Open Access
Issue
Med Sci (Paris)
Volume 39, Number 12, Décembre 2023
Page(s) 975 - 980
Section Repères
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/2023175
Published online 18 December 2023

Vignette (© DR).

« Les humanités en santé : approches de terrain » sont coordonnées par Claire Crignon, professeure d’histoire et de philosophie des sciences à l’université de Lorraine, qui a créé le master « humanités biomédicales » à Sorbonne université.

Maastricht 3, une pratique fortement protocolisée et contestée

En France, le prélèvement d’organes sur donneurs décédés après un arrêt cardiaque à la suite d’une décision d’arrêt des traitements, communément appelé « Maastricht 3 » (M3), est permis dans certains établissements depuis 2014. Cette pratique est encadrée par un protocole national, mis en place par l’Agence de la biomédecine, qui précise « les conditions à respecter », tant en termes de modalités techniques que de principes éthiques. À ce titre, « l’éventualité d’un don d’organes ne doit en rien interférer dans la décision de [L]AT1 », l’« étanchéité des filières » entre la réanimation et la coordination des prélèvements doit être assurée et une « chronologie », avec des délais bien précis, doit être respectée2.

Depuis l’origine du M3, le temps (variable d’un pays à l’autre) entre l’arrêt cardiaque, la déclaration de décès et le prélèvement d’organes est une source de questions éthiques [1, 2] ().

(→) Voir le Forum de J.C. Tortosa et al., m/s n°2, février 2010, page 209

Dans la littérature bioéthique internationale, cette pratique soulève des interrogations quant à la mort effective des donneurs [3]. La règle du donneur mort [4], la définition de la mort cérébrale et la déclaration de la mort, sont également mises en cause [5,6].

Cependant, ces débats théoriques négligent souvent le contexte particulier dans lequel le M3 est mis en place. Pratique fréquemment controversée sur le terrain [7], les arguments et les opinions des professionnels impliqués ou des proches des donneurs sont rarement étudiés. Lorsqu’elles existent, les études qualitatives portent généralement sur un seul centre ou sont réalisées par des professionnels de santé dont la pratique est étroitement liée à la greffe [8, 9].

Du questionnement bioéthique au langage ordinaire

Dans le cadre d’une étude exploratoire d’éthique clinique menée entre 2020 et 2022 par le Centre d’éthique clinique de l’AP-HP [10], nous avons examiné les questionnements éthiques des professionnels de santé issus de services hospitaliers ayant des expériences hétérogènes du M3 (Encadré 1). À leur rencontre, nous avons rapidement remarqué que les questions débattues dans la littérature bioéthique ne correspondaient pas à leurs préoccupations.

Afin de percevoir plus finement les tensions éthiques et les stratégies des équipes pour y faire face, il nous est apparu indispensable de ne pas délaisser le « langage ordinaire » [11] ; nos interlocuteurs ont d’ailleurs souligné, à plusieurs reprises, l’importance des mots.

Selon le philosophe anglais John L. Austin, les mots permettent de mieux comprendre l’expérience des phénomènes. Certaines énonciations qu’Austin qualifie de « performatives » ne se limitent pas à décrire des faits, mais font des choses [12]. Elles doivent être prononcées dans des « circonstances appropriées » et être accompagnées par l’exécution de « certaines autres actions » [12]. On comprend alors pourquoi la question centrale au sein de la bioéthique – à savoir si les donneurs sont réellement morts – n’est pas source de tensions éthiques chez les professionnels rencontrés. La déclaration de mort fonctionne chez ces professionnels comme un « performatif explicite », ouvrant la possibilité d’autres actes performatifs, notamment le M3. Nous verrons ainsi que les tensions éthiques se situent ailleurs, et qu’elles préexistent à la procédure, le M3 jouant le rôle de révélateur ou d’amplificateur du questionnement.

