Issue
Med Sci (Paris)
Volume 40, Number 8-9, Août-Septembre 2024
Nos jeunes pousses ont du talent !
Page(s) 692 - 696
Section Partenariat médecine/sciences - Écoles doctorales - Masters
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/2024119
Published online 20 September 2024

L’ère de la microbiologie débute à la fin du xixe siècle avec Louis Pasteur et la réfutation de la théorie de la génération spontanée. Ces travaux, avec ceux de Robert Koch, sont à l’origine des premières découvertes sur le fonctionnement des microorganismes. Ces derniers ont été étudiés pendant plus d’un siècle à l’échelle populationnelle. Les cultures bactériennes sont composées de plusieurs milliards de cellules génétiquement identiques mais pouvant présenter des phénotypes différents, formant alors des sous-populations. Les outils de l’époque ne permettaient cependant des observations qu’à l’échelle de cette population, donnant des résultats moyennés qui ne reflétaient pas les variations de comportement inter-cellulaires.

Le début du xxie siècle marque un tournant dans l’étude des bactéries à l’échelle populationnelle avec le développement d’outils combinant microscopie et microfluidique. L’enjeu réside moins dans la description d’une population que dans la compréhension des origines ou des conséquences des différences phénotypiques. Ces outils permettent d’étudier la dynamique des populations à l’échelle de la cellule unique, en reconstituant des systèmes miniaturisés dans lesquels il est possible d’observer des bactéries et les effets de changements environnementaux sur leur phénotype. Ainsi, cette nouvelle décrit les grandes avancées en microbiologie qui ont été permises grâce aux études à l’échelle de la cellule unique.

Mise en évidence de l’hétérogénéité populationnelle

Une population clonale regroupe un ensemble de cellules ayant le même génome mais pouvant présenter une différence d’expression génétique en fonction des changements environnementaux. On parle alors d’hétérogénéité populationnelle en raison de l’expression différentielle des gènes. Elowitz et al. ont démontré en 2002, grâce à des études de microscopie de fluorescence, que l’expression de chaque gène était contrôlée par des facteurs intrinsèques et extrinsèques à la bactérie pouvant engendrer des variations de phénotypes d’une cellule à l’autre [1]. Ces résultats ont bouleversé le paradigme de la génétique, qui affirmait que l’ADN était toujours l’unique acteur responsable de l’expression d’un phénotype, en démontrant que l’expression des gènes avait également une dimension épigénétique. Afin de comprendre les causes et conséquences de ces variations, des chercheurs ont mis au point en 2004 un dispositif couplant microscopie et microfluidique. Celui-ci a permis d’étudier l’hétérogénéité d’une population et de suivre individuellement la croissance d’un grand nombre de bactéries en temps réel. Après traitement avec un antibiotique, la majorité de la population a été éliminée, à l’exception d’une petite fraction de cellules qui a pu reprendre sa croissance après l’arrêt du traitement. La microfluidique a permis de suivre cette sous-population de bactéries, appelées « persisters », en amont et en aval d’un stress cellulaire induit par l’antibiotique. Le phénotype de persistance, caractérisé par une croissance ralentie, était donc préexistant au stress [2]. Cette hétérogénéité augmente la survie des bactéries face au stress et leur confère un avantage adaptatif aux changements environnementaux.

La mother machine

L’utilisation des techniques de microfluidique a depuis été généralisée en microbiologie. En 2010 [3], Wang et al. ont développé une technique nommée « mother machine ». Cet outil se présente sous la forme d’une puce contenant une série de canaux parallèles les uns aux autres, permettant la croissance bactérienne par diffusion du milieu de culture. Ces canaux, dont le diamètre est de l’ordre du micron, sont ajustables à l’espèce bactérienne étudiée [4] et sont irrigués par du milieu de culture traversant le dispositif à flux constant. Cela permet le renouvellement du milieu et l’évacuation continuelle des bactéries filles qui se sont développées à partir d’une cellule mère originelle située à l’extrémité fermée de chaque canal (Figure 1A).

thumbnail Figure 1.

