la physique statistique. La physique de la matière molle étudie les matériaux viscoélastiques tels que les polymères, les gels, les cristaux liquides ou les colloïdes dont les propriétés se situent entre celles de la matière solide et de la matière liquide. Ces matériaux ont des énergies d’interaction faibles, ce qui rend leurs structures dynamiques et facilement perturbables ; ils peuvent aussi présenter des comportements inattendus ou imprévisibles en conditions hors d’équilibre. Ces caractéristiques sont partagées par les systèmes biologiques, qui peuvent être considérés comme des fluides complexes majoritairement constitués de matière molle (polymères d’ADN, d’actine ou de tubuline, bicouches lipidiques formant la membrane des cellules, etc.), et qui sont intrinsèquement hors équilibre puisqu’ils consomment continuellement de l’énergie (essentiellement de l’ATP). La physique de la matière molle peut donc fournir un cadre théorique pour modéliser les propriétés structurales, mécaniques et hydrodynamiques des systèmes biologiques1. Parmi les très nombreux exemples, on peut citer les travaux sur les propriétés mécaniques des membranes et du cytosquelette (élasticité, viscosité, robustesse, etc.) qui permettent de comprendre des fonctions essentielles comme la migration et la division cellulaire [1, 2], ou sur les mécanismes de repliement de l’ADN et de la chromatine et leur impact sur la réparation de l’ADN et sur l’expression des gènes [3]. Un autre domaine qui suscite beaucoup d’intérêt actuellement est celui des condensats biomoléculaires constitués d’ARN ou de protéines, qui se forment par séparation de phase liquide-liquide (similaire à la formation de gouttelettes d’huile dans l’eau) [4]. Ces condensats, qui s’assemblent et se désassemblent de manière réversible, sont impliqués dans de nombreux processus biologiques normaux ou pathologiques. Notons que la physique de la matière molle est un domaine particulièrement actif en France, mis en lumière par le prix Nobel de physique attribué en 1991 à Pierre-Gilles de Gennes pour ses travaux sur les polymères et les cristaux liquides2.

La physique statistique permet d’expliquer des phénomènes complexes impliquant un grand nombre de particules en liant les échelles microscopiques et macroscopiques. Ainsi, elle décrit les propriétés macroscopiques qui émergent de la combinaison des propriétés microscopiques des particules, de leurs interactions et de la thermodynamique de l’ensemble. Elle peut facilement s’appliquer aux systèmes biologiques constitués de millions de molécules ou de cellules. Les exemples de contributions de la physique statistique dans tous les domaines de la biologie sont multiples. Parmi les plus remarquables, on peut citer la célèbre équation de Langevin, introduite à l’origine par ce physicien français pour décrire le mouvement brownien d’une particule en suspension dans un fluide, et qui est utilisée pour modéliser la dynamique des réseaux de gènes et des réseaux métaboliques, ou les grandes quantités de données produites par le séquençage des génomes.

Une des propriétés les plus remarquables du vivant est son organisation ordonnée. À toutes les échelles (subcellulaire, cellulaire, tissulaire et organisme), les structures biologiques émergent à partir d’interactions locales ou à longue distance entre molécules et cellules. Ainsi, les constituants biologiques s’auto-organisent, ce qui constitue un principe fondamental du vivant. Cette auto-organisation est par exemple observée lors de l’assemblage des bicouches lipidiques des membranes cellulaires (niveau subcellulaire et cellulaire), ou pendant la migration collective des cellules (niveau tissulaire). Les outils de la physique statistique, en introduisant dans ces interactions les notions de bruit stochastique ou de fluctuation thermique, permettent une description quantitative et prédictive de ces processus. Mentionnons cependant les équations de réaction-diffusion du mathématicien Alan Turing qui ne relèvent pas de la physique statistique, mais qui permettent d’expliquer certains phénomènes d’auto-organisation du vivant comme la mise en place des gradients de morphogènes pendant l’embryogenèse ou encore les motifs sur les écailles des poissons tropicaux ou les rayures des zèbres. [5]

Sur le plan méthodologique, une des contributions majeures de la physique à la biologie et à la médecine est sans conteste dans le domaine de l’imagerie. Depuis la mise au point au xviie siècle par Antoni van Leeuwenhoek3 d’un microscope permettant d’observer pour la première fois des globules rouges et des « animalcules » (en fait des bactéries et des protozoaires) [6], des avancées constantes de la physique optique ont permis de dépasser la limite de diffraction de la lumière pour aboutir aujourd’hui à la microscopie dite à « super-résolution » (par exemple la microscopie STED – stimulated emission depletion – ou PALM – photo-activated localization microscopy –/ STORM – stochastic optical reconstruction mcroscopie), qui rend possible l’observation à l’échelle nanométrique des structures subcellulaires [7, 8]. La physique a aussi contribué au développement et à l’amélioration de la microscopie électronique. Une des dernières révolutions dans le domaine est la cryomicroscopie électronique, fondée sur la physique des interactions matière-électrons à très basse température, qui permet de visualiser in cellulo des complexes protéiques à une résolution proche de l’angström4 [9]. On peut aussi citer d’autres outils très utiles en recherche fondamentale comme la microscopie à force atomique qui permet par exemple d’analyser la topographie des membranes cellulaires, ou les pinces optiques qui servent à mesurer et manipuler des forces appliquées sur des cellules ou des tissus [10].