1 Encadré

Au cours de cette étude, nous avons rencontré 43 personnes : 20 médecins (15 réanimateurs, 1 néphrologue, 3 médecins de la coordination et 1 médecin réanimateur et coordinateur), 20 paramédicaux (18 infirmiers, 2 aides-soignantes) dont 2 cadres, 1 perfusionniste du bloc opératoire, 1 infirimier de la coordination, 2 infirmiers qui participaient à la réanimation et à la coordination. Nous avons aussi rencontré deux médecins réanimateurs « experts » sur le sujet (dont un est impliqué dans une équipe de coordination) et un proche d’un patient. Initialement, nous avions l’intention d’inclure des proches dans notre étude pour comparer leurs arguments à ceux des professionnels. Nous y avons renoncé en raison de la période de notre étude (pendant la pandémie de Covid-19) et de la difficulté à les recruter. Parmi les quatre services inclus dans l’étude, deux étaient expérimentés (ils avaient reçu l’autorisation à réaliser des prélèvement d’organes de type M3 respectivement depuis 2015 et 2017). Lorsque nous avons contacté le troisième service, celui-ci ne réalisait pas encore des prélèvements d’organes de type M3 pour des raisons d’ordre organisationnel ; il a commencé à le faire à la fin de l’année 2020. Le dernier service inclus était connu pour avoir une position réticente à l’égard de cette pratique. Il a commencé à réaliser ce type de prélèvement à la fin de notre étude.

Les tensions éthiques autour du M3

La coordination et les « vautours »

Les professionnels que nous avons rencontrés savent que l’étanchéité entre les filières de la réanimation et de la coordination des prélèvements qu’exige le protocole de l’Agence de la biomédecine est essentielle. Ils reconnaissent cependant que pour penser et aboutir au prélèvement d’organes les deux équipes doivent interagir et être intimement mêlées.

Pourtant, certains professionnels interrogés qualifient, de manière ironique, l’équipe de la coordination de « vautour » ou de « rapace » qui « rôde ». Mais pour la plupart de ces personnes, cette tension éthique reste secondaire. La relation de confiance entre les deux équipes demeure primordiale.

La décision d’arrêt des traitements et l’« utilitarisme »

La décision d’arrêt des traitements est souvent considérée comme un moment difficile et comme une étape clé du M3. Lorsque les tensions classiques3 qui entourent ce type de décision n’ont pas été résolues au sein des services, la pratique du M3 ne peut que les complexifier. La temporalité de ces prélèvements renforce chez certains professionnels, notamment chez ceux qui n’en ont pas l’expérience, l’idée d’une « mort programmée » avec pour enjeu le recueil d’organes. La décision d’arrêt des traitements est ainsi accusée de « fabriquer des M3 » et est qualifiée d’« utilitariste » (voir aussi [7]).

Selon les professionnels les plus expérimentés, la discussion et la réflexion collective, ainsi que le partage de la décision entre médecins, paramédicaux et tiers extérieurs, permettent de réduire les tensions et rendent la pratique du M3 plus aisée. Sur un plus long terme, certains autres professionnels défendent l’idée que le M3 peut favoriser une meilleure culture de l’arrêt des traitements et ainsi réduire l’« acharnement thérapeutique ».

La sédation et l’« euthanasie »

Dans le cas du M3, la difficulté à distinguer la sédation de l’euthanasie4 peut être accentuée, la sédation pouvant devenir «  le problème éthique principal du M3 ». Ainsi, certains professionnels affirment que, dans ce contexte, la sédation est en réalité une « hypocrisie » (voir [7, 15]), une forme d’« euthanasie en bonne conscience »… Car l’objectif final est le don d’organes. Cette confusion est plus marquée si les questions concernant la sédation n’ont pas été discutées en amont, si des doses ou des produits différents que ceux utilisés habituellement sont employés, ou en l’absence d’un protocole local de sédation clair. L’exclusion des personnels paramédicaux de la discussion sur la mise en œuvre et la variabilité de la procédure, selon les décisions du médecin référent, constituent une autre source de défiance.

Pour distinguer sédation et euthanasie, certains revisitent le principe des actions à double effet : l’intention serait le don d’organes5 et non la mort. L’argument du confort du patient peut ainsi se confondre avec la réussite du prélèvement d’organes afin de justifier l’administration de doses différentes de celles utilisées lors des sédations classiques.

Comme pour l’arrêt des traitements, d’autres professionnels voient néanmoins dans le M3 l’occasion, à long terme, d’améliorer les pratiques de sédation en fin de vie pour tous les patients, même ceux pour lesquels le prélèvement d’organes n’est pas envisagé.

