Free Access
Issue
Med Sci (Paris)
Volume 37, Decembre 2021
À Axel Kahn, pour ce qu’il fut
Page(s) 35 - 37
Section Axel, l’homme de sciences et de communication
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/2021227
Published online 13 December 2021

Je suis arrivée dans l’unité de recherche Inserm 129 « Génétique et pathologie moléculaire », dirigée par Axel Kahn (Inserm U129) à l’hôpital Cochin en 1994, afin d’utiliser la transgenèse. Technique jusqu’alors développée dans peu de laboratoires, la transgenèse était récemment devenue utile pour étudier l’expression des gènes au cours du développement et de la différenciation cellulaire. Le gène que j’étudiais était un gène codant une protéine intervenant dans la différenciation entérocytaire, la calbindine-D9K (CaBP-D9K, S100g). Axel, toujours animé de son esprit inventif et visionnaire, m’a proposé d’utiliser comme gène rapporteur, non seulement le gène alors classiquement utilisé, codant la chloramphénicol acétyltransférase, « CAT », mais aussi l’oncogène TSV40, car, m’avait-il dit, « en plus de caractériser la fonction de séquences régulatrices, on pouvait ainsi espérer développer de nouveaux modèles de cancers ». Il avait déjà, en utilisant cette stratégie, développé des modèles de cancers du foie et du pancréas à l’aide du promoteur de « son » gène fétiche, celui codant la pyruvate kinase (PK), un promoteur qui ciblait l’expression des oncogènes c-myc et TSV40 [1] et espérait ainsi développer des modèles de cancers coliques. J’ai donc rejoint avec Béatrice Romagnolo, alors étudiante en thèse, le petit groupe « d’oncogenèse ciblée » qu’il avait créé. Je garde un très bon souvenir de cette époque, dans notre petit labo « pièce 4512 » où régnait une saine émulation, avec l’ombre d’Axel, qui, n’étant jamais très loin, suivait de près l’évolution de nos travaux, avec une pression certaine, mais aussi avec une vraie bienveillance. La proposition d’Axel s’est révélée très judicieuse, puisque nous avons développé des modèles murins originaux d’un type particulier de cancer, le léiomyome utérin. En effet, ce gène CaBP-D9K n’était pas seulement exprimé dans l’épithélium intestinal, mais aussi dans le myomètre utérin [2]. Et comme la recherche est toujours pleine de surprises, nous n’avons obtenu par ailleurs aucun phénotype intestinal !

C’est là que la curiosité d’Axel et son grand plaisir à lire les « News scientifiques » des grandes revues hebdomadaires ont fait entrer en scène, dans notre recherche, un nouvel oncogène, celui codant la β-caténine, qui s’est révélé être un acteur majeur des cancers digestifs. En 1997, était parue une série de trois articles dans Science qui ont permis de comprendre le rôle du gène suppresseur de tumeur APC (Adenomatous polyposis coli), dont les mutations sont l’une des causes de la tumorigenèse colorectale [35]. Ce gène, cloné en 1991, est responsable d’une forme rare du cancer colorectal, la polypose adénomateuse familiale, et est muté dans plus de 70 % des cas des formes sporadiques de cancer colorectal. Les travaux publiés dans Science établissaient que les mutations d’APC aboutissaient à une activation constitutive du signal Wnt qui contrôlait l’accumulation de la β-caténine, codée par le gène CTNNB1, capable de migrer dans le noyau et d’induire un programme oncogénique (Figure 1A). La β-caténine, qui était connue comme une protéine d’adhérence cellulaire, fut alors promue au rang d’oncogène. La preuve formelle de ce rôle fût apportée par ces articles qui montraient que la majorité des tumeurs coliques présentait une activation constitutive du signal Wnt/β-caténine, résultant le plus souvent de mutations perte de fonction1 d’APC, et que les tumeurs qui ne présentaient pas de mutations d’APC montraient fréquemment des mutations gain de fonction de CTNNB1, empêchant sa dégradation [3, 4]. La convergence de différentes études du développement et l’oncogenèse a permis de décrypter peu à peu cette nouvelle voie de signalisation, désormais appelée voie Wnt/β-caténine, fondamentale dans l’embryogenèse et le développement et pouvant faire l’objet d’altérations multiples au cours de l’oncogenèse. Je me souviens d’Axel arrivant dans notre laboratoire avec une copie du commentaire de Mark Peifer publié dans Science [6] sur ces trois articles précités [35], en nous disant « Voilà l’oncogène qu’il faut utiliser pour avoir des tumeurs coliques ! » Nous avons alors décidé de créer des souris surexprimant dans l’épithélium intestinal des mutants oncogéniques de CTNNB1, fournis par Walter Birchmeieir (Max Delbrück Center, Berlin). Ces souris ont été informatives pour la cancérogenèse intestinale, car nous avons alors observé quelques adénomes, arguant en faveur du rôle pro-tumoral de la β-caténine dans l’épithélium intestinal [7]. On comprend aisément aujourd’hui pourquoi le phénotype alors mis en évidence était un phénotype atténué, puisque les mutants oncogéniques de la β-caténine que nous avions utilisés n’étaient pas exprimés dans les cellules souches intestinales, mais dans les cellules épithéliales qui dérivent de ces cellules, une durée de vie limitée, incompatible avec un processus de transformation tumorale maligne. La caractérisation de la cellule souche intestinale sera faite dix ans plus tard par l’équipe de Hans Clevers aux Pays-Bas.

