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Med Sci (Paris)
Volume 18, Number 6-7, Juin–Juillet 2002
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Page(s) | 760 - 763 | |
Section | Repères : Histoire Et Sciences Sociales | |
DOI | https://doi.org/10.1051/medsci/20021867760 | |
Published online | 15 June 2002 |
Début de la biologie quantitative en néphrologie clinique (1897-1910)
L’insuffisance rénale, mesurée, entre en médecine scientifique
Académie Nationale de Médecine, 16, rue Bonaparte, 75006 Paris, France
C’est autour de 1900 qu’a été forgée une biologie quantitative éclairant la néphrologie anatomo-clinique de Richard Bright, Robert Christison et Pierre Rayer. En 1897, Charles Achard et Joseph Castaigne, cliniciens d’esprit scientifique, expriment ainsi leur position : « Le besoin se fait sentir d’ajouter à l’étude des organes lésés, celle des fonctions troublées et de compléter l’investigation anatomique par l’investigation physiologique. Il faut donc inventer des méthodes spéciales, permettant de vérifier le mécanisme des organes à l’état statique mais encore observer ces organes en action à l’état dynamique… D’observateur, il (le médecin) se fait expérimentateur. ». Le présent rappel historique est consacré à ce tournant physiologique et clinique [1].
La mesure de l’excrétion urinaire de l’eau et des substances dissoutes, ainsi que des colorants
Deux contributions ouvrent le feu en 1897 : Alexander Koranyi, à Budapest (Hongrie), détermine la pression osmotique de l’urine et du sang tandis que Charles Achard et Joseph Castaigne, à Paris (France), mesurent l’élimination rénale du bleu de méthylène.
François Raoult avait montré, en 1876, que l’abaissement du point cryoscopique d’une solution est fonction de sa pression osmotique. Il offrait ainsi un moyen physique d’exploration adapté à la composition complexe des liquides biologiques. Heinrich Dreser oppose la constance du point cryoscopique du plasma aux variations de celui des urines, diminuant ou augmentant avec les surcharges ou restrictions hydriques chez l’homme et quelques animaux. Après avoir confirmé ce fait chez l’homme sain, Koranyi, conscient du rôle du rein dans la régulation du milieu intérieur, se demande si cette fonction est modifiée au cours de l’urémie. Il note qu’au cours de l’évolution vers le stade terminal de la maladie, le delta cryoscopique de l’urine est de moins en moins influencé par le volume des boissons, devenant proche, puis à la fin identique à celui du plasma : c’est l’isosthénurie. Koranyi crée ainsi la notion d’insuffisance rénale, « incapacité physiologique plus ou moins prononcée du rein à élaborer une urine d’osmolarité adaptée à l’équilibre du bilan d’osmoles » [2]. Le chemin fut long qui mena des premières déterminations de l’osmolarité par René Dutrochet en 1826 jusqu’à leurs applications cliniques par Koranyi en passant par la biologie animale et végétale [3]. L’osmolarité urinaire fut très étudiée au début du XXe siècle puis négligée jusqu’aux années 1935-1940. Les cliniciens lui substituèrent la densité urinaire, plus facile à déterminer, mais qui n’apprécie la fonction de concentration qu’en l’absence de protéinurie. En outre, le rôle du gradient d’osmolarité dans les transferts d’eau à travers les membranes biologiques n’était pas encore reconnu à sa juste valeur en biologie médicale.
Achard et Castaigne mesurèrent l’élimination urinaire du bleu de méthylène, colorant injecté par voie sous-cutanée à la dose de 0,05 gramme. À l’état normal comme au cours de l’urémie, le colorant est entièrement excrété par le rein sans être métabolisé. Alors que 50 % et plus de la dose injectée est présente dans les urines des 24 heures suivantes, si la fonction excrétrice est intacte, cette proportion diminue toutefois en cas d’insuffisance rénale et seulement chez ces patients [4]. La mesure de la fonction rénale globale par l’excrétion d’un colorant était encore courante en 1950. La substance utilisée n’était plus le bleu de méthylène mais la phénol sulfone phtaléine (PSP), injectée par voie intraveineuse, dont l’avantage majeur est de raccourcir la durée de l’épreuve à 2 heures et de réduire les aléas d’une collecte de 24 heures des urines.