La « mother machine » et son usage expérimental. A. Représentation schématique de la mother machine et de la partition des vieux pôles de la cellule mère. Les cellules mères sont représentées en rouge au fond des canaux, les autres cellules représentent la descendance de la cellule mère. Du milieu frais circule dans toute la puce grâce au canal principal d’alimentation et repousse les cellules filles vers l’extérieur du canal. Une cellule mère possède deux pôles et, lors de sa division cellulaire, elle donnera deux cellules filles ayant chacune héritée d’un pôle de la cellule mère nommé « vieux pôle » (V) et d’un « nouveau pôle » (N1, N2, etc.). B. Observation du retard de réparation des dommages à l’ADN. Les bactéries sont soumises à un stress alkylant qui va endommager leur ADN. On observe à différents temps l’initiation de leurs réparations. En jaune, les bactéries sont en train de réparer leur ADN et en gris, elles n’ont pas encore initié la réparation. Trente minutes après stress, la plupart des bactéries ont commencé la réparation de leur ADN alors que certaines le feront au bout de trois heures ou plus. C. Intensité de la réponse au stress oxydant des cellules mères et filles. En l’absence de stress oxydant, les bactéries se divisent et ne déclenchent pas de mécanismes de défense (cellules grises). Lorsqu’elles sont soumises à un stress oxydant, elles vont activer une réponse plus ou moins forte à ce stress, dépendante du nombre de cellules voisines. Les premières cellules en contact vont avoir une réponse très forte (cellules rouges), tandis que celles qui seront en amont, derrière plusieurs cellules, vont activer une réponse plus faible (cellules vertes).

L’utilisation de la mother machine permet ainsi de suivre le devenir des cellules mères et de leur descendance sur plusieurs centaines de générations. Cette technique présente un intérêt, notamment pour l’étude du vieillissement cellulaire d’Escherichia coli, en permettant de se concentrer sur la cellule mère qui donne naissance à deux cellules filles génétiquement identiques et contiennent un nouveau pôle néoformé et un ancien pôle provenant de la cellule mère (Figure 1A). En 2005, une étude avait démontré un lien entre la division cellulaire du vieux pôle hérité de génération en génération avec le vieillissement cellulaire. Au fil du temps, l’ancien pôle donne une division de plus en plus lente, entrainant le vieillissement des cellules jusqu’à leur mort [5]. Contrairement à ces résultats, l’étude de Wang et al. a montré, par des expériences à l’échelle de la cellule unique, que la mort cellulaire ne provenait pas d’une division asymétrique de l’ancien pôle mais d’une filamentation de la cellule mère au bout d’une cinquantaine de générations. Cet évènement est dû à l’accumulation de facteurs létaux indépendants de la croissance [3]. Ce phénomène de filamentation n’était pas observable en 2005, car la technique employée lors de cette l’étude ne permettait pas de suivre plus de 9 générations [5].

L’usage expérimental de la mother machine

Le développement de la mother machine a permis aux chercheurs d’affiner la compréhension des phénomènes associés à l’hétérogénéité phénotypique au niveau moléculaire et cellulaire.

