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Editorial
Issue
Med Sci (Paris)
Volume 41, Number 1, Janvier 2025
Page(s) 7 - 8
Section Éditorial
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/2024208
Published online 31 January 2025

L’année 2024 aura été riche en surprises, marquée par la nomination de femmes scientifiques à la tête de trois grands centres parisiens de recherche biomédicale1. Ce mouvement renforce et prolonge une dynamique amorcée en 2020 avec l’arrivée de Fabiola Terzi à la tête de l’Institut Necker-Enfants Malades, suivie en 2022 par Florence Niedergang, nommée directrice de l’Institut Cochin. Ces nouvelles directrices se distinguent par des parcours scientifiques remarquables, au même titre que leurs prédécesseurs. Ce constat pourrait sembler banal, si ce n’était qu’à l’exception de l’Institut Pasteur, aucun de ces centres n’avait jusqu’ici été dirigé par une femme. Faut-il y voir un signe encourageant vers une plus grande ouverture des postes de responsabilité en recherche biomédicale aux femmes ? Rien n’est moins sûr.

En effet, en 2023, l’Inserm comptait 27 % de femmes directrices de formation de recherche2, un chiffre similaire à celui recensé au CNRS, toutes disciplines confondues3. Un constat préoccupant pour un pays comme la France. Le dernier plan d’action pour l’égalité professionnelle 2024-2026 du CNRS fixe d’ailleurs comme priorité l’augmentation du nombre de directrices d’unité4. À des niveaux hiérarchiques inférieurs, les chiffres indiquent une situation qui évolue peu, voire régresse. À l’Inserm, le pourcentage de femmes au grade de directrice de recherche de 2e classe (DR2) est passé de 43 % en 2017 à 41 % en 2023, tandis que les femmes restent majoritaires dans les niveaux hiérarchiques inférieurs et parmi les chercheurs non statutaires. Un constat qui n’a guère évolué depuis plus de dix ans [1].

La conclusion est simple, si ce n’est banale : le domaine de la recherche biomédicale n’échappe pas au « plafond de verre », cette barrière invisible, largement documentée et étudiée dans divers secteurs, publics comme privés. Il est intéressant, d’ailleurs, de se pencher sur l’histoire de l’expression « plafond de verre » (glass ceiling en anglais), qui est officiellement entrée dans le langage courant il y a environ 40 ans, lorsque deux journalistes du Wall Street Journal, Carol Hymowitz et Timothy D. Schellhardt, l’ont utilisée dans leur article « The glass ceiling: Why women can’t seem to break the invisible barrier that blocks them from the top jobs »5. L’expression aurait en fait été employée dès 1970 par des féministes américaines qui se seraient inspirées du film « Le mur invisible » (1947), d’Elia Kazan, dans lequel un journaliste expérimente les difficultés auxquelles se heurte un citoyen juif américain dans la vie de tous les jours. Mais, il est aussi étonnant de lire dans un roman datant de 1838, ce que George Sand, alias Aurore Dupin (1804-1876), fait dire au personnage éponyme Gabriel/le, en quête d’identité de genre : « J’étais une femme ; car tout à coup mes ailes se sont engourdies, l’éther s’est fermé sur ma tête, comme une voûte de cristal impénétrable, et je suis tombée, tombée… ». La notion d’une barrière transparente mais incassable est déjà bien là. La popularité de cette expression n’a d’ailleurs jamais faibli, au point que la formule « escalator de verre » a été introduite en 1992 pour indiquer les avantages de carrière dont bénéficieraient les hommes dans des secteurs majoritairement féminins6, et qu’en 2017, The Economist a lancé un « indice du plafond de verre » (glass ceiling index ou GCI) pour mesurer la performance de différents états des pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) en matière d’égalité femmes/hommes. Mais, revenons à la place des femmes dans le monde de la recherche. La revue médecine/sciences a abordé ce sujet à plusieurs reprises : déjà en 2002, Simone Gilgenkrantz révélait les inégalités frappantes dans la représentation des femmes au sein de la recherche scientifique académique française avec, en particulier, une sous-représentation importante dans les instances de décision [2] ().

(→) Voir le Faits et chiffres de S. Gilgenkrantz, m/s n° 12, décembre 2002, page 1287

Quinze ans plus tard, dans un éditorial publié à l’occasion de la journée internationale des femmes et des filles en science (Unesco)7, Anne Hosmalin rappelait la persistance de ces inégalités, et analysait les causes éducatives et socio-culturelles qui dissuadent les femmes de briguer des postes à responsabilité [3] ().