Ces explorations ont introduit en physiologie normale et pathologique le moyen de mesurer la fonction excrétrice globale du rein, de caractériser une insuffisance rénale cliniquement latente et de suivre sa progression jusqu’à l’apparition des signes cliniques. Elles ont également permis de constater l’indépendance de la fonction excrétrice des deux reins dans les affections urologiques unilatérales [5] et l’intégrité de l’excrétion des colorants et de la concentration osmolaire dans de grandes albuminuries, distinguant ainsi les maladies rénales sans insuffisance de la fonction excrétrice des autres [6]. Plus encore, l’analyse des fonctions rénales a introduit la physico-chimie en clinique, un jalon dans l’histoire de la médecine [7, 8].
L’ aiguille à plateau de Strauss pour la prise de sang
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les analyses chimiques du sang étaient rares en pratique médicale. Koranyi relève dans la littérature moins de 80 déterminations du delta cryoscopique ou de la concentration d’urée dans le sang [9]. La raison était les conditions de prélèvement, sections veineuses ou ventouses scarifiées. L’invention de l’aiguille à plateau en 1898 par Hermann Strauss permit de répéter les prises de sang de volumes adaptés à la chimie d’alors. L’aiguille de Strauss née, la chimie pathologique du sang se développa [10] et la fonction rénale allait pouvoir être explorée.
Le bilan du nitrogène au cours de l’insuffisance rénale et le dosage d’urée sanguine
Le rôle du rein dans l’excrétion du nitrogène et son bilan était soupçonné par Fourcroy et Vauquelin quand ils établirent la composition de l’urée en 1797 [11]. En 1823, Prévost et Dumas le démontrent chez des animaux binéphrectomisés en décelant une concentration sanguine d’urée croissant jusqu’à la mort [12].
Dès 1856, Picard avait soutenu sa thèse sur « De la présence de l’urée dans le sang » [13]. Ayant modifié la méthode de Liebig, il put doser l’urée sanguine du sujet sain, comparer sa concentration dans les artères et les veines, identique sauf à la sortie du rein dans la veine rénale, où elle est la moitié de celle mesurée dans l’artère rénale. Il constate des concentrations élevées d’urée chez des albuminuriques sans signes cliniques (insuffisance rénale latente) et signale une urée sanguine augmentée mais de façon réversible en cas de choléra… Ce travail, à la fois riche, clair et sobre, retient l’attention. En 1859, Claude Bernard cite élogieusement le gradient artérioveineux de l’urée dans le sang rénal [14] mais, étudiant le métabolisme intestinal de l’urée, il n’exploite pas ce que Picard avait révélé.
Le bilan du nitrogène est-il équilibré en insuffisance rénale chronique ? La réponse est apportée en 1904 [15]. Fernand Widal soumet des patients en insuffisance rénale chronique peu sévère à un apport constant en protéines jusqu’à la stabilisation de l’urée sanguine et de son débit urinaire. Puis, tous les 5 jours, la ration protéique est augmentée d’une quantité constante. L’urée sanguine s’élève alors pour atteindre un nouveau plateau ; le débit de l’urée urinaire suit, rétablissant l’équilibre du bilan du nitrogène à la fin de chaque période expérimentale. Ensuite, le protocole fut inversé, la ration azotée diminuant tous les cinq jours. Widal constate une baisse par paliers de l’urée urinaire et sanguine, en miroir de l’épreuve précédente. Trois conclusions furent tirées de ces expériences : le bilan du nitrogène est respecté au cours de l’insuffisance rénale chronique comme chez le sujet sain ; la concentration de l’urée sanguine est le facteur régulateur de cet équilibre ; la valeur de la concentration d’urée du sang ne renseigne qu’imparfaitement sur la fonction rénale si n’est pas connu l’apport protidique dont l’urée urinaire des 24 heures est un reflet exact.
A Berlin, Strauss obtint des résultats très proches sans convaincre dans son pays, ses protocoles comportant sans doute trop de paramètres pour retenir l’attention [16].