thumbnail Figure 1.

Identification des mutations gain de fonction de CTNNB1 dans le carcinome hépatocellulaire. A. Schéma de la voie Wnt/β-caténine. En l’absence de Wnt (-Wnt), la β-caténine est incluse dans un complexe protéique comprenant l’axine, APC et les kinases GSK3-β (glycogen synthase kinase 3β) et CK1 (casein kinase 1). Elle est phosphorylée par ces dernières, puis ubiquitinylée (Ub), ce qui entraîne sa dégradation par le protéasome. La β-caténine peut aussi être liée à la E-cadhérine et contrôler l’adhérence intercellulaire. En présence du ligand Wnt (+ Wnt), le complexe récepteur-corécepteur (Frizzled/LRP) recrute à la membrane plasmique des composants du complexe macromoléculaire qui stimule la dégradation de la β-caténine. L’excès de β-caténine cytoplasmique peut alors être transporté dans le noyau et s’y associer aux facteurs de transcription de la famille LEF/TCF, permettant l’activation transcriptionelle de leurs gènes cibles, impliqués dans le contrôle de la prolifération et du destin cellulaires. β : β-caténine ; α : α-caténine ; β-TrcP : beta-transducin repeat containing protein ; Dvl : dishevelled ; LEF : lymphoid enhancer factor-1 (LEF-1) ; TCF : T cell factor ; Dkk : Dickkopf (wnt inhibiteur) ; APC : adenomatous polyposis coli ; FZ : Frizzled. B. Photo du western blot de lysat de foies tumoraux (T) des souris Pk-c-myc et de foie sain (N) à l’aide d’un anticorps anti-β-caténine, montrant l’accumulation ou la présence d’une forme tronquée de cette protéine dans les tumeurs (d’après [10]). C. Séquence du gène CTNNB1 dans une tumeur des souris Pk-c-myc, identifiant une mutation ponctuelle (d’après [10]). D. Détection par immunofluorescence de la β-caténine dans trois lignées d’hépatocarcinome humain: cellules PLC/PRF/5, qui ont un gène CTNNB1 non muté (marquage membranaire) ; cellules HuH6 et HepG2 dont le gène CTNNB1 est muté (marquages cytoplasmique et nucléaire), témoignant de la stabilisation de lz β-caténine (d’après [10]). E. Immunohistochimie d’un hépatocarcinome humain ayant un gène CTNNB1 muté, montrant une accumulation de la glutamine synthétase (Glul) dans la tumeur (T). GLUL est un gène cible du signal Wnt/β-caténine dans le foie, utilisé comme marqueur d’activation de cette voie dans ce tissu.

