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Med Sci (Paris)
Volume 41, Number 4, Avril 2025
Des nouvelles du passé
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Page(s) | 386 - 391 | |
Section | Forum | |
DOI | https://doi.org/10.1051/medsci/2025042 | |
Published online | 28 April 2025 |
Quand Néandertal rencontre Sapiens : ce que l’on sait, et ce que l’on ignore encore du métissage entre Néandertal et Homo sapiens
When Neanderthal meets Sapiens: what we know and what we still don't know about their interbreeding
UMR7206 Éco-Anthropologie (EA), CNRS, Muséum national d’Histoire naturelle, Université Paris-Cité, Paris, France
Vignette (© Céline Bon).
Le séquençage du premier génome Néandertalien a désormais 15 ans. Ces nouvelles données génétiques ont permis de mettre en évidence que les métissages, voire l’hybridation1, a été un moteur majeur de l’évolution dans la lignée humaine. En particulier, certaines populations humaines montrent dans leur génome une part significative d’ADN néandertalien. Grâce à l’augmentation du nombre de génomes néandertaliens et d’Homo sapiens paléolithiques, ainsi qu’au développement de nouvelles méthodes statistiques, les modalités de ces flux de gènes sont de mieux en mieux connues.
À la recherche de l’ADN de Néandertal
L’étude de l’ADN de Néandertal a d’abord été le projet d’une seule personne, Svante Pääbo. Déterminé à extraire et analyser l’ADN de cette espèce emblématique, Svante Pääbo s’est d’abord heurté à une difficulté : au début des années 1990, lorsque débute ce projet de recherche, les études paléogénétiques étaient alors balbutiantes. Les rétractations d’articles succédaient aux publications farfelues, rendant très difficile de s’accorder sur ce qu’était une séquence d’ADN ancien fiable. Svante Pääbo lui-même a pu voir une de ses publications remise en cause lorsqu’il a publié la séquence d’un ADN provenant d’une momie égyptienne [1] … et qui était en fait le sien propre [2]. La première partie du défi a donc été de mettre en place des contrôles et des procédures qui permettaient de s’assurer de la qualité du matériel génétique obtenu et de la robustesse des conclusions. Et pour s’assurer de la qualité des résultats, quoi de mieux que de travailler sur des échantillons d’une espèce datant de la même période que Néandertal, d’une corpulence similaire (dans les grandes lignes), et dont les restes osseux se retrouvent en grande quantité dans les sites de grottes : l’ours des cavernes. C’est grâce au travail mené sur cette espèce emblématique de l’ADN ancien, l’équivalent en paléogénétique de la souris de laboratoire, qu’ont pu être publiés à la fin des années 1990 et au début des années 2000 des articles décrivant les bonnes pratiques : « Ancient DNA, do it right or not at all2 » [3].
Une fois les protocoles en place, il était temps de passer au vif du sujet : les ossements d’hommes de Néandertal eux-mêmes. Et c’est au spécimen type que Svante Pääbo s’est attaqué, extrayant de l’ADN de l’échantillon type, ayant permis de définir l’espèce, retrouvé dans la vallée de Neandertal, dans la grotte de Feldhofer (Allemagne), en 1856 [4]. Bien évidemment, dans ces temps antérieurs au séquençage de nouvelle génération (NGS), c’est uniquement un petit fragment du génome mitochondrial qui a été amplifié par PCR et séquencé, révélant une séquence unique, différente de toutes les séquences présentes chez les êtres humains actuels [4]. La comparaison de la séquence néandertalienne avec celles trouvées chez des êtres humains appartenant à plusieurs populations du monde actuel permit également de montrer que, sur le plan mitochondrial, ce Néandertal appartenait à un clade3 différent de celui de l’ensemble des Homo sapiens vivant aujourd’hui.
Au début des années 2000, il était inimaginable d’accéder à la séquence du génome nucléaire. Mais, en 2005, furent publiées les premières nouvelles techniques de séquençage, adaptées aux extraits contenant de grandes quantités de fragments d’ADN de petite taille – parfait pour la paléogénétique ! La première tentative [5] se révéla infructueuse : les banques d’ADN ancien avaient été contaminées sur la plateforme de séquençage, sans doute par le patrimoine génétique de James Watson lui-même [2]. Il fallut, comme dans les années 1990, établir de nouvelles règles pour s’assurer de la robustesse des données obtenues, avant de les appliquer à des échantillons de Néandertaliens.
