Open Access
Issue
Med Sci (Paris)
Volume 38, Number 11, Novembre 2022
Page(s) 941 - 946
Section Repères
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/2022144
Published online 30 November 2022

Vignette (© DR).

« Les humanités en santé : approches de terrain » sont coordonnées par Claire Crignon, professeure d’histoire et de philosophie des sciences à l’université de Lorraine, qui a créé le master « humanités biomédicales » à Sorbonne université.

Née dans les années 1970, dans un contexte caractérisé par l’émergence de techniques permettant d’intervenir dans les processus biologiques, la bioéthique avait pour rôle de poser des limites à « l’impératif technologique », c’est-à-dire à l’idée que si une technique existe, elle doit être utilisée. Il s’agissait, somme toute, d’affirmer que tout ce qui est techniquement faisable n’est pas éthiquement souhaitable1 [1]. Dans une telle perspective, le droit devient souvent le moyen le plus opportun de mettre l’éthique en pratique. C’est dans le domaine de la fin de vie que la bioéthique fait ses premiers pas. Les développements scientifique et technique de la médecine avaient en effet modifié, voire déplacé, les frontières de la vie, en rendant ses contours plus incertains et obscurs. Ce n’est pas un hasard si plusieurs situations de « fin de vie » (avec toute l’indétermination que cette expression comporte2) sont souvent associées à l’idée de « frontière » : la mort cérébrale aux « frontières de la mort » [2], l’état végétatif aux « frontières de l’existence » [3], et la maladie d’Alzheimer à une « nouvelle frontière de la médecine » [4]. Dans ces trois situations, différentes techniques ont permis le maintien ou la prolongation de la vie biologique, malgré des atteintes neurologiques graves des patients.

La bioéthique, lorsqu’elle s’est emparée de la question, s’est efforcée de caractériser les « moyens techniques », afin de poser des limites à leur usage et de justifier des décisions de fin de vie. Le discours philosophique, de son côté, a élaboré des conceptions différentes de la vie humaine, permettant d’argumenter les décisions [5].

Aux frontières de la vie, l’éthique clinique [6], une éthique au chevet du patient, permet, quant à elle, de révéler les limites de ces caractérisations et de ces conceptions à partir de l’expérience des premiers concernés (c’est-à-dire les patients, leurs proches, les soignants). La consultation d’éthique clinique, une aide à la décision médicale lorsque celle-ci s’avère éthiquement complexe, offre une occasion pour les sciences humaines et sociales d’observer la manière dont les problèmes se forment depuis le terrain clinique (voir Encadré). Ce dernier, en retour, indique, peut-être, la nécessité de répondre à la complexité des décisions de fin de vie en allant au-delà de la question des limites qu’il faut poser à « la technique ». C’est ce que nous souhaitons montrer dans cette revue, en comparant trois situations – aux frontières de la mort, de l’existence et de la médecine – apparues l’une après l’autre sur le terrain de la clinique.

La mort cérébrale : une nouvelle « frontière de la mort »

Dès les années 1950, l’usage accru des techniques de réanimation, notamment de la ventilation mécanique, a produit des situations dans lesquelles le cœur des patients continuait à battre (puisqu’il était soutenu artificiellement) alors que leur cerveau était irréversiblement endommagé. Cette condition, décrite par Pierre Mollaret (1898-1987) et Maurice Goulon (1919-2008) sous l’expression de « coma dépassé », a commencé à soulever, au sein de la pratique clinique, des interrogations éthiques autour de l’arrêt de la ventilation mécanique, des « ultimes frontières de la vie et […] d’un droit à fixer l’heure de la mort légale » [7]3. En 1957, le pape Pie XII, en introduisant la distinction entre moyens (de traitement) « ordinaires » (toujours obligatoires) et « extraordinaires » (facultatifs), autorisait, du point de vue de la théologie morale, l’interruption de la ventilation mécanique. Il précisait, en outre, qu’il « appartient au médecin, […] de donner une définition claire et précise de la « mort » et du « moment de la mort » d’un patient qui décède en état d’inconscience » [8]. Dix ans plus tard, la première transplantation cardiaque, réalisée à partir d’une donneuse en coma dépassé, rendait urgent de fixer une nouvelle définition de la mort. Comme l’exprime le philosophe Giorgio Agamben, « le sujet en état de coma dépassé présentait les conditions idéales pour le prélèvement d’organes [vitaux], mais il s’agissait alors de définir avec certitude le moment de la mort, pour éviter au chirurgien qui devait pratiquer la transplantation d’être accusé d’homicide » [9].

