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Med Sci (Paris)
Volume 17, Number 11, Novembre 2001
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Page(s) | 1176 - 1181 | |
Section | Histoire et sciences sociales | |
DOI | https://doi.org/10.1051/medsci/200117111176 | |
Published online | 15 November 2001 |
L’invention de l’insuline, entre physiologie, clinique et industrie pharmaceutique
The development of insulin: between physiology, pharmaceutical industry and the clinics
Cermes, 182 boulevard de la Villette, 75019 Paris, France
L’histoire de la manufacture de l’insuline au début des années 1920 est, sur certains points, d’une étonnante actualité. Après l’antitoxine diphtérique et les extraits thyroïdiens (deux médicaments testés pour la première fois avec succès en 1891), l’insuline pose à son tour le problème difficile de la production en masse d’une molécule biologiquement active. Cette production a reposé sur une collaboration étroite entre partenaires publics et privés, au cours de laquelle les partenaires du secteur privé furent étroitement surveillés par un comité issu d’une institution publique (l’université de Toronto). Elle a mis en œuvre des essais cliniques multicentriques à une échelle relativement large pour l’époque, et une circulation intense et souvent informelle de savoir-faire et d’informations techniques et scientifiques, à travers des réseaux d’abord locaux puis rapidement internationaux. Elle a posé très tôt la question de la brevetabilité d’une substance naturelle considérée comme universelle et inappropriable, ainsi que celui de l’accessibilité, aux médecins comme aux malades, d’un médicament efficace et précieux, réservé dans les débuts à quelques heureux élus. Enfin sa standardisation a posé des problèmes difficiles, qui vont de la mise au point d’un dosage biologique ardu aux enjeux économiques et politiques soulevés par la production d’un standard international.
Abstract
The discovery of insulin in 1921-1922 in Toronto remains one of the most remarkable events in the history of medicine. The construction of the new substance as a medication was a difficult undertaking, which triggered complex and heterogeneous processes of clinical application and production of physiological and clinical knowledge. Industrialists had to collaborate closely with clinicians and physiologists, and there was no clear-cut separation between «applied» and «basic» research. Administrative, legal and commercial procedures also played an important part in the story. Difficulties of all kinds appeared during the early manufacture of insulin, linked to the fact that the researchers had to do everything at the same time : invent and build laboratories and animal facilities, define a unit of insulin, study its physiological effects, construct a method of clinical use, organize financial management for the whole and patent problems. As with all medicinal substances with an unknown biochemical structure, the making of the new medication involved the construction of a unit of measurement, as well as the standardisation of industrial preparations. This was especially important for insulin, as dosage variations could have disastrous effects on the patient. In addition the standardisation of insulin was a significant step in the development of biological standardisation of drugs, which makes its story especially interesting.
© 2001 médecine/sciences - Inserm / SRMS
La découverte de l’insuline, en 1922 à Toronto, eut un retentissement médiatique sans précédent dans l’histoire de la médecine. Son histoire est en fait celle de la construction simultanée d’un médicament et d’un nouvel objet biologique, une substance dont les effets et le mécanisme d’action feront l’objet de longues recherches, et dont l’histoire n’est pas close. C’est la transformation d’extraits pancréatiques en médicament qui fit de la « découverte » de Toronto un événement. L’historien Michael Bliss a retracé dans un ouvrage rigoureux l’histoire des recherches qui ont conduit en 1922 à la production d’extraits thérapeutiques de pancréas [1]. Brièvement, Frederick Banting (1891-1941), chirurgien de formation mais pratiquant la médecine générale à London, près de Toronto, obtient en 1920 une charge d’ensei-gnement à temps partiel qui lui per-met de compléter les maigres revenus apportés par une clientèle éparse. En préparant un cours sur le métabolisme des glucides, il prend connaissance des tentatives de quelques chercheurs pour obtenir des extraits pancréatiques actifs sur le diabète sucré. En 1889, Oskar Min-kowski et Joseph von Mering avaient mis en évidence le rôle du pancréas dans le diabète sucré, et des succès thérapeutiques avaient été obtenus par ailleurs dans l’hypothyroïdie grâce à l’administration d’extraits de thyroïde. A partir de ces données, plusieurs chercheurs avaient tenté sans succès d’obtenir des extraits thérapeutiques de pancréas dont l’action sur le diabète aurait été similaire à celle des extraits thyroïdiens sur l’hypothyroïdie. Ces pionniers attribuèrent leurs échecs à la destruction de l’hypothétique « principe actif » du pancréas par les enzymes digestifs de cet organe.