Dans le cadre de l’étude de la réparation des dommages à l’ADN, la mother machine a, par exemple, permis de constater une variation des taux de réparation entre des cellules d’une population clonale soumise à un stress alkylant. Uphoff et al. ont montré qu’il existait une fluctuation de l’abondance de la protéine Ada dans des cellules d’E. coli pourtant génétiquement identiques [6]. Cette protéine est un régulateur central de la réparation de l’ADN méthylé lors d’un stress alkylant, qui agit en transférant les groupements méthyl de l’ADN endommagé sur ses résidus cystéine. Les auteurs ont mis en évidence qu’une partie de la population d’E. coli était dépourvue de cette protéine, induisant alors un retard de la réponse adaptative contre l’effet toxique et mutagène des dommages causés par le stress alkylant (Figure 1B). Il faut attendre un premier évènement d’expression stochastique du gène ada, parfois après plusieurs générations, pour que les cellules puissent répondre au stress. Cette variation aléatoire de l’activation du gène ada conduit à une hétérogénéité génotypique, induite par l’accumulation de mutations dans le génome, qui pourraient présenter un avantage sélectif [6]. Ainsi, cet article montre que le phénotype peut modifier le génotype, ce qui va à l’encontre de la pensée dogmatique que le phénotype découle du génotype. L’origine moléculaire de l’hétérogénéité phénotypique n’est pas seulement stochastique, elle est déterministe. L’étude de Choudhary et al. montre que l’interaction entre cellules et la perception individuelle du stress oxydant, liée à la présence de peroxyde d’hydrogène, permettent de moduler finement la réponse adaptative [7]. En effet, des bactéries génétiquement identiques présentent des phénotypes différents, même lorsqu’elles sont soumises au même niveau de stress oxydant. Les auteurs ont montré que le stress est perçu par toutes les cellules mères présentes dans la mother machine. Pour autant, l’intensité de leur réponse à ce stress varie selon le nombre de cellules voisines dans le canal plus la cellule mère possède de cellules voisines, moins les gènes luttant contre le stress oxydant sont exprimés (Figure 1C). Ainsi, les cellules individuelles présentes en « première ligne » semblent dégrader activement le peroxyde d’hydrogène, au point de former une barrière protectrice ayant pour rôle de protéger les autres cellules et offrant un temps d’adaptation au reste de la population. Ce phénomène est aussi observable à l’échelle populationnelle avec l’étude d’une colonie sur milieu gélosé soumise au peroxyde d’hydrogène à une concentration plus élevée que dans le dispositif de microfluidique pour pallier la densité cellulaire de la colonie. Les chercheurs ont souligné que les cellules en périphérie présentaient des réponses au stress plus importantes que celles localisées au centre de la colonie. Cela corrobore les observations faites à partir des expériences réalisées en mother machine. L’hétérogénéité de la réponse n’est donc pas seulement induite par la perception de facteurs environnementaux, mais aussi par la réponse des cellules environnantes à ce stress. Ainsi, chaque réponse d’adaptation individuelle entraine un bénéfice collectif [7].

Les perspectives d’utilisation de la mother machine

Des balbutiements de la microbiologie jusqu’à la microbiologie moderne, l’étude des cellules et des populations a évolué passant de l’étude de cultures bactériennes dans leur ensemble à une analyse plus fine à l’échelle de la cellule unique. Les techniques de microfluidique ont permis d’affiner la compréhension de l’hétérogénéité populationnelle, notamment l’origine de ce phénomène, qu’elle soit stochastique ou déterministe. Aujourd’hui, l’optimisation de cet outil a permis de développer un large éventail d’utilisations. Par exemple, il est désormais possible d’utiliser des pinces optiques qui permettent de prélever des cellules avec un phénotype d’intérêt dans la mother machine pour mener des expériences complémentaires [8].

De plus, la mother machine est désormais utilisée pour développer des techniques rapides d’analyse de pathogènes à l’origine d’infections nosocomiales. En effet, la multirésistance bactérienne face aux antibiotiques représente un enjeu sanitaire majeur à l’échelle mondiale et nécessite des tests rapides de sensibilité aux antibiotiques. Nous distinguons jusqu’alors deux méthodes : phénotypiques, qui indiquent la sensibilité ou non d’une espèce bactérienne à un antibiotique donné sans l’identifier, et génotypiques, qui identifient la présence de gènes de résistance aux antibiotiques dans une souche. En revanche, l’absence d’un gène ne détermine pas la sensibilité d’une bactérie à un antibiotique. La combinaison des méthodes phénotypiques et génotypiques est rendue possible par la mother machine en séquestrant chaque bactérie dans un canal afin d’observer sa croissance en présence ou absence d’antibiotique. Le dispositif est suivi d’un séquençage par FISH combiné (fluorescense in situ hybridization), qui permet d’identifier différentes bactéries en utilisant des combinaisons de fluorophores spécifiques d’une espèce ou d’un genre. Jusqu’alors, les expériences ont été menées sur les dix espèces retrouvées majoritairement lors de graves infections, dont Pseudomonas aeruginosa, Staphylococcus aureus ou Acinetobacter baumannii. Cette nouvelle méthode est en cours d’optimisation afin de permettre le test simultané de plusieurs antibiotiques à différentes concentrations et de répondre plus rapidement à une situation clinique d’urgence.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

