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Med Sci (Paris)
Volume 37, Number 11, Novembre 2021
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Page(s) | 963 - 965 | |
Section | Editorial | |
DOI | https://doi.org/10.1051/medsci/2021180 | |
Published online | 01 December 2021 |
Le Programme 13-Novembre : le cheminement d’une recherche transdisciplinaire
The Program 13-Novembre: The progress of a trans-disciplinary research
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Neuropsychologue, directeur d’études à l’EPHE, directeur de l’unité Inserm-EPHE-UNICAEN U1077 « Neuropsychologie et Imagerie de la Mémoire Humaine » (NIMH)
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Historien, directeur de recherche au CNRS UMR8209 « Centre européen de sociologie et de science politique » (Université Paris 1, EHESS, CNRS)
Nous écrivons cet Éditorial à un moment particulier dans les suites des attentats du 13-Novembre, puisque le procès – qui doit durer huit à neuf mois – est en cours. Les auditions et les débats sont publics. Ce procès est fortement médiatisé et, en cela, constitue un point de rencontre entre les mémoires individuelles des différentes parties qui s’expriment - notamment les parties civiles – et la mémoire collective, façonnée par les médias qui retransmettent ces prises de paroles et différents commentaires et analyses. Au plan de l’écriture de la mémoire collective, le procès permet d’approcher la vérité des faits, dans leur intégralité, de revisiter les différents sites des actes terroristes et les personnes qui y ont été confrontées lors de ces moments tragiques – abords du Stade de France, terrasses des cafés et restaurants, salle de spectacle du Bataclan – sans que l’oubli ne fasse des impasses sélectives et pour que toutes les mémoires individuelles prennent leur place dans la mémoire collective en cours d’écriture. L’avenir nous dira si se construit là un grand récit partagé.
Les attentats de Paris et Saint-Denis, le 13 novembre 2015, ont profondément marqué non seulement les victimes et leurs proches, mais aussi l’ensemble de la société française. Vaste programme de recherche, le programme transdisciplinaire 13-novembre1 a pour objectifs d’étudier la construction et l’évolution de la mémoire individuelle et collective de ces événements traumatiques, et de mieux comprendre le trouble du stress post-traumatique (TSPT) afin d’améliorer la prise en charge des individus qui en sont affectés.
Nous en avions présenté les enjeux, le cadre général et les principales études dans un précédent éditorial de m/s en 2017, à l’issue de sa première phase [1]. Dans ce nouvel éditorial, nous examinons certains des résultats issus des données recueillies en phase 1 (2016-2017) et en phase 2 (2018-2019) et nous présentons les évolutions marquantes concernant la phase 3 qui a débuté en juin 2021 et qui s’étendra jusqu’au début de l’année 2023.
Ce programme longitudinal, qui s’inscrit dans une durée de douze ans (2016 à 2028), soulève autant de questions techniques qu’épistémologiques : développer des protocoles à la croisée des disciplines, avec des outils spécialisés de dernière génération. Il implique la présence d’une équipe de soutien à la recherche rigoureuse et innovante. Dans les laboratoires et chez tous les partenaires, ce sont des dizaines de personnels qui travaillent à rendre possible, à pérenniser et à valoriser les résultats. Pas moins de 19 thèses, dont une majorité en cours, sont rattachées au programme, en neurosciences comme en science politique et en sociologie, en droit comme en psychologie, en épidémiologie comme en intelligence artificielle. Pour mémoire, ce programme s’articule autour de deux protocoles de recherche principaux : l’Étude 1000 (Sciences humaines et sociales) et son étude ancillaire en neurosciences REMEMBER2.
Véritable pierre angulaire du programme, l’Étude 1000 vise à recueillir les témoignages des mêmes 1 000 personnes lors de quatre campagnes d’entretiens filmés en 2016, 2018, 2021 et 2026. Un même protocole, conçu de manière transdisciplinaire en 2016, est appliqué à chaque phase de l’étude. La durée des entretiens varie et mobilise les volontaires jusqu’à une demi-journée sur le lieu du tournage. Les captations sont réalisées par l’Institut national de l’audiovisuel (Ina) et l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ECPAD). L’étude ne vise pas un échantillon représentatif, mais à ce que celui-ci soit suffisamment diversifié pour élaborer une cartographie de témoignages la plus complète et variée possible. La répartition des volontaires se fait sur la base de leur proximité avec les événements ou les lieux des attentats, soit quatre cercles, du plus proche au plus lointain. Une fois filmés, les entretiens sont enregistrés et retranscrits par un logiciel speech-to-text (©Vocapia), qui transforme un discours oral en texte de manière automatique. Pour permettre la mise à disposition des entretiens aux chercheurs, les équipes de l’Étude 1000 corrigent ces transcriptions, qu’elles accompagnent d’un document comprenant une synthèse d’une trentaine de lignes permettant de recenser les éléments saillants du contenu des entretiens. Ces actions sont essentielles à l’étude, en ce qu’elles transforment les entretiens en données exploitables par la recherche.