Les résultats obtenus à partir de 3 échantillons issus de la grotte de Vindija (Croatie) furent les premiers à être publiés [6]. La séquence obtenue en fusionnant les données provenant des trois individus était encore incomplète : si 4,1x109 paires de bases d’ADN néandertalien furent séquencées, avec une profondeur de séquençage4 moyenne de 1,5 X, ces séquences n’étaient pas réparties sur la totalité du génome, dont une partie restait alors inconnue. Grâce à la découverte d’un fragment de phalange dans une grotte de l’Altaï (Sibérie, Russie), dans lequel la préservation de l’ADN était exceptionnelle (70 % d’ADN endogène), il fut alors possible de séquencer un génome néandertalien avec une profondeur de 52 X, et de couvrir la totalité du génome de cette espèce disparue [7].
Que nous apprennent donc ces génomes ?
Un clade différent pour Néandertal
Tout d’abord, que tous les génomes néandertaliens sont plus semblables les uns aux autres qu’ils ne sont proches des génomes d’Homo sapiens. La divergence5 moyenne par rapport au génome humain de référence est de 8 % à 10 % pour les différentes populations humaines actuelles, alors qu’elle est d’environ 13 % pour les génomes néandertaliens [6]. Plusieurs méthodes furent utilisées pour déterminer la date de divergence des Néandertaliens et des Sapiens. En prenant en compte une date de divergence de 6,5 millions d’années entre les êtres humains et les chimpanzés (soit un taux de mutation d’environ 10-9/paires de bases/an) on obtient une divergence d’environ 275 000-383 000 ans entre Néandertal et Sapiens ; mais ce taux de mutation peut également se calculer en comparant le nombre de mutations entre un enfant et ses parents (0,5 Ÿ 10-9/paires de bases/an) et dans ce cas, la date de divergence remonte à environ 550 000-765 000 ans. Plus récemment, grâce au séquençage d’un génome de Sapiens daté de 45 000 ans retrouvé en Sibérie, il fut possible d’établir un taux de mutation plus précis, proche de celui identifié à partir de trios, d’environ 0,4-0,6 Ÿ 10-9/pb/an, validant ainsi la date la plus ancienne [8]. Une autre approche consiste à mesurer le taux de coalescence6 entre des fragments homologues des chromosomes de Sapiens et de Néandertaliens. L’estimation obtenue ici est de 553 000-589 000 ans [7]. Ces estimations dépendent également du temps de génération choisi : s’il est d’environ 29 ans chez les Sapiens actuels [9, 10], il est difficile à estimer chez les Néandertaliens et chez nos ancêtres, il y a 400 000 ou 500 000 ans.
Une proximité plus grande entre Néandertal et les humains non-africains qu’entre Néandertal et les humains africains.
La comparaison des génomes d’Homo sapiens provenant de plusieurs populations actuelles et de ces génomes néandertaliens a cependant révélé que d’autres phénomènes démographiques qu’une simple divergence de populations se sont produits. Pour effectuer cette comparaison, la statistique D (Figure 1) a été utilisée : cette méthode statistique, utilisée pour détecter les événements anciens de métissages, se concentre sur les mutations qui se sont produites depuis la divergence avec un génome externe, et qui se sont transmises dans 2 sur 3 autres populations appartenant au même clade [11].