En 1968, le Comité ad hoc de la Harvard Medical School définissait la « mort cérébrale », et l’identifiait à la mort de l’être humain. À partir des années 1980, cette nouvelle frontière de la mort était introduite dans la plupart des législations internationales. Elle a été longtemps considérée comme une conquête de la bioéthique faisant consensus.

Plusieurs philosophes y ont vu une confirmation que le propre de l’être humain réside dans le fait de posséder certaines fonctions ou capacités qui dépassent les processus biologiques ou métaboliques (comme la conscience de soi, la dimension relationnelle, la rationalité, etc.). En 1982, en commentant la définition de la mort cérébrale, les auteurs de Clinical Ethics, Albert R Jonsen, Mark Siegler et William J Winslade, considèrent que « l’enthousiasme pour le statut de la mort cérébrale parmi les philosophes et les médecins reflète probablement leur désir d’avoir une règle pour prédéterminer des décisions avec lesquelles ils seraient autrement mal à l’aise et peu sûrs » [10]. Aujourd’hui, en effet, bien que la définition de la mort cérébrale soit sans cesse débattue par la littérature bioéthique internationale, elle semble poser peu de problèmes sur le terrain de la clinique. D’autres questions, telles que l’arrêt des traitements ou la sédation, sont davantage sources de tensions éthiques. C’est ce que nous avons pu constater, en France, en rencontrant plusieurs professionnels de santé travaillant au sein des services de réanimation, dans le cadre d’une étude d’éthique clinique sur le prélèvement d’organes chez des donneurs à cœur arrêté à la suite d’une décision d’arrêt des traitements (prélèvement d’organe de type «  Maastricht 3  »). La détermination d’une nouvelle frontière de la mort a ainsi évité une confrontation à des décisions de fin de vie, et a esquivé une réflexion à propos des limites qu’il fallait poser à la technique. Cette question ne tardera pas à apparaître avec une autre condition produite par le recours aux mêmes techniques de réanimation.

Les réflexions présentées dans cette revue sont le résultat de notre expérience en éthique clinique au Centre d’éthique clinique (Cec) de l’AP-HP, de la participation à des consultations d’éthique clinique et à des études d’éthique clinique. Le Centre, fondé en 2002, dans le sillage de la loi sur les droits des patients, a comme objectif d’équilibrer la relation soignants/soignés dans la prise de décision et de faire ainsi émerger la voix du patient. Son activité principale est la consultation d’éthique clinique, c’est-à-dire une aide à la décision médicale lorsque celle-ci s’avère complexe sur le plan éthique. Pour cela, il va à la rencontre (en binôme médecin-non médecin - philosophe, juriste, psychologue, etc.) des premiers concernés, notamment le patient et ses proches. Par la suite, la situation est discutée de façon pluridisciplinaire, à l’appui des principes de l’éthique biomédicale. Lorsque des situations sont récurrentes ou que des pratiques posent des questionnements éthiques, des études en éthique clinique, à partir d’entretiens avec les premiers concernés, sont mises en place.

L’état végétatif : aux « frontières de l’existence »

En 1972, le terme d’« état végétatif » est utilisé pour décrire la condition d’individus, victimes de lésions cérébrales sévères qui, à l’issue de la réanimation, respirent de façon spontanée, mais dont les fonctions corticales (en particulier la conscience, qui aurait son siège dans le cortex) sont irréversiblement endommagées. Ils peuvent néanmoins survivre ainsi plusieurs années grâce à la nutrition et à l’hydratation artificielles (NHA).

Ces situations soulèvent, au sein de la pratique clinique, des questionnements similaires à ceux qui avaient auparavant conduit à une nouvelle définition de la mort. Cette fois, la proposition de tracer une nouvelle frontière de la mort (la mort corticale) est refusée. Il semble en effet contre-intuitif de penser qu’un mort puisse respirer spontanément [11]. La question des frontières de la mort laisse ainsi place à celle des limites qu’il faut poser à « la technique », aux moyens « artificiels ». En d’autres termes, on commence à se demander s’il est moralement légitime d’interrompre la NHA et de laisser (naturellement) mourir ces individus ?

