Open Access
Issue
Med Sci (Paris)
Volume 36, Number 3, Mars 2020
Page(s) 200 - 203
Section Le Magazine
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/2020030
Published online 31 March 2020

Antioxydants et cancer du poumon

Une supplémentation en molécules antioxydantes, telles que la N-acétylcystéine (NAC), est souvent prescrite dans les maladies respiratoires chroniques comme la bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO), du fait de leurs propriétés mucolytiques, antioxydantes, et anti-inflammatoires [1]. Le bénéfice clinique de ces traitements reste cependant à démontrer. Un bénéfice attendu des antioxydants est leur capacité à diminuer le risque de cancer, en diminuant les dommages à l’ADN et les mutations induites par les espèces réactives de l’oxygène [1]. Cependant, plusieurs études cliniques montrent à l’inverse que les antioxydants augmentent le risque de certains cancers, dont le cancer du poumon [3, 4]. Une étude récente suggère en outre que les antioxydants pourraient être nocifs dans la progression du cancer du poumon. Chez des souris porteuses d’une mutation du gène Ras et développant un cancer du poumon, le traitement par NAC ou la vitamine E accélère la croissance tumorale, bien qu’il réduise, comme attendu, le stress oxydant et les dommages à l’ADN. L’un des mécanismes évoqués serait une diminution de l’activité de la protéine p53 associée à la suppression du stress oxydant [5].

Une limitation de ces études tient au modèle murin de cancer pulmonaire induit par la mutation du gène Ras, qui permet d’étudier l’impact des antioxydants sur la progression tumorale, mais pas sur l’initiation du cancer. Ainsi, l’effet potentiel des antioxydants, en particulier NAC, sur l’induction tumorale et l’émergence du cancer pulmonaire restait inconnu. Cette question est pourtant d’un grand intérêt clinique du fait de la prescription courante de NAC chez les patients bronchitiques et fumeurs atteints ou non de BPCO, et à risque de développer un cancer du poumon.

Stress oxydant et sénescence cellulaire : application au poumon

Le stress oxydant, tel que celui provoqué par la fumée de cigarette, est un inducteur de sénescence cellulaire [6, 2]. Or celle-ci est habituellement considérée comme une protection contre le cancer [7]. En effet, l’activation des protéines onco-suppressives p53, p21, ou p16 est une étape clé de l’engagement des cellules dans le processus de sénescence. Ainsi, la sénescence en réponse à un stress ponctuel, tel qu’un stress oncogénique, protège de l’initiation tumorale en stoppant la prolifération des cellules et en favorisant leur élimination par le système immunitaire. Néanmoins la sénescence chronique, telle que celle survenant au cours du vieillissement ou celle induite par la fumée de cigarette, pourrait avoir des effets pro-tumoraux, notamment via le phénotype sécrétoire des cellules sénescentes (senescence-associated secretory phenotype, SASP). Surtout, on sait qu’un échappement à la sénescence, tel que celui induit par l’inactivation des protéines onco-suppressives p53, p21 ou p16, favorise l’émergence de cancers chez la souris, et est associé à la plupart des cancers chez l’homme [7]. Pour la plupart des cellules, l’inactivation de p53, en contournant le processus de sénescence, conduit à la mort cellulaire du fait du raccourcissement excessif des télomères et de l’instabilité génomique qui en résulte [7]. Cependant, certaines de ces cellules peuvent survivre et croître de façon monoclonale en cas de réexpression de la télomérase (85 % des cas) ou de mise en place de mécanismes alternatifs (15 % des cas) protégeant les extrémités des chromosomes. Ces cellules, échappant ainsi à la sénescence et ayant franchi une étape d’instabilité génétique avec de possibles mutations de l’ADN sur des gènes clés, sont particulièrement susceptibles de se transformer en cellules tumorales. Ce mécanisme s’applique au cancer du poumon puisque, dans la grande majorité des cas, l’émergence de ce cancer est associée à une ou plusieurs mutations spécifiques du gène codant p53, avec perte de la fonction de cette protéine.