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Figure 1 Modèles de flux de gènes testés par les D-statistiques. Les allèles ancestraux et dérivés sont désignés par respectivement A en rouge et D en bleu, la mutation par une étoile bleue. Le calcul de cette statistique nécessite quatre génomes : (1) un génome d’un groupe externe, permettant de distinguer le variant dérivé D du variant archaïque A ; (2) le génome d’une population supposée impliquée dans le flux de gènes ; et (3) et (4) les génomes de deux populations ayant potentiellement participé de façon non symétrique au flux de gènes. La statistique D compare le nombre de positions où les génomes (2) et (3) partagent le variant dérivé quand (4) a le variant ancestral (soit ADDA) au nombre de position où (2) et (4) partagent le variant dérivé quand (4) a le variant ancestral (soit ADAD). En cas de coalescence ancienne (panneau de gauche), les populations (3) et (4) ont autant de chances d’hériter du variant dérivé : le nombre de ADAD sera similaire au nombre de ADDA. En revanche, en cas de flux de gènes entre (2) et (3), le nombre de ADDA sera significativement supérieur au nombre de ADAD. |
C’est cette statistique qui a été utilisée pour tester le flux de gènes entre Néandertal et certaines des populations de Sapiens. En prenant le chimpanzé (groupe externe 1), Néandertal (groupe 2), et deux populations d’Homo sapiens (groupes 3 et 4), il a été montré que les populations humaines actuelles non africaines partagent plus de variants dérivés avec Néandertal que ne le font les populations humaines actuelles africaines. Cependant, la statistique D est aussi sensible à la structuration des populations : si les ancêtres des Sapiens avaient appartenu à une population divisée en sous-groupes dont l’un d’eux, dont les descendants allaient sortir d’Afrique, avait partagé plus longtemps des flux de gènes avec les ancêtres des Néandertaliens, le nombre de positions sous forme ADDA aurait aussi été plus élevé que le nombre de positions sous forme ADAD.
Un flux de gènes récent
Pour distinguer entre les deux hypothèses « flux de gènes récent » et « structuration ancienne des populations », il est possible de se tourner vers la taille des fragments hérités de Néandertal chez les Sapiens. En effet, à chaque génération, la recombinaison morcèle les portions du génome héritées d’un ancêtre en fragments de plus en plus petits. La probabilité que deux allèles hérités d’un même ancêtre soient associés sur le même chromosome décroît donc rapidement avec la distance génétique sur le chromosome. En analysant la vitesse de cette décroissance, il devient possible d’estimer le nombre de générations qui nous séparent de cet ancêtre. Plus le génome étudié est proche de l’événement de métissage, plus cette estimation est précise : le séquençage du génome d’Ust’Ishim, un sibérien ayant vécu il y a 45 000 ans, soit peu de temps après la sortie d’Afrique des Homo sapiens, a constitué un outil précieux pour dater cet événement [8]. L’introgression7 de séquences néandertaliennes dans le génome d’Ust’Ishim est estimée à 232-430 générations avant sa naissance, soit, 6 700 à 12 500 ans auparavant (avec un temps de génération de 29 ans). La datation au carbone 14 (14C) de l’ossement analysé le datant à environ 45 000 ans, cette étude propose donc un métissage entre Néandertal et Sapiens, il y a 50 000-60 000 ans, soit après la sortie d’Afrique. L’hypothèse d’une sous-structuration ancienne de la population pré-Sapiens est donc abandonnée, au moins pour expliquer la proximité entre Néandertal et les Homo sapiens non africains.
Depuis 2014, de nouvelles études ont tenté de préciser cette date. Même si Ust’Ishim reste l’un des plus anciens, plusieurs génomes d’Homo sapiens anciens, après la sortie d’Afrique, ont été publiés. Des échantillons appartenant probablement à la première population d’Homo sapiens en Europe, retrouvés sur les sites de Ranis (Allemagne) et Zlatý kun (République tchèque) sont datés d’environ 43 000-46 000 ans. La taille des fragments néandertaliens dans leurs génomes permet d’estimer que le métissage avec Néandertal s’est produit environ 56-98 générations avant leur naissance, soit il y a environ 45-49 000 ans [12].
Une nouvelle étude se fonde sur l’intégration des données issues de tous les génomes Homo sapiens anciens, et propose une date de métissage similaire, il y a environ 46-48 000 ans, et indique que ces événements auraient pu s’étaler sur environ 7 000 (2 000-9 000) ans [13].