Au sein de la littérature bioéthique, les conflits émergent autour de deux questions. La première, dans l’ordre chronologique, porte sur le statut de la NHA : s’agit-il d’un « soin », toujours obligatoire, ou d’un « traitement » qui, en tant que tel, peut être interrompu au même titre que la ventilation mécanique ? La deuxième question, quant à elle, s’intéresse au statut de l’individu en état végétatif : s’agit-il d’un patient en fin de vie, (in)conscient, ou en situation de handicap ? Les cas médiatiques, à l’international comme en France4, témoignent de l’intensité des débats. Le statut que l’on attribue à la NHA semble alors la condition sine qua non de la décision à prendre. Son interruption n’est possible que parce que celle-ci est définie comme un « traitement », comme « nutrition », et comme « artificielle ». Mais d’autres éléments peuvent entrer en jeu. L’individu en état végétatif se trouve aux « frontières de l’existence » [3], d’une existence dont le sort, comme cela a été le cas dans certaines affaires médiatisées, est susceptible de se retrouver dans les mains des juges et du corps politique.

Cette situation, l’état végétatif, aurait conduit, selon certains philosophes, à une séparation, radicale et réelle, entre les concepts d’« être humain » et de « personne » [12], pour lesquels le philosophe John Locke (1632-1704) est souvent mentionné comme la source théorique [11]. Dans l’Essai sur l’entendement humain, publié en 1690, il écrivait que le mot « personne », « [tient lieu de l’expression] un être pensant, intelligent, qui a raison et réflexion de soi-même comme soi-même, comme la même chose qui pense en différents temps et lieux ; ce qu’il fait uniquement par la conscience qui est inséparable de la pensée » [13].

L’individu en état végétatif serait donc bien loin de la définition lockéenne de la « personne », pourtant, il garderait encore une certaine identité. Si la caractérisation traditionnelle de l’identité personnelle, en tant qu’ensemble de conscience et de mémoire5, est ici mise au défi, une autre conception de l’identité peut être affirmée. On pourrait l’appeler, en empruntant l’expression à Giorgio Agamben, une « identité sans personne » [14]. L’identité est ici réduite à des données biologiques, dont le corps est le vecteur. En retour, ce corps se trouve « investi des représentations ambivalentes des soignants et des familles [et nous ajoutons, des politiciens, des juristes, des médias et de l’opinion publique], en quête incessante de sens. Là où autrui est dépourvu de conscience, c’est son corps qui nous parle, que nous faisons parler et qui devient le lieu de toutes les interprétations et de toutes les projections » [3]. Ce n’est donc qu’autrui qui participe à « la création des conditions de possibilité de leur existence » [3]. Lorsque quelqu’un, soignant ou proche, considère la poursuite de cette existence comme ne faisant plus sens – et peu importe le critère mobilisé (conscience, relation, rationalité, etc.) – l’appel est à l’obstination déraisonnable (ou à l’acharnement thérapeutique)6. Le statut de la NH (nutrition/hydratation) comme « artificiel » ou « traitement » peut alors justifier son interruption.

Sur le terrain, pourtant, la mise en œuvre de l’arrêt de la NHA est loin d’être aisée, nonobstant l’existence d’une loi qui l’autorise7. L’arrêt de l’hydratation semble plus difficile que celui de la nutrition, et plus encore si celui-ci doit être accompagné d’une sédation profonde et continue jusqu’au décès. Il arrive, surtout lorsque les patients sont jeunes et en bonne condition physique (avant l’accident qui les a conduits à l’état végétatif), qu’ils puissent survivre plusieurs jours, plusieurs semaines, voire plusieurs mois, malgré l’arrêt de la nutrition. Parfois, certains proches, tout en étant théoriquement favorables à cet arrêt en raison de ses conséquences, considèrent le spectacle de la déchéance physique qui en résulte comme « inhumain ». La question qui se pose n’est donc pas « que faire ? », mais « comment le faire ? ». Et une exclusion du patient de la catégorie des « personnes » est loin d’apporter une réponse satisfaisante pour les premiers concernés (patient, proches et soignants). D’autant plus que l’arrêt de la NHA « est discuté comme un moyen pour ne pas poursuivre une vie dont on pense que la moins pire des solutions pour le patient concerné est qu’elle s’arrête alors qu’elle est maintenue artificiellement » [15].

En l’absence de la qualification d’« artificiel », la décision de fin de vie reste impensable, et plus encore si le patient n’est pas « en fin de vie » (bien qu’à la « fin de sa vie »), s’il est, par exemple, conscient ou en situation de handicap. Tel est le cas pour certains patients atteints de la maladie d’Alzheimer.