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Figure 1. Le dispositif institutionnel nord-américain qui présida à la manufacture de l’insuline en 1922-1923. Les institutions publiques sont représentées en bistre, la firme privée en gris, et les institutions hospitalières publiques et privées en rouge. |
Chronologie. Les principales étapes de la manufacture de l’insuline en 1922-1923.
Banting eut l’idée de ligaturer les canaux excréteurs de la glande pour provoquer une dégénérescence du pancréas exocrine, et prévenir ainsi la digestion de ce principe1. Ayant obtenu une entrevue avec John J.R. Macleod (1876-1935), chef du département de physiologie du diabète à l’Université de Toronto, il réussit à le convaincre de le laisser tester son idée dans son laboratoire. Macleod avait un certain mérite, car un ou deux des devanciers de Banting avaient réussi à obtenir des extraits qui faisaient baisser le taux de glycémie des patients testés mais, trop impurs, ces extraits provoquaient des réactions et des chocs toxiques tels que l’on admettait dans le monde médical que ces recherches étaient vaines.
Sans bien connaître ces problèmes, Banting commence à travailler en mai 1921 avec l’aide de Charles Best (1899-1978), étudiant en médecine. En janvier 1922, le biochimiste James Bertram Collip (1892-1965), qui s’était joint à l’équipe, obtient un extrait suffisamment purifié pour pouvoir être testé avec succès chez un être humain. En mai 1922, ces premiers résultats sont présentés par Macleod à l’American Association of Physicians; la présentation fait grand bruit dans le milieu médical et attire même l’attention des journalistes2. Toutefois le succès n’est pas aussi immédiat qu’on pourrait le penser a posteriori, car les échecs précédents avaient rendu sceptiques les observateurs.
Les chercheurs de Toronto vont bénéficier d’un dispositif unique qui avait manqué à leurs devanciers, et qui comprend notamment la collaboration d’une firme pharmaceutique capable de mener à son terme l’entreprise de purification de l’insuline. C’est à l’analyse de ce dispositif qu’est consacré le présent article.
Un nouveau réseau d’innovation
Voulant éviter de mettre la production d’insuline dans des mains privées, les chercheurs de Toronto prennent un brevet et confient la manufacture des extraits pancréatiques aux laboratoires Connaught, petite firme de Toronto qui faisait partie de l’Université3 [2]. Le problème de l’extraction des pancréas est loin d’être résolu, et Connaught est rapidement débordé par la difficulté de l’entreprise. Le groupe de Toronto fait alors appel à la compagnie Eli Lilly à Indianapolis, déjà relativement importante. Cette institution privée va donc travailler avec deux institutions publiques, l’université et l’hôpital général de Toronto (TGH). Pour gérer les problèmes de brevet, de finances et de contrôle de la quali-té de l’insuline, ainsi que les relations entre trois institutions peu habituées à travailler ensemble, l’université de Toronto crée en mai 1922 un Comité de l’Insuline (CI). Protéger le public est le maître mot de cette instance nouvelle, qui justifie à plusieurs reprises la prise du brevet : il s’agit de protéger les malades des firmes peu fiables et des charlatans4 [3]. En accord avec les spécialistes américains du diabète, le CI décide aussi de réserver la distribution de l’insuline à une élite médicale soigneusement sélectionnée, ce qui soulève des critiques acerbes dans les milieux médicaux et fait parler d’une « aristocratie de l’insuline »5.