Cependant, d’autres génomes portent des traces d’un métissage encore plus récent. Ainsi, l’analyse d’une mandibule d’Homo sapiens provenant de la grotte Pestera cu Oase (Roumanie) et datée d’environ 40 000 ans, montre que ce génome possède des traces de métissage avec un ancêtre néandertalien remontant à 4-6 générations seulement avant sa naissance [14]. Dans la même région, à la même période, des individus de la grotte de Bacho Kiro ont des ancêtres néandertaliens 6-8 générations avant leur naissance [15]. Mais ces personnes appartiennent à une population éteinte, n’ayant pas contribué à la diversité génétique des populations actuelles : les fragments néandertaliens acquis lors de ces métissages récents ne sont pas parvenus jusqu’aux populations actuelles. Des modèles suggérant plusieurs épisodes de métissage dans les génomes conduisant aux populations modernes existent néanmoins mais leur support statistique demeure limité [16].
Quelle(s) population(s) néandertalienne(s) ?
Si les études semblent converger vers une date pour le métissage principal à l’origine de la présence d’ADN néandertalien dans les génomes Sapiens, les circonstances restent encore mal connues : combien de populations néandertaliennes sont impliquées ? Lesquelles ? Les évènements de métissage ont-ils été fréquents ou rares ?
Afin de connaître le nombre de populations, voire d’évènements de métissages impliqués, il est nécessaire d’extraire du génome des Homo sapiens actuels les fragments provenant de Néandertal. L’analyse de ces fragments néandertaliens ne montre aucune structure démographique [16, 17] ; le nombre de différences entre les segments hérités de Néandertal et un génome néandertalien suit une distribution uni-modale : une seule population (ou différentes populations également distantes des génomes disponibles actuellement) est impliquée dans le métissage [13]. Seuls les génomes très anciens, dans lesquels sont inclus les individus de Bacho Kiro et de Oase1, descendants de ce métissage antérieur seulement de quelques générations, montrent une distribution bimodale, avec des fragments provenant de deux populations différentes. La comparaison de ces fragments montre même un très petit nombre d’haplotypes différents (environ 10), suggérant qu’un très petit nombre de Néandertaliens a été impliqués dans un métissage ou que ces Néandertaliens appartenaient tous à une même population très peu diverse [18].
Depuis le génome de l’Altaï et les génomes partiels de Vindija (Croatie), d’autres Néandertaliens ont été séquencés, permettant une description plus précise de la diversité génétique de ce groupe à l’échelle continentale (Figure 2). Cette diversité génétique se structure à la fois géographiquement et temporellement : le génome le plus divergent reste celui de l’Altaï, qui est également le plus ancien : la divergence entre ce génome et les autres génomes néandertaliens est datée de 130-145 000 ans [19]. Même les génomes de Néandertals sibériens plus récents, des grottes de Chagyrskaya (Sibérie) et Okladnidov, sont plus proches des Néandertals ouest-eurasiatiques que de ce Néandertal de l’Altaï [20]. Au sein même des Néandertaliens ouest-eurasiatiques, une distinction se fait entre ceux situés à l’ouest de l’Europe et ceux du Caucase.
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Figure 2 Sites géographiques où ont été retrouvés les individus néandertaliens et sapiens très anciens (> 40 000 ans) dont les génomes ont été séquencés, associés à la phylogénie reconstituée pour les Néandertaliens. Les cercles représentent les Néandertaliens tandis que les triangles représentent les Homo sapiens. La couleur dépend de leur âge (en milliers d’années). En l’état actuel des connaissances, la divergence de la population néandertalienne ayant participé au métissage avec les Homo sapiens non africains est indiquée par une flèche. Les deux échantillons de plus de 80 000 ans en Europe correspondent aux échantillons retrouvés dans les grottes de Hohlenstein-Stadel (Allemagne) et Scladina (Belgique), mais leur qualité est insuffisante pour les resituer par rapport aux autres populations. |
Néanmoins, la comparaison de ces génomes avec les fragments hérités de Néandertal chez les Sapiens modernes non africains ne permet pas de révéler quelle population néandertalienne est impliquée dans le métissage. En effet, les statistiques D de la forme (1) = chimpanzé, (2) = Sapiens non Africain ; (3) = Néandertal 1, (4) = Néandertal 2 montrent qu’il s’agit d’une population qui n’est pas apparentée au Néandertal de l’Altaï, mais ne permettent pas d’en identifier une autre. En particulier, l’analyse du génome récemment obtenu des restes retrouvés dans la grotte Mandrin (« Thorin », dans la Drôme), provenant d’un Néandertalien divergeant il y a 100 000 ans de la lignée menant aux Néandertaliens ouest-eurasiatiques, montre le même niveau de différence, dans le partage d’allèles dérivés, avec les Sapiens non africains, suggérant que la population Néandertal qui s’est métissée avec leurs ancêtres a divergé il y a 100 000-120 000 ans [21].