Les œdèmes et l’insuffisance rénale : indépendance des rétentions d’urée et de chlorure de sodium
Là encore les travaux de Widal et Achard, qui se partagent la première place dans l’étude de la pathologie rénale à Paris, et ceux de Strauss à Berlin, se recouvrent. Retenons un exemple démonstratif [17]. Les patients sont pesés chaque jour, ce qui permet de suivre l’évolution des œdèmes. Le bilan du chlorure de sodium (NaCl) est suivi par un contrôle de la teneur en sel du régime et de son débit urinaire. À cette époque, où n’existait pas le photomètre de flamme, les dosages portaient sur le chlore, mesuré par coulométrie1 et non sur le sodium, dont le dosage chimique était pratiquement inaccessible en clinique courante. Le régime comporte des périodes de restriction saline sévère alternant avec d’autres où les apports en NaCl sont augmentés. Dans les néphrites avec œdèmes sans insuffisance rénale, la courbe pondérale varie comme le bilan du chlore. La rétention du chlore augmente avec l’accroissement de la ration saline jusqu’à un plateau, l’inverse étant observé lorsque le sel est supprimé de l’alimentation. Dans les néphrites avec insuffisance rénale chronique sans œdèmes, le bilan de NaCl est généralement équilibré tant que les apports sont de l’ordre de 3 à 7 g par jour [18].
Il est curieux de noter la réticence des cliniciens à accepter le rôle de la rétention de NaCl dans les œdèmes. Parfaitement démontré au début du XXe siècle, ce facteur ne fut accepté que vers 1940. En fait, en clinique, ni les apports de sel, ni son excrétion urinaire, ni la courbe de poids n’étaient contrôlés avec assez de sérieux. Les faux échecs thérapeutiques étaient fréquents, mais un régime « sans sel » non contrôlé en apporte en fait de 6 à 9 g/jour, soit plus que nécessaire. Les choses changèrent avec l’apparition, à la fin des années 1930, du Novurit, diurétique mercuriel, le seul utilisé pour le traitement des œdèmes cardiaques jusqu’en 1957.
Ambard et la notion de débit urinaire, la voie du proche futur
Dès son internat, Léon Ambard s’intéresse au rein, étudiant les débits urinaires des substances dissoutes et pas seulement leurs concentrations. Il sépare ainsi les substances « avec seuil », glucose et NaCl par exemple, de celles « sans seuil », telle l’urée. Le débit urinaire des premières n’est pas directement lié à leur concentration plasmatique alors que celui des secondes en dépend. À la Clinique urologique de l’hôpital Necker à Paris, il avait à déterminer si une néphrectomie exposait ou non à un risque d’urémie post-opératoire. Un long travail expérimental le conduisit à établir empiriquement une formule rapportant le débit urinaire de l’urée (P), substance sans seuil, à sa concentration plasmatique, tout en tenant compte des variations de débit de l’urée (U) en fonction du volume urinaire (V) des 24 heures. La constante d’Ambard (K) peut s’exprimer de la façon schématique suivante : . Cette formule fut mondialement utilisée avec profit jusqu’aux années 1930-1940. Mais la racine carrée au dénominateur rebutait. Aussi Donald Van Slyke, pour en faire un instrument de pratique courante, inverse les termes de la fraction et propose de mesurer la fonction rénale par le coefficient : C = UV/P, la substance considérée étant toujours l’urée. Ultérieurement, cherchant à mieux convaincre son auditoire, il a l’idée de préciser au cours d’une conférence que le coefficient C mesure la quantité de plasma épurée de son urée par minute. Il ne se doutait pas sur le moment que cette image, définissant ce qui s’appelera plus tard la clairance de l’urée, allait devenir l’instrument de base de la pensée physiologique du rein, organe excréteur et conservateur du milieu intérieur [19].
Jusqu’en 1940 environ, la néphrologie clinique n’a disposé que des outils biologiques mis au point au début du XXe siècle. Ils ont suscité un essor de l’investigation clinique d’abord centrée sur l’insuffisance rénale. Puis ce fut l’étape intermédiaire ouvrant la voie à l’arrivée en médecine courante des acquis et des concepts physiologiques nés dans les laboratoires, filtration glomérulaire et transferts tubulaires, régulations hormonales de l’excrétion de l’eau et des électrolytes par l’interprétation des clairances et l’application des données fournies par les microponctions.
La première chaire de spécialité portant sur les maladies du rein fut celle de Félix Guyon (1831-1920), urologue à l’hôpital Necker. Malgré les révolutions conceptuelles telles que celle décrite ici, il aura fallu attendre le milieu du XXe siècle pour que la néphrologie médicale, qui ne s’est développée que tardivement, sorte de la discrétion et acquiert droit de cité quand apparurent des thérapeutiques efficaces, en dehors du régime.
Références
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