La maladie d’Alzheimer : une « nouvelle frontière de la médecine » [4]

La maladie d’Alzheimer (ou autres maladies neurodégénératives plus ou moins apparentées) se voit aujourd’hui attribuer le qualificatif de « nouvelle frontière de la médecine », en raison de son caractère incurable. Il s’agit d’une maladie que l’on sait soigner sans pouvoir la guérir. À un stade avancé, des problèmes liés à la nutrition ou à la déglutition peuvent apparaître, comme pour d’autres maladies neurodégénératives telles que la maladie de Parkinson. Depuis les années 2000, la NHA n’est plus recommandée pour ces patients, elle peut même se voir considérée comme de l’obstination déraisonnable. L’orthophonie a, depuis, développé toute une série de techniques permettant de prévenir les troubles de la déglutition. La nutrition artificielle a été ainsi remplacée par une alimentation modifiée, laquelle peut prendre des formes et des textures bien différentes : mixée, hachée, semi-liquide, etc. Il s’agit d’une prescription récurrente, prise à l’avance, surtout en Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), pour éviter, en raison des troubles de la déglutition, le risque de développer une pneumonie consécutive à une fausse route. Cette dernière est l’une des causes les plus fréquentes de décès chez les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer et d’autres maladies neurodégénératives.

À la différence de l’arrêt de la ventilation mécanique ou de la NHA, la possibilité de l’arrêt de ce type d’alimentation n’est pas (ou peu) questionnée au sein de la littérature bioéthique.

D’un point de vue philosophique, le patient atteint de la maladie d’Alzheimer pourrait encore être inclus dans la catégorie de « personne ». En renversant la figure décrite auparavant, on pourrait affirmer qu’il s’agit d’une « personne sans identité ». On considère traditionnellement que la mémoire et la conscience sont les deux critères constitutifs de l’identité personnelle. Dans le cas de ces patients, la mémoire fait défaut, mais pas la conscience, comme le note le philosophe Michel Malherbe, dans son ouvrage Alzheimer : La vie, la mort, la reconnaissance, dans lequel il livre le récit de son expérience de la maladie de son épouse. La conscience s’arrête à l’acte présent. Elle est rompue, sans continuité, recluse dans son présent [16]. D’un point de vue philosophique, le patient Alzheimer invite donc, en raison de cette discontinuité, à une conceptualisation nouvelle de la personne, séparée de la notion d’identité. D’un point de vue bioéthique, en revanche, en l’absence d’un « moyen de traitement extraordinaire » et en présence d’une alimentation (et non d’une nutrition8), la décision de fin de vie reste pour l’heure un impensé.

Grâce à son activité de consultation et de rencontre de personnes directement concernées par la situation, l’éthique clinique constitue une troisième voie permettant de rendre compte de questionnements éthiques émergeant sur le terrain. Cela a été le cas lors d’une consultation d’éthique clinique, pour une femme âgée de 82 ans atteinte d’une maladie neurodégénérative depuis vingt ans, qui vit dans un Ehpad et est nourrie par une alimentation modifiée que lui donnent à la cuillère les soignants. Désormais, elle ne reconnaît plus personne et reste alitée toute la journée. Son mari, qui ne « reconnaît » plus la femme qu’il a connue, soulève la question des limites qu’il faudrait poser à cette vie. Il se demande s’il ne serait pas préférable d’arrêter ce type d’alimentation et de laisser mourir sa femme [17].

Comme la ventilation mécanique ou la NHA, ce type d’alimentation modifiée prolonge la vie biologique des individus, prévenant les problèmes de déglutition. Aux dires des soignants, toutefois, l’alimentation modifiée demeure un « soin naturel » (sans que la notion ne soit définie) : il est donc difficile, voire impossible, de considérer qu’elle pourrait relever de l’obstination déraisonnable. En effet, pour les soignants, cette patiente « continuait d’ouvrir la bouche lorsqu’on lui tendait la cuillère, c’est donc qu’elle aimait cela et avait encore le goût de vivre ! » [17]. On pourrait objecter qu’il s’agissait d’une réaction réflexe de la patiente, mais telle n’était pas l’impression des soignants. En l’absence de paroles, ils interprétaient ainsi ces gestes. Cette interprétation était peut-être erronée, mais rien ne permettait de le confirmer. D’ailleurs, pour eux, « ce n’était pas à eux de signifier son arrêt de mort. Si elle avait été nourrie par sonde passe encore, mais arrêter juste la cuillère, c’était nier l’essence même de leur métier » [17]. Ainsi, pour les soignants, le fait de considérer quelque chose comme artificiel, les autoriserait à l’interrompre ; ce qui devient bien plus difficile lorsque quelque chose est considéré comme naturel ou habituel, comme l’alimentation ou l’usage de la cuillère.