Où se trouve cette population ? Il est difficile de faire parler l’absence de preuves. Cependant, plusieurs arguments convergent vers l’Asie du Sud-Ouest, en particulier vers le Proche ou Moyen-Orient. Région située entre l’Afrique et l’Eurasie, elle a été immédiatement traversée par les premiers humains sortant d’Afrique : un métissage dans cette région expliquerait pourquoi l’ancestralité néandertalienne est retrouvée, dans des proportions assez similaires, dans toutes les populations non africaines. Des occupations néandertaliennes y sont observées, contemporaines d’occupations par Homo sapiens. Enfin, la mauvaise préservation du matériel génétique dans ces régions n’a pas permis de savoir quelle était la diversité génétique portée par ces Néandertaliens. Aucune preuve formelle ne peut donc être apportée.
Les questions encore ouvertes
D’autres questions restent encore en suspens. Par exemple, la fraction du génome dérivant de Néandertal a initialement été estimée à 1,5-2,1 % [7]. En utilisant le génome de Vindija, plus proche de la population source du métissage, la valeur augmente à 1,8-2,6 % [19]. Il est probable que la valeur réelle soit encore légèrement plus élevée : comme aucun génome de la population néandertalienne impliquée initialement dans le métissage n’a été séquencé, certains fragments d’origine ne sont pas encore identifiés. Via des méthodes visant à identifier les régions dans lesquelles l’hétérozygotie est particulièrement élevée dans les génomes de Sapiens, une valeur allant de 2,5 % à 3,7 % peut être proposée [22].
Ces fragments néandertaliens sont principalement situés en dehors des régions codantes, voire même des régions soumises à sélection [23]. Dès les premières générations, la plupart des variants néandertaliens dans ces régions ont été contre-sélectionnés, conduisant à des déserts d’ancestralité néandertalienne dans certaines régions du génome. En effet, les néandertaliens vivaient dans des populations de très petite taille, où la sélection naturelle est moins efficace, ce qui a pu fixer dans cette population des variants délétères, qui ont ensuite été rapidement éliminés par la sélection naturelle lorsqu’ils se sont retrouvés dans le génome de Sapiens [13].
Les régions soumises à sélection mises à part, on observe néanmoins plus de variants néandertaliens dans les génomes de populations actuelles est-asiatiques (environ 20 % de plus) que dans les populations ouest-eurasiatiques, et dans les populations anciennes plus que dans les populations récentes [13, 24]. Plusieurs hypothèses ont été avancées pour expliquer ces différences. L’une serait que les populations est-asiatiques auraient bénéficié d’un flux de gènes supplémentaire, plus récent, que les populations européennes, ce qui n’a pas encore pu être confirmé ou infirmé [13]. Une autre hypothèse serait qu’après une purge initiale des variants les plus délétères, la sélection naturelle aurait continué à éliminer les variants néandertaliens au cours du temps ; la taille des populations ancestrales est-asiatiques étant plus petite que celle des populations ancestrales ouest-eurasiatiques, la sélection y aurait été moins efficace [23]. Enfin, une autre hypothèse suggère un flux de gènes continuel à l’ouest de l’Eurasie avec des populations non métissées avec Néandertal, appelées « basal eurasians », conduisant à une dilution du matériel génétique d’origine néandertalienne. Ces populations ancestrales n’ont pas encore été identifiées sur le plan génétique, mais une part importante de l’ancestralité des génomes des populations actuelles du Proche-Orient [25] et de la péninsule arabique [26] en dériverait.