Références

  1. Elowitz MB, Levine AJ, Siggia ED, et al. Stochastic Gene Expression in a Single Cell. Science 2002 ; 297 : 1183–6. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  2. Balaban NQ, Merrin J, Chait R, et al. Bacterial Persistence as a Phenotypic Switch. Science 2004 ; 305 : 1622–5. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  3. Wang P, Robert L, Pelletier J, et al. Robust Growth of Escherichia coli. Curr Biol 2010 ; 20 : 1099–103. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  4. Bakshi S, Leoncini E, Baker C, et al. Tracking bacterial lineages in complex and dynamic environments with applications for growth control and persistence. Nat Microbiol 2021 ; 6 : 783–91. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  5. Stewart EJ, Madden R, Paul G, et al. Aging and Death in an Organism That Reproduces by Morphologically Symmetric Division. PLoS Biol 2005 ; 3 : e45. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  6. Uphoff S, Lord ND, Okumus B, et al. Stochastic activation of a DNA damage response causes cell-to-cell mutation rate variation. Science 2016 ; 351 : 1094–7. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  7. Choudhary D, Lagage V, Foster KR, et al. Phenotypic heterogeneity in the bacterial oxidative stress response is driven by cell-cell interactions. Cell Rep 2023 ; 42 : 112168. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  8. Luro S, Potvin-Trottier L, Okumus B, et al. Isolating live cells after high-throughput, long-term, time-lapse microscopy. Nat Methods 2020 ; 17 : 97–100. [Google Scholar]
  9. Kandavalli V, Karempudi P, Larsson J, et al. Rapid antibiotic susceptibility testing and species identification for mixed samples. Nat Commun 2022 ; 13 : 6215. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]

Entretien avec Maxence Vincent

Maxence Vincent est chargé de recherche CNRS au sein du Laboratoire de Chimie Bactérienne (LCB) de Marseille. Ses projets de recherche portent sur les processus d’adaptation des bactéries à l’environnement. Il vise plus particulièrement à décrypter les réponses des bactéries au stress oxydatif à l’aide d’outils combinant microscopie et microfluidique.

Quel est votre domaine de recherche actuel?

Je m’intéresse à la manière dont les bactéries s’adaptent aux changements environnementaux, appelés « stress », et la caractérisation de leurs effets sur la physiologie des cellules s’appelle « l’étude de la réponse aux stress ». Les bactéries ont une grande capacité d’adaptation aux modifications environnementales d’origine chimiques, comme des modulations du pH, ou, dans le cadre de mon travail, liées à des conditions d’oxydo-réduction, on parle alors de stress oxydatif. Plus précisément, j’essaie de caractériser la dynamique de régulation des réseaux génétiques permettant aux bactéries de se protéger contre le stress oxydatif.

D’après vous, quelles sont les grandes avancées dans votre domaine de recherche?

Dans le domaine de la réponse au stress et de l’adaptation bactérienne, ces quinze dernières années ont été marquées par la multiplication des preuves expérimentales d’un phénomène nommé « hétérogénéité phénotypique ». Deux cellules dotées du même patrimoine génétique peuvent répondre de manière différente à des variations du milieu environnant. Ce phénomène a été théorisé depuis de nombreuses années en biologie. Cependant, de plus en plus d’évidences expérimentales montrent la conservation de ce mécanisme à de multiples réponses au stress et réseaux génétiques bactériens.

Quelles innovations ont permis la réalisation de ces avancées?

À mon sens, il y a deux grandes avancées qui ont permis de mieux caractériser ce phénomène. Des années 1950 à la fin des années 1990, les expériences de microbiologie étaient réalisées sur des cultures bactériennes. Les analyses portaient sur des millions de bactéries à la fois, donnant alors des résultats moyennés sur un ensemble de cellules. Au début des années 2000, en combinant la génétique et des méthodes d’analyses directement issues du domaine de l’optique, notamment la microscopie à fluorescence, on a pu commencer à travailler sur des cellules dites « isolées » (« single-cell » en anglais). De cette manière, les microbiologistes ont commencé à obtenir des résultats à partir de cellules individuelles, non moyennés sur l’ensemble de la population. D’une part, cela a permis d’affiner la caractérisation des phénomènes biologiques et d’autre part, de rendre compte de la variabilité qu’il peut y avoir d’une cellule à l’autre, au regard d’un mécanisme en particulier.