L’université de Toronto cède rapidement les droits d’exploitation du brevet au Royaume-Uni, tout en conservant un droit de regard sur la régulation du commerce de l’insuline. A Londres, le Medical Research Council (MRC) joue le rôle tenu par le CI au Canada. Sous la houlette de William Fletcher, son secrétaire, il organise la fabrication de l’insuline et son expérimentation clinique. Fort de son autorité d’organisme de recherche d’État et du brevet cédé par Toronto, le MRC sélectionne les firmes pharmaceutiques habilitiées à fabriquer et à mettre sur le marché l’insuline, et les services hospitaliers qui pourront mettre en œuvre les essais cliniques. Henry Dale, familier de la fabrication et de la standardisation des médicaments, est allé à Toronto inspecter les laboratoires et les hôpitaux où l’on expérimentait l’insuline, et il conseille activement Fletcher.
Le MRC et le Ministère de la Santé contrôlent de près les firmes, exigent des informations régulières sur les prix pratiqués, la quantité d’insuline vendue en Grande-Bretagne et dans le Commonwealth, ainsi que sur les importations, qu’il s’efforce de réduire au minimum. Des questions seront posées au Parlement sur les prix du médicament, et sur le sort des patients démunis. Par exemple, un médecin demande s’il faut mettre à l’insuline des malades dont on sait qu’ils ne pourront pas payer l’insuline à leur sortie de l’hôpital. Un autre médecin, dans une lettre adressée en août 1923 au MRC, fait remarquer qu’un employé de bureau américain consacre 12,5 % de son salaire à son traitement alors que son homologue anglais est obligé de débourser 25 % de son salaire. L’insuline est sans doute le premier médicament indispensable et coûteux qui oblige à poser clairement la question des inégalités face à la santé.
Ainsi organisé, le réseau mis en place facilite la circulation d’informations et de connaissances cruciales pour la réussite. Il faut mentionner d’emblée le rôle d’animateur et de coordonnateur que joua le directeur scientifique de la Compagnie Lilly, George Clowes. Britannique de naissance, chimiste et physiologiste, il est un des premiers «transfuges» de l’institution universitaire, longtemps répudié pour cette raison par la communauté scientifique. Voyageur infatigable, grand collecteur et transmetteur d’informations, il presse les chercheurs de Toronto d’organiser des réunions avec leurs collègues américains, de publier, d’organiser des formations pour les médecins. La circulation d’informations fut tout particulièrement importante pour la résolution des problèmes techniques rencontrés.
Difficultés techniques de trois ordres
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Les techniques d’extraction ont constamment changé de 1922 à 1970. Les chercheurs de Toronto euxmêmes modifient à plusieurs reprises leur méthode, pour finalement adopter l’extraction à l’alcool avec une série de précipitations successives à des concentrations différentes, suivies d’une étape d’acidification. Durant les premières années, les méthodes de purification sont avant tout empiriques et les chercheurs procèdent par essais et erreurs, échangeant leurs recettes de Toronto à Indianapolis et Londres. En octobre 1922, une étape importante est franchie quand les chercheurs de Lilly mettent au point une méthode de précipitation isoélectrique du principe actif. Plusieurs chercheurs, parmi ceux qui avaient essayé de reproduire les résultats de Toronto, avaient constaté qu’à un pH proche de 5 un précipité abondant se formait, mais ils l’avaient éliminé sans l’analyser. Georges Walden, chimiste chez Lilly, a l’idée de travailler sur le précipité lui-même et constate qu’il est particulièrement riche en principe actif. Le rendement de la fabrication industrielle s’améliore considérablement. Par ailleurs, au début de l’année 1923, alors que la production industrielle est encore très insuffisante pour répondre à la demande considérable provoquée par les annonces de la presse, quelques hôpitaux et cliniques commencent à fabriquer leur propre insuline. Cette activité entraîne des échanges de savoir-faire qui permettent d’améliorer encore les méthodes. Lilly s’était attaqué au problème en juin et, dès la fin de 1923, Clowes peut écrire fièrement que Lilly est en état de fournir en insuline toute l’Amérique du Nord.