Évidemment, ces modèles ne sont pas incompatibles : il est possible qu’après un premier flux de gènes partagés entre tous les descendants des Sapiens non-africains, d’autres métissages se soient produits indépendamment dans les populations européennes et asiatiques, associés à une dilution via un métissage avec les « basal eurasians » dans les premières [16].
Une autre question concerne un potentiel biais lié au sexe : en effet, l’ancestralité néandertalienne est beaucoup plus présente sur les autosomes que sur le chromosome X (en revanche, aucun génome mitochondrial ou chromosome Y issu de Néandertal n’a été identifié dans les populations Sapiens actuelles ou anciennes). Ce biais suggère que le métissage s’est principalement fait entre des hommes néandertaliens et des femmes Sapiens [27]. Néanmoins, lors d’hybridations entre espèces, ou sous-espèces différentes, il est fréquent que l’ancestralité de l’espèce « introgressante » disparaisse plus rapidement du chromosome X que des autosomes. Il s’agirait dans ce cas moins d’un phénomène social que d’un phénomène biologique : une sélection purgeant le matériel génétique néandertalien très rapidement du chromosome X, qui n’est présent qu’en un seul exemplaire dans les cellules mâles et dont la plupart des gènes sont également exprimés de façon haploïde (par inactivation d’un des deux chromosomes X) dans les cellules femelles [28].
Conclusions
Depuis le séquençage du premier génome de Néandertal, il y a 15 ans, jusqu’à aujourd’hui, nos connaissances sur les flux de gènes entre Sapiens et Néandertal depuis la sortie d’Afrique ont considérablement avancé, nourries par l’augmentation progressive du nombre de données génomiques du Paléolithique supérieur, à la fois pour Néandertal et Sapiens, par le développement de modèles de plus en plus complexes, et par l’utilisation de l’intelligence artificielle, en particulier de l’apprentissage automatique (machine learning), pour tester ces modèles. De nombreuses questions sur les processus précis de métissages restent néanmoins en suspens, et le manque de données concernant la région cruciale qu’a été le sud-ouest de l’Asie est criant.
Liens d’intérêt
L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
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Figure 1 Modèles de flux de gènes testés par les D-statistiques. Les allèles ancestraux et dérivés sont désignés par respectivement A en rouge et D en bleu, la mutation par une étoile bleue. Le calcul de cette statistique nécessite quatre génomes : (1) un génome d’un groupe externe, permettant de distinguer le variant dérivé D du variant archaïque A ; (2) le génome d’une population supposée impliquée dans le flux de gènes ; et (3) et (4) les génomes de deux populations ayant potentiellement participé de façon non symétrique au flux de gènes. La statistique D compare le nombre de positions où les génomes (2) et (3) partagent le variant dérivé quand (4) a le variant ancestral (soit ADDA) au nombre de position où (2) et (4) partagent le variant dérivé quand (4) a le variant ancestral (soit ADAD). En cas de coalescence ancienne (panneau de gauche), les populations (3) et (4) ont autant de chances d’hériter du variant dérivé : le nombre de ADAD sera similaire au nombre de ADDA. En revanche, en cas de flux de gènes entre (2) et (3), le nombre de ADDA sera significativement supérieur au nombre de ADAD. |
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Figure 2 Sites géographiques où ont été retrouvés les individus néandertaliens et sapiens très anciens (> 40 000 ans) dont les génomes ont été séquencés, associés à la phylogénie reconstituée pour les Néandertaliens. Les cercles représentent les Néandertaliens tandis que les triangles représentent les Homo sapiens. La couleur dépend de leur âge (en milliers d’années). En l’état actuel des connaissances, la divergence de la population néandertalienne ayant participé au métissage avec les Homo sapiens non africains est indiquée par une flèche. Les deux échantillons de plus de 80 000 ans en Europe correspondent aux échantillons retrouvés dans les grottes de Hohlenstein-Stadel (Allemagne) et Scladina (Belgique), mais leur qualité est insuffisante pour les resituer par rapport aux autres populations. |
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