Les témoignages récoltés au cours des phases d’entretiens de l’Étude 1000 retracent l’évolution de récits singuliers dont le tissage permet de faire Histoire. La démarche est d’ordre scientifique et patrimoniale. Les Phases 1 et 2 ont donné lieu respectivement à 934 et 839 tournages, soit 2 763 heures d’enregistrement réalisées ! L’idée est d’appréhender au mieux la vérité du témoin. Le premier défi épistémologique a été de pouvoir s’appuyer sur suffisamment de témoignages oraux (en l’occurrence 360 de cercle 1) pour reconstituer un récit à partir des verbatim en récit choral et de quelques sources judiciaires écrites, et donc de passer à la vérité de l’événement et fournir le récit de référence [2], tandis que le nombre significatif de policiers dans le corpus permettait une approche sociologique et anthropologique [3]. S’esquissent déjà des études statistiques de vocabulaire dans une perspective transdisciplinaire qui est la marque de fabrique du programme.
L’étude REMEMBER, le protocole de recherche biomédicale mené à Caen, porte sur l’impact cérébral (étudié via l’IRM), cognitif et psychopathologique des attentats. Ses 200 volontaires sont issus de la cohorte de l’étude 1000. REMEMBER œuvre à évaluer les conséquences d’un événement traumatique et du stress qui en découle sur l’évolution des fonctions mentales, psychologiques et cérébrales et, à terme, à améliorer leur prise en charge. L’une des originalités majeures de ce programme est que les participants se répartissent en trois groupes : en 2016, le groupe contrôle était formé de 72 sujets non exposés, auxquels s’ajoutaient 118 sujets exposés aux attentats. Ces derniers formaient deux sous-groupes de même taille, les exposés présentant un TSPT, et ceux qui n’en présentent pas, ou plus.
L’un des symptômes du TSPT, trouble le plus fréquent dans ce contexte, est la survenue intempestive d’intrusions. Pour la mesurer et se représenter les processus à l’œuvre dans le cerveau, notamment entre le cortex préfrontal, l’hippocampe, et d’autres structures cérébrales, REMEMBER confronte le participant à des intrusions « expérimentales », en s’interdisant toute image ou tout mot potentiellement traumatisant. Le participant apprend une série de paires mot-image non liés avant le passage dans l’IRM, ce qui permet d’observer le fonctionnement du cerveau pendant qu’il réalise une tâche où il génère et tente d’inhiber une intrusion. Les tentatives de suppression par les patients de ces intrusions ont longtemps été considérées comme un mécanisme inefficace. L’étude d’imagerie cérébrale remet en cause certaines de ces idées, et émet l’hypothèse que la résurgence des images et des pensées intrusives serait liée à un dysfonctionnement des réseaux cérébraux impliqués dans le contrôle de la mémoire [4].
Le TSPT est en outre associé à des anomalies structurales de l’hippocampe dont le petit volume pourrait être associé au développement et à la persistance des symptômes. Cette région est composée de plusieurs sous-champs, possédant chacun des caractéristiques histologiques et des fonctions différentes. Dans cette étude, nous montrons que la réduction du volume de l’un de ces sous-champs, est liée à la présence des intrusions traumatiques. Ces modifications ne sont pas nécessairement antérieures au trauma, mais sont sans doute liées au stress et à l’angoisse que provoquent les intrusions. Il est alors possible d’envisager avec espoir que les modifications observées dans l’hippocampe soient réversibles dès lors que les symptômes intrusifs diminuent [5].
L’un des axes de l’étude est la recherche des déterminants psychologiques de l’apparition d’un TSPT et les facteurs prédictifs de résilience chez des sujets exposés aux attentats. Les premiers résultats confirment l’importance de la nature de l’exposition traumatique, des réactions physiques immédiates, de la narrativité identitaire et du soutien social dans l’apparition et l’évolution de troubles psychologiques. La valeur prédictive de certaines réactions physiques est mise en avant par l’étude, qui tend à relier ces réactions corporelles à des organisations de haut niveau cognitif. Ces résultats doivent permettre de répondre à une question majeure : comment se fait-il que deux personnes présentent, à distance de l’événement, l’une un TSPT incontestable, l’autre l’absence de tout symptôme, alors qu’elles ont vécu la même scène ? La réponse nécessitera un travail transdisciplinaire avec la mobilisation des sciences humaines et sociales.
Les résultats de REMEMBER appellent à passer de l’étude de grandes régions cérébrales, via l’IRM, à l’échelle de la molécule, via la tomographie par émission de positons (TEP). REMEMBER – GABA s’intéressera, lors de la phase 3, au fonctionnement des circuits de contrôle qui régulent l’activité de la mémoire et, plus particulièrement, à l’inhibition neuronale. L’enjeu est de comprendre le mécanisme crucial expliquant les déficits de contrôle observés dans le TSPT et dont l’altération demeure mystérieuse. GABA est le principal neurotransmetteur inhibiteur dans le cerveau humain. L’utilisation des infrastructures et des savoir-faire du centre Cyceron, à Caen, permettra de mettre en œuvre ce protocole. Les participants seront issus de REMEMBER, et il s’agira de participants exposés ayant, ou pas, présenté un TSPT lors des Temps 1 et 2, ainsi que de sujets non exposés.