En médecine, les applications technologiques de la physique sont aussi multiples. L’IRM (imagerie par résonance magnétique), fruit des recherches sur la résonance magnétique nucléaire (RMN) et la physique quantique, a révolutionné l’imagerie médicale, permettant de visualiser la plupart des tissus et d’enregistrer l’activité cérébrale. La tomographie par émission de positons (PET scan) permet de détecter des processus métaboliques après injection d’un marqueur radioactif et de distinguer des cellules cancéreuses des cellules normales [11]. L’échographie repose sur l’utilisation des ondes acoustiques pour visualiser les tissus mous. Citons enfin parmi les techniques les plus récentes l’optogénétique, combinant des techniques d’optique et de génétique, qui permet de contrôler l’activité des cellules vivantes avec un faisceau de lumière [12]. Très utilisée en laboratoire, en particulier pour moduler l’activité des circuits neuronaux, l’optogénétique commence à être mise en œuvre dans des études précliniques pour le traitement de certains troubles psychiatriques (maladie de Parkinson, épilepsie, etc.) et en clinique pour restaurer l’activité des cellules de la rétine.

Si les concepts et outils de la physique ont permis de comprendre des processus biologiques importants, il est pour l’instant encore difficile d’expliquer comment des millions de molécules et macromolécules peuvent former une cellule et, in fine, un tissu ou un organe. C’est une des questions que posait déjà le biologiste et mathématicien écossais D’Arcy Wentworth Thomson dans son célèbre livre paru en 1942 « On growth and form » [13] : comment les forces physiques contribuent à la taille et la forme des organismes vivants ? La physique des tissus ou organes en développement constitue certainement un des défis majeurs pour le futur. La mécanique des tissus en lien avec les propriétés cellulaires commence cependant à faire émerger certaines caractéristiques importantes : les tissus sont constamment sous tension à l’échelle cellulaire, même lorsqu’ils sont en croissance, et donc soumis à des forces d’étirement. Ceci s’explique par un jeu subtil entre les tensions de surface des cellules et les forces exercées au niveau des tissus. Les tissus sont en effet viscoélastiques : élastiques en un temps court (moins de quelques dizaines de minutes), et fluides, visqueux en un temps long (supérieur à 1 h). Surtout, ils peuvent activement changer d’état (solide, liquide et même gazeux) en modifiant les propriétés d’adhésion entre les cellules et leur motilité. Ainsi, la modélisation d’un ensemble de cellules par de cristaux liquides actifs, qui permettent d’étudier les changements d’états (transition de phase), les écoulements directionnels et les gradients de forces intrinsèques, apporte une nouvelle dimension pour comprendre la morphogénèse tissulaire.

Il reste à intégrer les mécanismes de régulation génétique, épigénétique et biochimique qui dictent les profils de différenciations cellulaires. En effet, la problématique de la morphogénèse n’est pas seulement de comprendre comment la forme des organes, ou de l’organisme tout entier, est réalisée, mais également de comprendre comment les cellules différenciées sont formées au bon endroit, dans la bonne structure tissulaire. Pour cela, un couplage entre la mécanique de la morphogenèse et les processus de signalisation, activés par des morphogènes, est nécessaire : par exemple, la voie de signalisation Wnt qui spécifie les axes de l’embryon (antéro-postérieur, dorso-ventral et droite-gauche) par gradient chimique possède un élément régulateur essentiel, les caténines, composants des structures adhésives cellule-cellule qui permettent la régulation mécanosensible de la voie de signalisation.