Stress oxydant et facteur de transcription JunD

Le facteur de transcription JunD joue un rôle clé dans la réponse au stress oxydant en contrôlant l’expression des gènes impliqués dans la production d’enzymes antioxydantes. Des cellules privées de JunD deviennent rapidement sénescentes in vitro, conjointement à l’activation de p53 et à la production d’espèces réactives de l’oxygène [8]. Par ailleurs, une diminution de l’expression de JunD a été observée dans les cancers du poumon, pour la plupart associés à une mutation inactivatrice de p53, suggérant un rôle de JunD dans ces cancers (base de données Oncomine). Il a également été montré que la surexpression de JunD inhibe en partie la transformation cellulaire induite par Ras. Nous avons montré que les deux facteurs de transcription contrôlant l’activité antioxydante, JunD et NRF2 (nuclear factor erythroid-2-related factor 2), avaient des niveaux d’expression très faibles dans les poumons des patients atteints de BPCO en comparaison avec les poumons de sujets témoins. Ces observations nous ont donc incités à étudier des souris déficientes pour le gène JunD ainsi que des souris témoins âgées afin d’évaluer le lien de causalité entre stress oxydant, sénescence cellulaire, et altérations pulmonaires [9].

Le traitement continu de souris JunD-/- et de souris témoins, jeunes et âgées, par NAC protège de la sénescence et de l’emphysème pulmonaire, mais induit l’émergence d’un cancer pulmonaire

Pour évaluer plus spécifiquement le rôle du stress oxydant, les souris JunD-/- ont été comparées à des souris témoins JunD+/+ et traitées de façon continue par NAC depuis la naissance, puis étudiées à l’âge de 4 mois et entre 12 et 24 mois [9]. Notre hypothèse était que les souris JunD-/-, exposées naturellement au stress oxydant, seraient plus susceptibles de développer, au cours du vieillissement, des altérations pulmonaires telles que celles observées dans la bronchite chronique et la BPCO. Les résultats ont validé cette hypothèse en montrant la présence, chez les souris JunD-/-, d’un emphysème pulmonaire associé à de nombreuses cellules épithéliales alvéolaires et vasculaires sénescentes. Comme attendu, le traitement chronique par NAC réduit le nombre de cellules sénescentes ainsi que la sévérité de l’emphysème (Figure 1). Cependant, la moitié des souris JunD-/- traitées par NAC présentent un adénocarcinome pulmonaire après l’âge de 12 mois, tandis qu’aucune des 14 souris JunD-/- traitées par le solvant n’est atteinte de cancer, même à l’âge de 24 mois. Par ailleurs, 13 % des souris témoins (JunD+/+) traitées par NAC présentent également un adénocarcinome pulmonaire à l’âge de 18 mois [9] (Figure 1).

thumbnail Figure 1.

L’administration continue de N-acétylcystéine (NAC) à des souris JunD-/- atténue leur emphysème pulmonaire mais augmente la fréquence du cancer du poumon.

Un traitement de long cours par NAC chez des souris mutantes privées du facteur de transcription JunD a donc un effet protecteur sur la constitution de l’emphysème pulmonaire, mais il favorise l’émergence d’un cancer du poumon chez ces souris, ainsi que chez des souris témoins qui synthétisent normalement JunD. Nos résultats indiquant que NAC contribue à l’induction du cancer du poumon constituent donc un solide argument en faveur d’un rôle carcinogène des antioxydants en situation de stress oxydant induit par le vieillissement et majoré par l’invalidation du gène JunD.

Mécanismes envisagés, l’échappement à la sénescence induite par les antioxydants

Notre hypothèse est que le vieillissement, combiné à l’absence de JunD, conduit à une accentuation des phénomènes de sénescence cellulaire, aboutissant à un état d’équilibre entre, d’une part, ce qui protège du cancer (activation de p53, p16, arrêt du cycle cellulaire, etc.) et, d’autre part, ce qui favorise le cancer (éléments du SASP, inflammation, instabilité du génome). Un traitement par NAC pourrait rompre cet équilibre en réduisant l’expression de p53 et en favorisant l’échappement à la sénescence cellulaire (Figure 2).

thumbnail Figure 2.