Autre développement qui sera mis en place lors de la phase 3 du programme, soutenu par les associations de victimes, le protocole de recherche CARE 13-11 a pour objet la question de la transmission intergénérationnelle, en s’intéressant aux capacités et aux chemins de la résilience au sein de la famille. Ce projet nous offre l’occasion unique de croiser différents champs disciplinaires, depuis les neurosciences jusqu’aux sciences humaines et sociales, pour comprendre un même phénomène. CARE 13-11 s’adresse aux victimes des attentats du 13 novembre 2015, à leurs enfants et aux cousins de ces derniers, ainsi qu’à des participants non exposés aux attentats. Les participants des groupes « exposés » et « non exposés » seront accueillis à Caen pour la réalisation du protocole. Notons qu’à la phase 4 du programme, donc de la phase 2 de l’étude CARE 13-11 (en 2026), s’ajoutera un volet épigénétique.
Au vu des résultats accumulés depuis plus de cinq ans, on retiendra la dimension scientifique, ainsi que l’ampleur du travail qu’implique le suivi longitudinal de cohortes. Il s’agit aussi d’une construction patrimoniale, celle de la mémoire des attentats terroristes du 13 novembre 2015. Le travail de protection et de lissage des données, leur mise à disposition, l’élaboration des pistes de recherche sont autant d’éléments qui dépassent la temporalité des phases. C’est à la condition de tenir compte, en permanence, de la nature continue et imbriquée du programme qu’on pourra approcher la mémoire humaine dans toutes ses dimensions. Ce qui se joue ici, c’est la construction d’une nouvelle science de la mémoire, fondée sur quelques piliers bien identifiés : la dialectique entre mémoire individuelle et mémoire collective, la transdisciplinarité, la modélisation mathématique pour permettre de travailler sur de grandes quantités de données.
Liens d’intérêt
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
Remerciements
Les auteurs remercient Jacques Dayan, Pierre Gagnepain, Bérengère Guillery, Sandra Hoibian, Carine Klein-Peschanski, Mickael Laisney, Philippe Pierre, Philippe Pirard, Peggy Quinette, Gérôme Truc et toutes les équipes autour d’eux pour leur investissement déterminant dans le programme 13-Novembre et leurs contributions aux travaux mentionnés dans cet éditorial.
https://www.memoire13novembre.fr/ Le CNRS et l’Inserm sont les porteurs scientifiques et HeSam Université (https://www.hesam.eu/) le porteur administratif du programme 13-Novembre, qui compte 31 partenaires et 25 soutiens dont plusieurs ministères, des collectivités territoriales comme les régions Île-de-France et Normandie, et toutes les associations de victimes.
Ces deux protocoles sont associés à deux études complémentaires : (1) l’étude ESPA-13 Novembre, portée par Santé publique France, une étude épidémiologique menée en deux phases (en 2016 et en 2021) et visant à estimer auprès des victimes, proches, intervenants et témoins, l’impact psycho-traumatique des attentats ainsi qu’à mieux connaître l’utilisation des dispositifs de soins proposés [6] ; (2) le volet 13-Novembre de l’étude « Conditions de vie et Aspirations » du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc). La prévalence du TSPT probable (plus de 50 % des volontaires) chez les rescapés, mais aussi chez les parents endeuillés, constitue l’une des conclusions majeures de l’étude ESPA-13 novembre. L’étude du Crédoc a montré une condensation mémorielle, la référence au Stade de France et aux terrasses s’effondrant de 2016 à 2018 au profit d’une référence précise au Bataclan [7]. Cette observation est cruciale pour qui travaille sur les aléas de la mémoire dans l’histoire et sur les mécanismes de double peine, quand les victimes ou les parents endeuillés constatent que la société semble trier dans les lieux de souffrance.
Références
- Eustache F, Peschanski D. 13-Novembre : un vaste programme de recherche transdisciplinaire sur la construction de la mémoire. Med Sci (Paris) 2017 ; 33 : 211–2. [CrossRef] [EDP Sciences] [PubMed] [Google Scholar]
- Nattiez L, Peschanski D, Hochard C. 13 novembre. Des témoignages, un récit. Paris : Odile Jacob, 2020 : 300 p. [Google Scholar]
- Chevandier C. Mémoires d’une tragédie. Les policiers du 13 novembre. Paris : Robert Laffont, 2022. [Google Scholar]
- Mary A, Dayan J, Leone G, et al. Resilience after trauma: the role of memory suppression. Science 2020 ; 367 : eaay8477. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Postel C, Mary A, Dayan J, et al. Variations in response to trauma and hippocampal subfield changes. Neurobiol Stress 2021 ; 15 : 100346. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Pirard P, Baubet T, Motreff Y, et al. Use of mental health supports by civilians exposed to the November 2015 terrorist attacks in Paris, BMC Health Services Research 2020 ; 20 : 959. doi : 10.1186/s12913-020-05785-3. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Les rapports du Crédoc 2016-2019 sont accessibles en ligne : https://www.memoire13novembre.fr/content/les-attentats-du-13-novembre-2015-un-marqueur-de-la-memoire-collective. [Google Scholar]
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