Une avancée majeure en biologie ces dernières années pourrait permettre de décrypter les processus mis en œuvre pour produire un organe de forme et de composition cellulaire complexe : la mise au point et le développement des organoïdes, sorte de mini-organes formés in vitro à partir d’amas de cellules souches indifférenciées et différenciées avec des cocktails de morphogènes complexes [14]. Plusieurs caractéristiques des organoïdes suggèrent que c’est un bon système pour comprendre le couplage mécaniquesignalisation dans la morphogénèse : tout d’abord, tous les types cellulaires d’un organe sont représentés, et leur voie de différentiation est similaire à celles suivies dans l’embryon. Malgré tout, certaines structures physiologiques sont absentes, ou bien les cellules différenciées sont mélangées entre tissus. Autrement dit, le programme de différentiation biochimique est respecté, mais les formes et l’architecture tissulaire sont erratiques, suggérant un découplage entre évènements biochimiques et mécaniques dans les organoïdes. Comme les organoïdes sont produits in vitro, ils peuvent cependant être manipulés mécaniquement pour déterminer les facteurs importants pour l’établissement de l’architecture physiologique. Certains travaux ont déjà ouvert cette voie : par exemple, le groupe de Matthias Lütolf (École polytechnique fédérale de Lausanne, Suisse) a ainsi pu montrer que les cryptes des organoïdes intestinaux se forment de manière préférentielle dans des hydrogels plus mous, et que leur position sur l’organoïde peut être déterminée par un ramollissement local de l’hydrogel dans lequel ils sont cultivés [15]. Le développement de ce type de travaux nécessitera de nouvelles techniques d’analyse fondées, par exemple, sur l’utilisation de sondes mécano-sensibles, déjà utilisées pour mesurer les forces dans les gels d’actine en croissance, dans les membranes cellulaires, ou exercées sur la membrane nucléaire. L’intelligence artificielle nous aidera aussi sans doute à analyser de manière extensive les données obtenues dans des échantillons aux différentes échelles du vivant et à en extraire les paramètres importants.

En conclusion, il est certain que la physique des systèmes vivants continuera à apporter des réponses essentielles pour comprendre leur fonctionnement. Des modèles prédictifs de cellules, de tissus ou d’organes, fondés sur les lois de la mécanique, de la thermodynamique et de la physique statistique, devraient voir le jour. Le développement de modèles physiques du cerveau permettra de créer des interfaces cerveau-machine de plus en plus performantes. De nouveaux matériaux « bio-inspirés », utilisant des lois physiques pour reproduire ou améliorer des processus biologiques, devraient trouver de nombreuses applications en médecine. Enfin, comme par le passé, la physique photonique et celle des particules devraient permettre la mise au point de techniques d’imagerie de plus en plus fines pour explorer le vivant à toutes les échelles.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article


3

Antoni van Leeuwenhoek (1632-1723) est un commerçant et savant néerlandais, connu pour ses améliorations du microscope et comme l’un des précurseurs de la biologie cellulaire et de la microbiologie.

4

Unité de longueur valant 0,1 nanomètres, soit 10−10 mètres.

Références

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Bruno Goud

Bruno Goud
Membre du comité éditorial depuis 2018.

Bruno Goud est un spécialiste en biologie cellulaire et moléculaire. Il entre au CNRS en 1982 après une thèse à l’Institut Pasteur sur le trafic membranaire dans les cellules du système immunitaire. En 1986, il rejoint l’Université de Yale où il caractérise chez la levure la fonction d’une protéine impliquée dans la régulation du transport intracellulaire. Déterminer les mécanismes moléculaires impliqués dans le transport des protéines et des lipides entre les compartiments de la cellule eucaryote, et comprendre comment la dérégulation de ces mécanismes conduit au cancer, deviennent dès lors ses thématiques de prédilection. Pour atteindre ces objectifs, Bruno Goud développe au sein de son équipe « Mécanismes moléculaires du transport intracellulaire » établie à l’Institut Curie depuis 1995, des approches interdisciplinaires, allant de la biologie cellulaire et moléculaire à l’imagerie sur cellules vivantes, en passant par la physique.

De 2003 à 2018, il a dirigé le Département de biologie cellulaire de l’Institut Curie, puis en 2018-2019 le Centre de recherche de cet Institut. Il est médaillé d’argent du CNRS et membre de l’EMBO (European Molecular Biology Organization).

Aurélien Roux

Aurélien Roux a étudié la biologie à l’école normale supérieure de Lyon, avec une mineure en physique. Après un master de physique à l’Université Denis Diderot, à Paris, il a effectué un doctorat (2000-2004) avec Patricia Bassereau et Bruno Goud à l’institut Curie, à Paris, au cours duquel il a étudié comment les lipides peuvent être triés par la courbure de la membrane. Il a ensuite effectué son travail post-doctoral avec Pietro de Camilli à l’université de Yale (USA), en reconstituant in vitro la fission de la membrane médiée par la dynamine.

Nommé professeur assistant de biochimie à Genève (2010-2015), il a élargi ses travaux vers ESCRT-III, la machinerie de fission la plus ancienne et la plus ubiquitaire dans la cellule. En 2016, il a été titularisé professeur associé à l’université de Genève, puis professeur ordinaire en 2020. Pendant cette période, il a développé des essais pour reconstituer la morphogenèse spontanée d’assemblages cellulaires in vitro.


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