Accompagnement de fin de vie et « instrumentalisation/technicisation » de la mort

Pour certains professionnels, le M3 peut perturber l’accompagnement et les pratiques de fin de vie (voir [16]), voire « instrumentaliser » la mort. La préparation anticipée du patient, avec parfois des gestes intrusifs (tels que la prise de température centrale ou le cathétérisme), un confort diminué (mourir sur un brancard), une temporalité incompatible avec les soins post-mortem donnés au défunt ou encore le « coté spectacle du M3 » (avec le « jeu » des soignants affairés à leurs tâches et la curiosité qu’une telle pratique suscite), seraient contraires aux « valeurs soignantes » et incompatibles avec une « fin de vie digne ». Le sens du soin sur un cadavre peut également questionner. La « technicisation de la mort » remplace alors la « mort naturelle ». Dans ces circonstances, accompagner la famille devient encore plus problématique.

Pour d’autres professionnels interrogés, des ajustements peuvent réduire ces difficultés ou même améliorer l’accompagnement de la fin de vie. L’anticipation permet en effet une meilleure prise en charge du patient, grâce à la répartition des rôles de chacun, à la présence de plusieurs professionnels et à une implication plus marquée des médecins. Le sens du soin, quant à lui, peut aussi être pensé dans la « continuité », entre le donneur et le receveur. L’accompagnement de la famille devient alors le savoir-faire d’une équipe dont les rôles sont bien répartis. Il importe, en ce sens, d’insister auprès des proches sur la possibilité d’un « non aboutissement » du prélèvement d’organes. Il apparaît, finalement, fondamental de garder une certaine ritualisation de la mort, par des gestes, des attitudes et des soins qui sont adaptés aux moments de la fin de vie.

Des mots, des images, des craintes

Des mots et des images

Autour de ces quatre tensions éthiques, dont la littérature se fait l’écho [7, 9, 1517], on ne peut que remarquer la force des termes évoqués par les professionnels interrogés, notamment par ceux qui sont réticents au M3. « Vautour », « utilitarisme », « euthanasie », « technicisation [de la mort] » renvoient à des images bien précises, et ce n’est pas un hasard si ces termes sont repris dans leur sens péjoratif, leurs autres significations étant négligées.

« Vautour » est en effet associé au rôle nécrophage de cet oiseau, plus qu’à son action écologique et prophylactique. « Utilitarisme » n’est, quant à lui, pas considéré comme une théorie éthique diversifiée. Seul le principe d’utilité, résumé dans sa célèbre devise « le plus grand bonheur [ou bien] du plus grand nombre »6, est mis implicitement en avant, au détriment des principes de non nuisance et d’auto-détermination, par exemple. À l’évocation du terme, on est ainsi renvoyé à l’expérience de pensée proposée par Judith Jarvis Thomson dans laquelle un chirurgien transplanteur pourrait sauver cinq patients en attente d’une greffe en prélevant les organes d’un touriste de passage7 [21]. En ce qui concerne « l’euthanasie », l’étymologie du terme (bonne mort)8 est ignorée, mais également son usage contemporain majoritaire, dans lequel la condition essentielle de son application est la demande explicite de la personne malade. Le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé définit par exemple l’euthanasie comme « un acte destiné à mettre délibérément fin à la vie d’une personne atteinte d’une maladie grave et incurable, à sa demande, afin de faire cesser une situation qu’elle juge insupportable »9. Au contraire, le sens donné ici est celui de la mise à mort d’un être humain innocent (ou vulnérable). Enfin, le terme « technique » est utilisé de manière vague, sans référence précise à ce dont il est question, même si l’on peut s’imaginer la présence invasive de tuyaux et de machines… Dans tous les cas, la technique est considérée comme quelque chose d’extérieur à nous. Elle est perçue comme un obstacle au relationnel et comme s’opposant à la nature et, en l’occurrence, à une mort naturelle. On oublie ainsi que la pertinence de ces oppositions ne va pas de soi, notamment dans le contexte particulier de la réanimation où les frontières entre vie et mort demeurent subtiles [23] ().

(→) Voir le Repères de M. Maglio, m/s n° 11, novembre 2022, page 941

La crainte et l’imagination

Au-delà de la question de leur signification, l’usage de ces termes manifeste surtout des craintes de la part des professionnels. Rappelons que crainte et peur se distinguent en ce que la crainte est un sentiment d’alerte par rapport à une possibilité, et non un sentiment d’appréhension à l’égard d’une menace réelle et concrète (comme l’est la peur). Au lieu de paralyser l’action, la crainte permet de faire face à l’événement. Cependant, la crainte peut se transformer en peur, lorsque sa fonction émotive est trop intense.