(→) Voir l’Éditorial d’A. Hosmalin, m/s n° 12, décembre 2017, page 1019

Le phénomène reste si prégnant que l’Académie des sciences, elle-même touchée par ce déséquilibre (avec seulement 22 % de femmes parmi ses membres dans les trois sections de biologie8), a récemment publié un rapport pour faire le point sur la situation. Ce rapport formule une série de recommandations, dont certaines déjà évoquées dans le passé, pour stimuler l’intérêt des jeunes filles pour les sciences : les encourager au cours de leurs études, leur offrir des modèles féminins conciliant vie professionnelle et personnelle, et les accompagner avec un tutorat conduit par des femmes à une étape déjà avancée de leur carrière9. L’ensemble de ces mesures constitue sans aucun doute un levier très important pour faire bouger les stéréotypes et lever les freins d’ordre psychologique. Mais d’autres facteurs, plus insidieux, également évoqués dans ce rapport, contribuent au maintien du plafond de verre. D’abord, la charge mentale portée par les femmes ne diminue pas forcément à mesure qu’elles s’élèvent dans le monde professionnel. C’est un problème d’autant plus important que la recherche exige un investissement personnel et intellectuel considérable. Certes, les hommes s’impliquent de plus en plus dans la sphère familiale, mais comme le souligne Élisabeth Badinter dans son dernier ouvrage10, il reste des progrès à accomplir. Enfin, un obstacle moins souvent abordé en recherche est celui de la représentation du succès et du pouvoir, qui demeure ancrée dans des valeurs et des codes historiquement masculins. Bien que la recherche biomédicale soit par nature un travail d’équipe, le modèle du succès individuel reste dominant, reposant sur des indicateurs de performance métriques, souvent démesurés et irréalistes, et sur une capacité à se mettre en avant. Ce modèle, qui valorise la compétition et l’affirmation de soi, et qui implique de multiples sacrifices en termes de vie personnelle, peut être dissuasif pour un grand nombre de femmes, qui se retrouvent alors marginalisées indépendamment de la qualité de leur travail11. Réviser ces modèles de réussite serait aussi bénéfique pour les hommes que pour les femmes, en particulier pour permettre à celles-ci de sortir de leur rôle traditionnel de collaboratrices dans l’ombre, à l’instar de Rosalind Lee, épouse, assistante, et première auteure de plusieurs articles princeps de Victor Ambros, qui vient de recevoir le prix Nobel de physiologie ou médecine pour sa découverte des miRNA, aux côtés du généticien Gary Ruvkun [4, 5].

Espérons que la nomination de ces brillantes chercheuses à la tête de grands centres de recherche français marque le début d’un changement en profondeur, visant à réviser les modèles actuels et à explorer de nouvelles façons de fonctionner pour éviter que le plafond de verre devienne, comme cela arrive au personnage de Gabriel dans le roman de George Sand, incassable.

Liens d’intérêt

L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.


1

Bana Jabri, directrice de l’Institut Imagine ; Jasmine Belkaïd, directrice générale de l’Institut Pasteur ; Claire Rougeulle, directrice du centre de recherche de l’Institut Curie.

2

96 femmes directrices sur 359 formations de recherche (UMR, US et CIC).

5

Le plafond de verre : Pourquoi les femmes semblent incapables de briser la barrière invisible qui les empêche d’accéder aux postes les plus élevés.

6

L’expression « glass escalator » apparaît dans un article écrit en 1992 par la sociologue américaine Christine L. Williams et intitulé « The glass escalator : Hidden advantages for men in the “female” professions » dans Social Problems, Vol. 39, pp. 253-267, Oxford University Press.

8

Notons aussi qu’il a fallu attendre 1982 pour qu’une femme, Marianne Grunberg-Manago, soit élue membre de l’Académie des sciences. Pour la première fois, les 18 nouveaux membres nommés en 2024 comportent une majorité de femmes, et une femme, François Combes, vient d’être élue présidente pour la période 2025-2026.

9

https://www.academie-sciences.fr/fr/Rapports-ouvrages-avis-et-recommandations-del-Academie/sciences-ou-sont-les-femmes-rapport.html. Notons que ce pourcentage est en augmentation suite aux récentes nominations d’une majorité de femmes, en décembre 2024.

10

« Messieurs, encore un effort ». Éditions Flammarion Plon. 2024. EAN : 9782080447753-ISBN : 9782080447753.

Références

  1. Neugebauer KM. Keeping tabs on the women: life scientists in Europe. PLoS Biol 2006 ; 4 : e97. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  2. Gilgenkrantz S. Les femmes dans la recherche française. Med Sci (Paris) 2002 ; 18 : 1287–91. [CrossRef] [EDP Sciences] [Google Scholar]
  3. Hosmalin A. Chercheuses dans le monde de la recherche biomédicale. Briser le « plafond de verre » ! Med Sci (Paris) 2017 ; 33 : 1019–21. [CrossRef] [EDP Sciences] [PubMed] [Google Scholar]
  4. Lee RC, Ambros V. An extensive class of small RNAs in Caenorhabditis elegans. Science 2001 ; 294 : 862–4. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  5. Lee RC, Feinbaum RL, Ambros V. The C. elegans heterochronic gene lin-4 encodes small RNAs with antisense complementarity to lin-14. Cell 1993 ; 75 : 843–54. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]

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