En parallèle des avancées en microscopie, le développement de technologies issues de la microfluidique (un domaine de recherche qui permet de miniaturiser les processus analytiques) ont permis d’isoler des cellules bactériennes et de contrôler avec une grande précision le milieu dans lequel elles évoluent.

Dans le cadre de mes recherches, je combine microscopie et microfluidique pour manipuler des bactéries mesurant quelques microns et faire varier le pouvoir oxydant du milieu dans lequel elles se trouvent. De cette manière, il m’est possible de regarder la dynamique de régulation des gènes qui permettent aux bactéries de se protéger contre le stress oxydatif.

Selon vous, comment évoluera votre domaine de recherche dans les années à venir?

L’hétérogénéité phénotypique apparait de plus en plus comme une signature de la réponse au stress. Ce phénomène engendre une diversification non génétique pour les cellules et permet, en principe, à la population bactérienne de maximiser ses chances de tolérer, s’adapter et survivre à un stress. Toutefois, il existe encore plusieurs écueils à une compréhension globale du phénomène d’hétérogénéité phénotypique.

D’une part, il est encore difficile d’identifier l’origine moléculaire engendrant une hétérogénéité phénotypique. S’il est vrai que les réactions biochimiques survenant à l’intérieur des cellules sont par natures probabilistes (par exemple l’interaction d’un facteur de transcription avec un promoteur), les études ont souvent tendance à attribuer l’origine de l’hétérogénéité phénotypique à des processus stochastiques sousjacents, sans en faire la vérification expérimentale. La meilleure résolution des microscopes et l’avènement de l’intelligence artificielle en biologie pourraient se révéler cruciaux pour déterminer l’origine des phénomènes d’hétérogénéité phénotypique pour des stress donnés.

D’autre part, les conséquences de cette hétérogénéité de population restent, le plus souvent, complexes à interpréter. S’il est vrai que l’hétérogénéité engendre une diversification des phénotypes, il faut garder à l’esprit que ces études, pour la plupart, sont faites dans des conditions de laboratoire qui reflètent peu la niche écologique des cellules sur lesquelles on travaille. Dès lors, les chercheurs ont souvent tendance à avoir un avis biaisé lorsqu’ils souhaitent attribuer un mécanisme moléculaire à un trait évolutif ou à un avantage sélectif.

Vous avez réalisé des travaux sur la réponse hétérogène des bactéries aux dommages de l’ADN causé par un stress alkylant. Dans ce contexte, en quoi l’hétérogénéité phénotypique estelle importante? Comment a-t-elle été mise en évidence?

Ici, on s’intéresse à un stress qui est généré par des agents alkylants. Ces molécules engendrent des mutations de l’ADN. D’autres chercheurs avaient découvert avant moi que le gène permettant de coder l’une des protéines qui protège des dommages des agents alkylants s’active de manière hétérogène dans une population de cellules clonales lors d’un stress alkylant. Dans mes travaux, j’ai montré que ce phénomène n’est pas centré sur ce seul gène mais sur l’ensemble du réseau génétique, conférant la protection au stress alkylant. Ainsi, lorsqu’on soumet une population à un stress alkylant qui endommage l’ADN, la population active les systèmes de protection avec des temps d’activation différents. Les cellules qui retardent l’activation de ces réseaux ont plus de dommages sur leur ADN, ce qui génère plus de mutations. La conclusion générale de ces travaux est que l’hétérogénéité phénotypique engendre une diversification du génotype de la population.

D’après vous, quelles sont les qualités dont devrait disposer un chercheur(se)?