Mécanisme proposé pour expliquer l’effet néfaste d’un traitement par antioxydants sur le risque de survenue d’un cancer du poumon.

Pour tester cette hypothèse, nous avons utilisé des fibroblastes embryonnaires de souris, dans lesquels nous avons inhibé la synthèse de JunD au moyen de petits ARN inhibiteurs spécifiques (siRNA). En effet, des résultats préliminaires obtenus en cultivant des cellules vasculaires pulmonaires de souris JunD-/- ont montré que celles-ci deviennent rapidement sénescentes in vitro, même lorsqu’elles sont traitées par NAC, ce qui empêchait de les utiliser pour cette étude [1]. Nous avons montré que la déplétion de JunD dans les fibroblastes embryonnaires de souris induit un arrêt de croissance et l’entrée en sénescence de ces cellules, et que cet effet est largement inhibé par NAC. Le traitement par NAC (ou d’autres antioxydants tels que la vitamine E) protège donc contre la sénescence cellulaire induite par la suppression de JunD et augmente la prolifération des cellules. Néanmoins, ce modèle expérimental ne nous a pas permis de mettre en évidence une transformation des cellules, ce qui indique que d’autres altérations nécessaires à la transformation sont survenues chez les souris JunD-/- âgées traitées par NAC qui développent un cancer du poumon.

En résumé, nous montrons qu’un traitement antioxydant par NAC favorise non seulement la progression, mais également la formation du cancer du poumon, et que cet effet potentiel chez des souris âgées est amplifié en cas de blocage de la synthèse de JunD, un facteur de transcription régulant la synthèse de protéines à activité antioxydante, dont la production est fortement diminuée dans les poumons d’individus atteints d’une bronchopathie chronique [9]. Une question essentielle concerne l’implication possible de ces observations dans le cas d’un stress oxydant chronique, tel que celui induit par la fumée de cigarette. Cette question est d’un grand intérêt clinique compte tenu de l’utilité discutée d’un traitement par NAC chez des sujets fumeurs, bronchitiques chroniques, ou porteurs d’une BPCO, à risque de développer un cancer pulmonaire. En effet, nous avons montré le rôle majeur joué par la sénescence cellulaire dans la pathogenèse de maladies pulmonaires telles que la BPCO [10]. Les poumons de ces patients sont le siège d’une accumulation de cellules sénescentes, génératrice d’emphysème, de fibrose, et d’inflammation pulmonaire. Bloquer la sénescence cellulaire représente donc une réelle option thérapeutique, qui fait actuellement l’objet d’une intense activité de recherche. L’utilisation des antioxydants est souvent citée comme l’une des approches thérapeutiques possibles. Nos résultats, à l’inverse, suggèrent que le traitement par les antioxydants peut être nocif, et serait donc à proscrire, dans ces maladies.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

Références

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  3. The effect of vitamin E and b-carotene on the incidence of lung cancer and other cancers in male smokers. The a-tocopherol, b-carotene cancer prevention study group. N Engl J Med 1994 ; 330 : 1029–1035. [Google Scholar]
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  9. Breau M, Houssaini M, Lipskaia L, et al. The antioxidant N-acetylcysteine protects from lung emphysema but induces lung adenocarcinoma in mice. JCI Insight 2019; 4. doi: 10.1172. [Google Scholar]
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Liste des figures

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L’administration continue de N-acétylcystéine (NAC) à des souris JunD-/- atténue leur emphysème pulmonaire mais augmente la fréquence du cancer du poumon.

Dans le texte
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Mécanisme proposé pour expliquer l’effet néfaste d’un traitement par antioxydants sur le risque de survenue d’un cancer du poumon.

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