Véronique Fournier, fondatrice du Centre d’éthique clinique (Cec) et Nicolas Foureur, qui en est le responsable, remarquent, à juste titre, que dans cette situation « l’artificialisation de l’alimentation par voie orale a repoussé la question des limites. Autrefois, en effet, cette patiente aurait arrêté d’être nourrie depuis bien longtemps, car n’était disponible que l’alimentation artificielle par sonde, reconnue comme déraisonnable à ce stade d’évolution de la maladie d’Alzheimer » [17]. On pourrait ajouter que cette « artificialisation », qui passe par l’utilisation d’ustensiles de la vie quotidienne (une cuillère), ne soulève pas la question des limites qu’il faut poser à la « technique », et élude ainsi la question de la fin de vie.

Repenser les décisions de fin de vie et la (bio-)éthique

Les trois situations que nous avons évoquées rendent manifeste, comme l’avait constaté Agamben, que « la vie et la mort ne sont pas proprement des concepts scientifiques, mais des concepts politiques qui, comme tels, n’acquièrent une signification précise qu’à travers une décision » [9]. Il s’agit d’une décision qui passe par la détermination de frontières de la mort (comme dans la première situation) ou des limites de la technique (comme dans la deuxième situation). Le linguiste français Émile Benveniste (1902-1976) attribuait au rex (le roi), à une autorité religieuse, morale ou politique, le rôle de regere fine, c’est-à-dire de « tracer en ligne droite les frontières ». Il décrivait cet acte comme une « opération dont le caractère magique est visible : il s’agit de délimiter l’intérieur et l’extérieur, le royaume du sacré et le royaume du profane, le territoire national et le territoire étranger. […] Dans rex, il faut voir moins le souverain que celui qui trace la ligne, la voie à suivre, qui incarne en même temps ce qui est droit » [18]. Sur ce même modèle, on peut penser les frontières de la mort, de l’existence ou de la médecine. Dans les trois situations (définition de la mort, arrêt de la NHA, poursuite de l’alimentation modifiée), une personne, ou plusieurs, possédant une certaine autorité ou pouvoir (médecins, législateurs, juges, politiciens, équipe soignante) fixerait les frontières ou les limites en deçà desquelles certaines actions sont illégitimes. L’acte de délimitation repose notamment sur la caractérisation du moyen technique, laquelle contribue à séparer le licite de l’illicite, le naturel de l’artificiel, etc. Plus on attribue un caractère « technique » à l’objet, plus celui-ci semble visible, et plus la décision de fin de vie apparaît simple. L’insistance sur cet « intermédiaire de l’action » permet une mise à distance de la décision de fin de vie. Cette dimension s’accompagne d’un horizon discursif et sémantique (on parle d’« artificiel », de « nutrition » [et non d’alimentation], de « traitement », de « moyens extraordinaires », de « mort ») qui en renforce la portée. Pourtant, la question des limites qu’il faudrait poser à la vie demeure en arrière-plan. Pour la considérer, sans réduire la complexité des décisions de fin de vie, et sans pour autant occulter une présence effective de la technique au sein de celles-ci, il est peut-être possible de s’inspirer de la manière dont certains géographes conçoivent les limites et les frontières9. Ainsi, Claude Raffestin pense les frontières comme « le produit d’une relation » ou d’un « système de relations », « réalisées seulement par les rapports qu’un sujet, individuel ou collectif, noue avec l’espace ».[19] La frontière doit alors être envisagée tel un « instrument sémique ; la conception que l’on s’en fait peut et doit changer pour être adaptée aux relations nouvelles qui surviennent entre les activités humaines » [19].

Conclusion

La consultation d’éthique clinique, en essayant d’équilibrer les rapports de force entre les soignants et les patients ou les proches, offre une possibilité de questionner certaines limites et d’interroger le sens de cette vie prolongée. En allant à la rencontre des premiers concernés, elle permet de façonner la décision au sein de la situation, en prenant en compte ses spécificités et le « système de relations » qui y est en jeu. Les médiations techniques, peu importe leurs caractérisations a priori, de même que la législation, sont aussi des éléments à considérer, mais ils ne sont pas les seuls à partir desquels les décisions sont prises. La (bio-)éthique n’est plus pensée comme un travail de définition des limites qu’il faut poser à la technique, mais comme une aide à la décision, en situation. Elle aurait enfin tout à gagner à s’inspirer des développements récents en philosophie des techniques et à ne pas s’en tenir à une conception instrumentale, encore prédominante en médecine, qui ne juge que les usages humains des artefacts [20].