Comme le suggère Jelson Oliveira, à la lecture du Principe responsabilité de Hans Jonas [24], la crainte se manifeste comme la quête « d’une orientation morale de l’action en vue du bien » [25]. Elle a ainsi une fonction éthique et « heuristique »10, qui permet de développer une capacité d’action et de réflexion. En cela, l’imagination joue un rôle crucial, car elle offre la possibilité d’anticiper l’expérience du mal futur. La crainte n’empêche ou ne bloque pas l’action (comme la peur), mais elle évite que ce que l’imagination se représente ne se réalise concrètement.

Dans Quand dire, c’est faire, John L. Austin souligne l’importance de l’imagination. Pour lui, l’imagination est créatrice de « situations nouvelles, inédites, différentes en tout cas de celles que nous étudions à un moment donné ». C’est elle qui permet principalement, comme le commente Gilles Lane, d’« éviter les embûches du langage ordinaire » et « de susciter les phénomènes qui permettent de bien poser (ou même de résoudre) les problèmes qui nous préoccupent le plus ». Mais à condition de posséder « une imagination vive, un esprit aventureux, et certains schémas d’action » [27].

On comprend alors que, pour que le M3 soit possible, pour que les mots puissent faire des choses, il importe d’empêcher que les craintes ne se transforment en peurs. Mais ils convient aussi de ne pas les abolir, afin d’éviter la possible banalisation de l’acte ou l’absence de questionnement. D’autres « stratégies locales », ou « certains schémas d’action » [12], que l’on retrouve dans le performatif austinien, permettent de garder cet équilibre, et donc, une « vigilance éthique ».

Des « stratégies locales » pour y faire face

Le « protocole local » pour le « fonctionnement heureux d’un performatif »

Pour Austin, certaines conditions sont nécessaires au « fonctionnement heureux d’un performatif », notamment : l’existence d’« une procédure, reconnue par convention, dotée par convention d’un certain effet » (A1), que « les personnes et circonstances soient celles qui conviennent pour qu’on puisse invoquer la procédure en question »(A2), et qu’elle soit « exécutée par tous les participants à la fois correctement (B1), et intégralement (B2) » [12].

Dans le M3, la mise en place d’une procédure ou d’un « protocole local » est cruciale. C’est d’ailleurs ce que l’Agence de la biomédecine préconise : « Chacune des étapes décrites ci-dessous doit faire l’objet de procédures écrites, locales, détaillées, sous réserve que ces procédures soient conformes aux recommandations du présent protocole ». En fournissant un cadre qui précise l’organisation et le rôle de chacun, étape par étape, en fonction du contexte du service, cette procédure réduit la force émotive des craintes, ouvrant ainsi la possibilité d’application du M3.

Mais pour que le protocole local soit efficace, ou reconnu par convention, en particulier par les participants à la procédure, il doit avoir été élaboré par l’ensemble des protagonistes, en trouvant un équilibre entre les valeurs individuelles.

Le risque à long terme est que ce protocole local, une fois établi, soit suivi de façon mécanique, telle une check-list, éliminant tout questionnement ou toute réflexion éthique. Cela peut se produire lorsqu’une confiance aveugle est faite au protocole local ou aux personnes qui l’ont élaboré, ou lorsque la division des rôles assignés à chacun est telle qu’elle rend impossible une perception globale de la procédure. L’écueil est alors celui de la banalisation du M3.

L’importance des participants

Dans le performatif austinien, comme dans le M3, les participants jouent un rôle essentiel à la réussite de la procédure. Dans le M3, ces participants sont des professionnels de la réanimation et de la coordination, mais aussi, dans une certaine mesure, la famille. Son accord est une condition sine qua non du M3 : elle est en effet considérée comme la représentante de la volonté du patient concernant le don d’organes.

Par les discussions lors de la création du protocole local, lors des réunions de mise au point et de formation, avant et après chaque M3 ou encore en cas de renouvellement des équipes, les craintes de chacun peuvent être ravivées et relancer la réflexion éthique. Les limites à ne pas dépasser se trouvent alors provisoirement fixées, compte-tenu des valeurs de chacun.

Deux conditions supplémentaires sont cependant nécessaires au « fonctionnement heureux » du performatif. Elles ont trait, cette fois, non à l’action, mais aux pensées, aux sentiments et aux intentions des participants. Comme le rappelle Austin, les participants doivent partager les pensées ou les sentiments supposés par la procédure, avoir « l’intention d’adopter le comportement impliqué » (Γ1) et « se comporter ainsi […] par la suite » (Γ2) [12]

Pour la réussite du M3, le partage des pensées, des sentiments et des intentions est fondamental. Aussi, lorsque des participants ont des intentions différentes de celles supposées par le protocole, mais ne les expriment pas, elles peuvent mettre à mal son « fonctionnement heureux ».