Par la suite, nous avons mis en évidence, à l’aide des souris « bêta-cat », que l’expression d’un mutant de β-caténine dans le foie pouvait être oncogénique [8]. Cette expression dans le foie résultait d’un « enhancer fort2 » que nous avions ajouté pour augmenter l’expression du transgène dans le tissu intestinal et qui présentait un ciblage hépatique. Or, au même moment, en collaboration avec Patrick Mayeux (hôpital Cochin, unité de recherche Inserm 363, dirigée par Sylvie Gisselbrecht), j’avais pu montrer une activation constitutive du signal relayé par la kinase Akt dans les tumeurs du foie dans les souris surexprimant l’oncogène c-myc dans le foie (souris Pk-c-myc), établi dans le laboratoire d’Axel. Nous recherchions alors, avec Alix de La Coste, une doctorante que je co-encadrais avec Axel, les mécanismes responsables de la protection contre l’apoptose létale induite par la voie Fas dans le foie et que venait de mettre en évidence Alix [9]. GSK3β étant une cible d’Akt et un partenaire de la voie Wnt/β-caténine, nous avons décidé d’examiner le statut de la β-caténine dans ces tumeurs. Alix a alors montré une accumulation de la β-caténine ou de sa forme tronquée dans les tumeurs et pas dans le tissu sain adjacent (Figure 1B). Il était alors tentant de rechercher des mutations du gène CTNNB1. Avec l’aide de l’équipe de Jamel Chelly, également à l’hôpital Cochin où, avec le soutien d’Axel, qui l’avait formé à la génétique médicale, il avait fondé le laboratoire de recherche sur les maladies neurodéveloppementales, Béatrice et Alix ont identifié le même type de mutations gain de fonction de CTNNB1 que celles décrites dans les cancers coliques [3, 4], dans les tumeurs PK-c-myc ( Figure 1C ), et dans un autre modèle de souris transgéniques de carcinomes hépatocellulaires (CHC) induit par H-Ras muté. Elles ont alors recherché si c’était aussi le cas dans ces cancers chez l’Homme, alors que très peu de mutations oncogéniques avaient encore été rapportées. Nous avons identifié, pour la première fois, la présence de mutations CTNNB1 dans le cancer du foie chez l’homme, qui se sont avérées par la suite être parmi les plus fréquentes [10], ainsi que l’activation de la voie Wnt/β-caténine dans les lignées tumorales humaines et dans certains CHC (Figure 1C et 1D). C’est l’un de nos succès scientifiques dont je garde un souvenir ému : nous étions tous fébriles en attendant les résultats du séquençage des tumeurs. Cela fait partie des moments, rares dans la vie d’un chercheur, où l’excitation de voir nos hypothèses se vérifier est à son comble. Axel était là, guettant les résultats, prodiguant encouragements et conseils, et partageant notre euphorie. Cette réussite est pour moi le résultat de la volonté d’Axel de faire se côtoyer dans un même lieu différents projets de recherches, permettant l’émergence de nouvelles questions et de nouvelles découvertes. Axel était pour une science ouverte qui me semble être bien loin des pratiques d’aujourd’hui.

Ainsi a débuté l’étude du rôle de la signalisation Wnt/β-caténine dans la physiopathologie hépatique, qui a conduit à un autre succès de notre équipe quelques années plus tard, cette signalisation Wnt/β-caténine jouant un rôle fondamental dans la mise en place de la zonation métabolique3, ce programme génique des hépatocytes indispensable à la fonction métabolique du foie [11]. Axel avait alors quitté le bâtiment de la faculté de médecine, rue Saint-Jacques, et ses « équipes chéries » de l’unité de recherche 129 pour rejoindre la rue Méchain où il dirigeait l’Institut Cochin qu’il avait contribué à fonder. Je me souviens de son émotion quand je lui ai exposé nos résultats dans son nouveau bureau.

Axel nous aura marquées par son énergie, peu commune, son insatiable curiosité, son intelligence qu’il ne cachait pas, son enthousiasme qui nous faisait rebondir quand le moral flanchait. C’était notre mentor et nous sommes fières d’appartenir à sa grande famille d’élèves.

Christine


1

Une mutation « perte de fonction » est une mutation conduisant à la production d’une protéine n’ayant plus la capacité de remplir la fonction de la protéine non mutée, voire à une absence d’expression. À l’inverse, les mutations « gain de fonction » conduisent à une activité accrue de la protéine (soit du fait d’une surexpression du gène, soit en raison d’une hyperactivité de la protéine).

2

Un « enhancer fort » (ou « séquence amplificatrice » forte) est une petite séquence d’ADN (en général de 50 à 1 500 paires de bases), située à des distances variables du site d’initiation de la transcription, qui accroit fortement le niveau d’expression d’un gène.

3

Kurt Jungermann a montré, par des immunolocalisations des enzymes clés du métabolisme glucidique, que les hépatocytes étaient spécialisés différemment selon leur localisation le long de l’axe porto-central de la travée hépatocytaire et a ainsi introduit le concept de zonation métabolique (voir m/s n° 11, vol. 22, novembre 2006).