Liens d’intérêt

L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.


1

En 2018, sur le site Internet créé à l’occasion des États généraux de la bioéthique, dans le cadre de la révision de la loi qui porte ce même nom, on retrouve une définition similaire : « La bioéthique appelle notamment à réfléchir aux « dérives » éventuelles que peuvent engendrer de tels progrès, dans la recherche, dans l’application d’un traitement ou d’une technique de soin à des fins non-médicales… et, de ce fait, elle appelle à réfléchir aux limites à poser pour éviter que l’homme ne nuise à son semblable ». https://etatsgenerauxdelabioethique.fr.

2

L’expression « fin de vie » est floue du fait de la difficulté à définir avec exactitude chacun des termes qui la composent. Le terme « vie » peut recouvrir une multitude de significations, comme les débats bioéthiques et philosophiques l’ont bien révélé. Elle peut faire référence à la vie humaine ou à la vie personnelle, à la vie biographique ou à la vie biologique, etc. (voir [12]) Il n’est pas non plus aisé de déterminer à quel moment commence la fin de vie et combien de temps elle doit durer. Il demeure particulièrement complexe, notamment pour les patients âgés, d’identifier à quel moment ils devraient se voir considérés « en fin de vie », car ils sont de fait à la « fin de leur vie », c’est-à-dire dans la dernière période de leur vie.

3

Pierre Mollaret et Maurice Goulon affirment qu’il s’agit d’« une révélation et d’une rançon de la maîtrise acquise en matière de réanimation neuro-respiratoire […] qui impose des efforts croissants aux équipes de réanimation et prolonge un spectacle de plus en plus douloureux aux yeux des familles » [7].

4

Nous pensons notamment à Eluana Englaro, en Italie, ou à Vincent Lambert, en France. En 1992, à quelques mois de l’accident de leur fille, les parents d’Eluana Englaro demandent l’arrêt de la NHA. La demande est d’abord refusée par le tribunal au nom de « l’indisponibilité de la vie » et du statut de la NHA, considérée comme un « soin ». En 2008, alors que la demande est finalement acceptée, le ministre de la Santé interdit à toutes les structures sanitaires publiques de mettre en œuvre la décision. En février 2009, la famille Englaro trouve une clinique privée disposée à mettre en acte la décision. Le Parlement essaie, sans succès, de faire voter en urgence un décret empêchant sa réalisation. En 2017, la NHA est explicitement identifiée, par la loi, à un traitement. En France, Vincent Lambert nous a appris que l’existence d’une loi n’assure pas l’application d’une décision. Alors que depuis 2005, la loi dite Leonetti autorise l’arrêt de tous les traitements et qu’en 2016 la loi dite Claeys-Leonetti précise que la NHA est un traitement, une bataille juridique autour du statut de Vincent Lambert a vu le jour.

5

Alors que selon une interprétation classique, Locke définit l’identité via le critère de la mémoire, cette thèse est fortement débattue. Voir Hamou P. Mémoire et conscience continuée, une Lecture de Locke sur l’identité personnelle. Philosophical enquiries 2014, https://hal.parisnanterre.fr//hal-01551255

6

On parle d’obstination déraisonnable (ou d’acharnement thérapeutique) lorsque des traitements sont poursuivis alors qu’ils sont inutiles, disproportionnés ou n’ayant pas d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie.

7

Loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, et loi n° 2016-87 du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie, https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000446240/ ; https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000031970253/.

8

La nutrition insiste sur les processus biologiques et concerne la métabolisation des nutriments en vue de leur assimilation pour le bon fonctionnement de l’organisme. L’alimentation porte sur l’action d’alimenter ou de s’alimenter et peut tenir compte de ses composantes culturelles, sociales, relationnelles, etc.

9

Nous ne faisons ici pas de différence majeure entre les limites et les frontières. Nous nous tenons à l’explication géographique et politique qu’en donne Raffestin. Selon ce dernier, la limite est une catégorie générale de la frontière : « la frontière […] n’est finalement qu’un sous-ensemble de l’ensemble des limites. La classe des frontières est contenue dans la classe des limites […]. Le processus d’émergence, d’évolution et de stabilisation de la frontière est semblable à celui de n’importe quelle autre limite ; il est simplement plus complexe, à certains égards, apparemment plus socialisé et surtout plus enfoncé dans l’historicité ».

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