La possibilité du non aboutissement ou le « fonctionnement malheureux du performatif »

L’échec ou le non aboutissement du prélèvement ou de la transplantation d’organes n’est pas un sujet récent dans la littérature [28]. Cela n’a rien d’étonnant. Austin nous rappelle, en effet, qu’« un très grand nombre d’actes qui relèvent de l’Éthique […] ont le caractère général d’actes qui seraient (totalement ou en partie) conventionnels ou rituels, et donc exposés, entre autres choses, à l’échec » [12].

Austin a ainsi conçu la possibilité que les performatifs se présentent ou fonctionnent mal, dans ce qu’il appelle the Doctrine of the Infelicities (la doctrine des échecs11) :

  • Lorsque les conditions A et B (procédure et participants) ne sont pas respectées, l’acte n’est pas accompli. Austin qualifie cela par le terme « misfires » (ratés ou insuccès). Tel est le cas lorsque la procédure n’existe pas ou lorsqu’elle ne peut pas être appliquée selon la procédure telle quelle.

  • Lorsque les conditions Γ ne sont pas respectées, l’acte est accompli, mais les sentiments, les pensées, les intentions sont différentes de celles prévues par la procédure. Il s’agit alors, pour Austin, d’un « abus ».

Nous retrouvons ces deux conceptions de l’« échec » chez les professionnels que nous avons interrogés. Pour la plupart d’entre eux, la possibilité que le prélèvement d’organes puisse ne pas aboutir (ou les « ratés ») est ce qui rend le M3 acceptable. Cette incertitude est le signe d’une absence de maîtrise de la mort ; la barrière de l’intention de mort n’a donc pas été franchie.

Au terme « échec », ils préfèrent des expressions comme « aléa », « part d’inconnu/d’incertitude », « imprévisibilité du corps », « destin » ou « mystère » pour qualifier le non aboutissement du prélèvement d’organes. La réussite du M3 s’évalue alors en fonction des soignants, de la famille et de l’accompagnement de la fin de vie.

Pour une minorité de professionnels interrogés, le non aboutissement du prélèvement n’est pas acceptable : il ne respecte pas le souhait du patient s’il voulait être donneur et il constitue une manière de se désengager d’une responsabilité à l’égard des receveurs. Dans ce cas, le non aboutissement est envisagé comme un « échec » à part entière et il est, pour eux, envisageable d’accélérer la mort du patient en ayant un contrôle plus important sur la phase sédative. Mais selon Austin, même si le prélèvement aboutit alors dans ces conditions, il s’agira d’une autre forme d’échec : un abus, car la procédure, telle qu’elle a été pensée et définie par le protocole local et l’ensemble des participants n’a pas été respectée.

Conclusion

Le prélèvement d’organes de type Maastricht 3 peut être une source de tensions profondes au sein des équipes soignantes. Pour y faire face, il est important de créer des « conditions appropriées ». Il est donc nécessaire d’élaborer des « stratégies locales » pour éviter que les craintes des soignants ne se transforment en peurs ou en absence de questionnements. Cela est possible grâce à l’élaboration collective d’un « protocole local ». L’échec ou le non aboutissement offre alors l’occasion de rediscuter la procédure, compte tenu de ses « ratés » ainsi que de ses « abus ». La discussion constante entre participants est cruciale afin de garder une certaine « vigilance éthique », mais il importe d’assurer une cohérence et une inséparabilité entre le dire et le faire. Comme l’a souligné Austin « notre parole, c’est notre engagement » [12]. Les mots peuvent créer des pratiques qui font sens et donner du sens aux pratiques, car, comme le langage, le M3 est une pratique collective. Comme l’a affirmé un médecin réanimateur qui participe également à une équipe de coordination : « ce qui compte finalement ce n’est pas la procédure, mais le fait d’avoir fait des réunions, de s’être réunis. Tout cela va créer une culture de la fin de vie. C’est une opportunité pénible ».

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.