Références

  1. Cartier N, Miquerol L, Tulliez M, et al. Diet-dependent carcinogenesis of pancreatic islets and liver in transgenic mice expressing oncogenes under the control of the L-type pyruvate kinase gene promoter. Oncogene 1992 ; 7 : 1413–22. [PubMed] [Google Scholar]
  2. Romagnolo B, Molina T, Leroy G, et al. Estradiol-dependent uterine leiomyomas in transgenic mice. J Clin Invest 1996 ; 98 : 777–84. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  3. Korinek V, Barker N, Morin PJ, et al. Constitutive transcriptional activation by a beta-catenin-Tcf complex in APC-/- colon carcinoma. Science 1997 ; 275 : 1784–7. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  4. Morin PJ, Sparks AB, Korinek V, et al. Activation of beta-catenin-Tcf signaling in colon cancer by mutations in beta-catenin or APC. Science 1997 ; 275 : 1787–90. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
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  6. Peifer M. Beta-catenin as oncogene: the smoking gun. Science 1997 ; 275 : 1752–3. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  7. Romagnolo B, Berrebi D, Saadi-Keddoucci S, et al. Intestinal dysplasia and adenoma in transgenic mice after overexpression of an activated beta-catenin. Cancer Res 1999 ; 59 : 3875–9. [PubMed] [Google Scholar]
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  9. de la Coste A, Fabre M, McDonell N, et al. Differential protective effects of Bcl-xL and Bcl-2 on apoptotic liver injury in transgenic mice. Am J Physiol 1999 ; 277 : G702–8. [PubMed] [Google Scholar]
  10. de La Coste A, Romagnolo B, Billuart P, et al. Somatic mutations of the beta-catenin gene are frequent in mouse and human hepatocellular carcinomas. Proc Natl Acad Sci USA 1998 ; 95 : 8847–51. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
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© 2021 médecine/sciences – Inserm

Liste des figures

thumbnail Figure 1.

Identification des mutations gain de fonction de CTNNB1 dans le carcinome hépatocellulaire. A. Schéma de la voie Wnt/β-caténine. En l’absence de Wnt (-Wnt), la β-caténine est incluse dans un complexe protéique comprenant l’axine, APC et les kinases GSK3-β (glycogen synthase kinase 3β) et CK1 (casein kinase 1). Elle est phosphorylée par ces dernières, puis ubiquitinylée (Ub), ce qui entraîne sa dégradation par le protéasome. La β-caténine peut aussi être liée à la E-cadhérine et contrôler l’adhérence intercellulaire. En présence du ligand Wnt (+ Wnt), le complexe récepteur-corécepteur (Frizzled/LRP) recrute à la membrane plasmique des composants du complexe macromoléculaire qui stimule la dégradation de la β-caténine. L’excès de β-caténine cytoplasmique peut alors être transporté dans le noyau et s’y associer aux facteurs de transcription de la famille LEF/TCF, permettant l’activation transcriptionelle de leurs gènes cibles, impliqués dans le contrôle de la prolifération et du destin cellulaires. β : β-caténine ; α : α-caténine ; β-TrcP : beta-transducin repeat containing protein ; Dvl : dishevelled ; LEF : lymphoid enhancer factor-1 (LEF-1) ; TCF : T cell factor ; Dkk : Dickkopf (wnt inhibiteur) ; APC : adenomatous polyposis coli ; FZ : Frizzled. B. Photo du western blot de lysat de foies tumoraux (T) des souris Pk-c-myc et de foie sain (N) à l’aide d’un anticorps anti-β-caténine, montrant l’accumulation ou la présence d’une forme tronquée de cette protéine dans les tumeurs (d’après [10]). C. Séquence du gène CTNNB1 dans une tumeur des souris Pk-c-myc, identifiant une mutation ponctuelle (d’après [10]). D. Détection par immunofluorescence de la β-caténine dans trois lignées d’hépatocarcinome humain: cellules PLC/PRF/5, qui ont un gène CTNNB1 non muté (marquage membranaire) ; cellules HuH6 et HepG2 dont le gène CTNNB1 est muté (marquages cytoplasmique et nucléaire), témoignant de la stabilisation de lz β-caténine (d’après [10]). E. Immunohistochimie d’un hépatocarcinome humain ayant un gène CTNNB1 muté, montrant une accumulation de la glutamine synthétase (Glul) dans la tumeur (T). GLUL est un gène cible du signal Wnt/β-caténine dans le foie, utilisé comme marqueur d’activation de cette voie dans ce tissu.

Dans le texte

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