On a coutume de dire que pour être chercheur(se) il faut être original, créatif et avoir un esprit d’invention. Je pense que c’est important d’avoir de l’imagination mais à notre époque, ce qui l’est encore plus, c’est de savoir trouver les bonnes questions à se poser. En effet, la biologie actuelle fait face à des questions qui n’ont pas pu être résolues auparavant et les questions les plus simples ou les plus évidentes ont déjà été étudiées par d’autres personnes. Ainsi, à mon sens, il y a une vraie difficulté à trouver des questions qui sont pertinentes. Je pense que la recherche de manière générale avance par tâtonnements : on vient gratter un peu à droite et à gauche, et puis à un moment, on est face à une observation qui est inattendue, qui paraît illogique. Dans ce contexte, on s’interroge sur le pourquoi et le comment de cette observation. C’est là que l’on commence à se poser la question de notre recherche. Et si l’on en arrive à se poser clairement la question, c’est qu’on a déjà fait 80 % du travail de recherche.

Enfin, que diriezvous à un(e) jeune qui voudrait devenir chercheur(se)?

S’il ou elle veut devenir chercheur(se) en biologie, je lui dirais, d’une part, de ne pas négliger les autres disciplines telles que la physique, les mathématiques ou les sciences computationnelles. A notre époque, il me paraît évident qu’il faut au moins avoir une culture générale dans toutes les disciplines pour être un bon biologiste. Et d’autre part, je dirais que c’est une grande chance d’être chercheur(se) car je pense que c’est un métier très privilégié. C’est un métier qui a du sens (si tant est que quoi que ce soit ait du sens dans l’existence). On peut dire qu’essayer de comprendre ce qui nous entoure et ce qui nous constitue est une belle quête de sens. De plus, je pense que c’est un métier qui nous met en perpétuelle confrontation avec nousmêmes : quand on est face à un problème qui nous semble insoluble ou face à une observation inattendue, on essaie de comprendre et quand on y arrive c’est très gratifiant. Je pense qu’il y a également une notion d’engagement dans la recherche. Quand on regarde les défis qui nous attendent dans le futur, on peut penser, à juste titre, que la recherche, et la science en général, seront vraiment très importantes pour les surmonter. Sans tomber dans le scientisme, je crois que faire de la recherche c’est aussi un levier pour être plus heureux, pour être acteur du monde de demain. Enfin, être chercheur, c’est aussi appartenir à un mouvement qui nous dépasse d’un point de vue personnel. Quand on devient chercheur, on s’engage à apporter une petite brique à l’édifice de la compréhension humaine. Alors bien sûr, il faut rester lucide sur ses capacités à amener cette brique, mais finalement, quand on y réfléchit, on fait le même métier que Marie Curie ou Jacques Monod et ça, ça a quelque chose de rassurant car on se dit que des personnes bien plus brillantes que nous ont fait ce même choix de carrière auparavant.


© 2024 médecine/sciences – Inserm

Liste des figures

thumbnail Figure 1.

La « mother machine » et son usage expérimental. A. Représentation schématique de la mother machine et de la partition des vieux pôles de la cellule mère. Les cellules mères sont représentées en rouge au fond des canaux, les autres cellules représentent la descendance de la cellule mère. Du milieu frais circule dans toute la puce grâce au canal principal d’alimentation et repousse les cellules filles vers l’extérieur du canal. Une cellule mère possède deux pôles et, lors de sa division cellulaire, elle donnera deux cellules filles ayant chacune héritée d’un pôle de la cellule mère nommé « vieux pôle » (V) et d’un « nouveau pôle » (N1, N2, etc.). B. Observation du retard de réparation des dommages à l’ADN. Les bactéries sont soumises à un stress alkylant qui va endommager leur ADN. On observe à différents temps l’initiation de leurs réparations. En jaune, les bactéries sont en train de réparer leur ADN et en gris, elles n’ont pas encore initié la réparation. Trente minutes après stress, la plupart des bactéries ont commencé la réparation de leur ADN alors que certaines le feront au bout de trois heures ou plus. C. Intensité de la réponse au stress oxydant des cellules mères et filles. En l’absence de stress oxydant, les bactéries se divisent et ne déclenchent pas de mécanismes de défense (cellules grises). Lorsqu’elles sont soumises à un stress oxydant, elles vont activer une réponse plus ou moins forte à ce stress, dépendante du nombre de cellules voisines. Les premières cellules en contact vont avoir une réponse très forte (cellules rouges), tandis que celles qui seront en amont, derrière plusieurs cellules, vont activer une réponse plus faible (cellules vertes).

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