1

Nous faisons référence au protocole qui était en vigueur lorsque nous nous sommes intéressés au sujet. Il s’agit de la version du 6 mai 2016. Dans les versions plus récentes, l’acronyme LAT (limitation ou arrêt des thérapeutiques) a été abandonné au profit d’ATA (arrêt des thérapeutiques actives). Nous utiliserons l’acronyme AT. https://www.agence-biomedecine.fr/IMG/pdf/v9_guide_ddac_miii_-_juillet_2021.pdf

2

Il ne faut pas dépasser trois heures entre la mise en œuvre de l’AT et l’arrêt cardiocirculatoire. Il est nécessaire d’attendre cinq minutes entre l’arrêt cardiocirculatoire et la déclaration du décès (c’est ce que l’on appelle la période de no touch). Puis, en fonction des organes souhaités pour le prélèvement, il ne faut pas dépasser un certain temps afin d’éviter l’ischémie chaude et conserver la fonctionnalité des organes.

3

Nous pensons notamment à l’incertitude de la décision, à la conception de qualité de vie ou aux différents seuils d’acceptabilité du handicap.

4

La distinction entre la sédation profonde et continue jusqu’au décès (SPCJD) et l’euthanasie est complexe et fortement critiquée (voir, par exemple, [13, 14]). L’intention, les moyens, la procédure, le résultat et la temporalité peuvent être utilisés pour différencier les deux notions. En France, la Haute autorité de santé a essayé de distinguer nettement la SPCJD de l’euthanasie en faisant abstraction des critiques existantes. https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/2018-03/difference_entre_sedation_et_euthanasie_web.pdf

5

Pour une explication du principe des actions à double effet appliqué au M3, voir [3]

6

Comme l’explique Sinnott-Armstrong Walter, dans la Stanford Encyclopedia of Philosophy, « ce slogan est […] trompeur. Un acte peut accroître le bonheur de la plupart (du plus grand nombre) de personnes, mais ne pas maximiser le bien net dans le monde si le plus petit nombre de personnes dont le bonheur n’est pas accru perd beaucoup plus que le plus grand nombre n’y gagne. Le principe d’utilité n’autoriserait pas ce type de sacrifice du plus petit nombre au profit du plus grand, à moins que le bien net global n’augmente plus que n’importe quelle autre solution [18].

7

Thomson utilise cette expérience de pensée en réponse à Philippa Foot et à son article consacré à l’avortement et à sa justification par le principe des actions à double effet. Selon ce dernier, une action qui a un double effet, l’un bon et l’autre mauvais, est permise si est seulement si certaines conditions sont satisfaites, notamment le fait que l’effet mauvais ne peut qu’être prévu, mais pas voulu. Elle élabore ici l’expérience de pensée connue sous le nom du tramway fou : « supposons [un conducteur de] tramway dont les freins ont lâché, en sorte qu’il lui reste le choix entre diriger le tramway vers une voie étroite où travaillent cinq traminots ou bien vers une voie, tout aussi étroite, mais où ne travaille qu’un seul traminot, en sachant par ailleurs que les ouvriers n’ont aucune chance d’échapper à l’accident. […] La question est de savoir pourquoi l’on devrait dire, sans hésitation, que le chauffeur doit engager le tramway dans la voie la moins occupée, alors que la plupart d’entre nous [le] refuserions avec horreur ? » [19].

8

Par ce terme, Francis Bacon, à qui l’on doit sa première occurrence, entend une mort non douloureuse, « douce et paisible ». Le concept explicite de « donner la mort » est absent, le devoir du médecin est d’éviter une mort douloureuse [22].

10

L’« heuristique », comme l’explique Jean Greisch, était un terme courant au sein de l’épistémologie de l’époque : « On parle de la ‘valeur heuristique’ de concepts, de principes, de procédures et de méthodes, dans la mesure où ils contribuent à élargir nos connaissances, sans qu’ils soient à même de pouvoir fonder la certitude des vérités ainsi découvertes » [26]. Remarquons qu’il existe un débat sur la façon de traduire l’expression allemande « Heuristik der Furcht » utilisée par Jonas. Alors que la traduction française et certains auteurs lui préfèrent le terme « peur » et utilisent l’expression d’« heuristique de la peur » [26] – ce qui a causé certains malentendus dans la réception française du Principe de responsabilité –, nous nous accordons avec Oliveira à lui préférer le terme de « crainte » [25] et à utiliser l’expression d’« heuristique de la crainte ».

11

Remarquons qu’Austin n’utilise pas le terme anglais de failures, et lui préfère infelicities. Comme remarque le traducteur, « le terme “échec” n’est pas tout à fait juste, car il évoque l’opposé d’un succès, ce qui n’est qu’une espèce de ce qu’Austin appelle les Infelicities ».

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