En même temps les bases théoriques de l’entreprise sont relativement faibles. On ne connaît rien sur la nature du «principe actif» comme on l’appelle souvent, ni sur ses effets et encore moins sur ses mécanismes d’action. La manufacture de l’insuline illustre donc le triomphe de l’invention au jour le jour, de l’empirisme et de l’importance de la circulation des connaissances6.
Un deuxième problème technique, posé par le passage à la production in dustrielle, est celui de la collecte et de la rapidité de traitement des pancréas. Tout délai de traitement a pour effet de diminuer le rendement en insuline, du fait de sa destruction par les enzymes digestives. Pour limiter cette dégradation, il faut collecter très rapidement les pancréas, les garder au frais et les extraire le plus rapidement possible. L’excellente organisation des énormes abattoirs américains facilite ce travail mais, pendant longtemps, la détérioration du produit reste un problème majeur, que les médecins et les malades détectent facilement et pallient en ajustant constamment leurs doses aux différents lots d’insuline utilisés. A Londres, où les abattoirs sont beaucoup plus petits et mal organisés, la collecte des pancréas pose encore plus de problèmes, au point que le MRC envisage un moment d’extraire l’insuline de poisson, sur laquelle Macleod avait beaucoup travaillé à Toronto.
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La standardisation de l’insuline constitue le troisième et le plus difficile des problèmes techniques. Les découvreurs avaient commencé par standardiser eux-mêmes de façon assez grossière leur extrait, en le testant sur des lapins. La découverte de l’effet hypoglycémiant de l’insuline constitue la base de la standardisation. Les chercheurs suggèrent d’abord de considérer comme unité d’insuline la quantité d’extrait qui provoque une chute du taux de glycémie de 45 %. La plupart du temps, cette chute entraîne des convulsions chez l’animal, de sorte qu’on choisit durant quelques mois de définir l’unité en termes d’apparition des convulsions. Puis, face à l’observation de leur grande variabilité, on décide de standardiser les animaux : ils devront peser 2 kg et être à jeun depuis 24 heures. Ces opérations sont une étape importante de l’histoire de la production industrielle des animaux de laboratoire, entamée avec l’industrie des vaccins. Finalement, le CI décide qu’il est préférable de mesurer les taux de sucre dans le sang 1, 3 et 5 heures après l’injection d’insuline; une formule mathématique simple relie les différents paramètres et donne la valeur de l’unité d’insuline. Clowes rapporte qu’on utilisa plus de 100 000 lapins en six mois pour standardiser l’insuline.
Les cliniciens observent rapidement que certains patients ont besoin de moins d’une unité, et demandent que cette unité, appelée par la suite physiologique, soit divisée par trois ce qui donna l’unité clinique.
Après cette première phase, locale, de la standardisation vient une étape internationale, organisée et coordonnée par Henry Dale sous l’égide de la Société des Nations. Dale suggère de préparer un extrait pancréatique standard stable sous forme de poudre, selon les principes d’Ehrlich qu’il cite comme fondateur de cette méthode7. Cette préparation, écritil, sera comme le cours d’une monnaie qui pourra être transmis à toutes les pays concernés, chaque institution pouvant à sa guise utiliser les méthodes d’extraction et de mesure de l’activité des extraits qui lui conviennent [4]. Il confère ainsi à la préparation standard le statut d’un moyen d’échange et de communication entre les nations, ainsi que de régulation administrative des médicaments. On peut ajouter que l’unité d’insuline avait aussi une valeur monétaire, qui n’apparaît ici que de fagon métaphorique, sans doute involontaire. En juillet 1923, le Comité de Standardisation de la Société des Nations, à Edinburgh, décide donc qu’une préparation stable d’insuline sera préparée sous forme de poudre au National Institute for Medical Research de Londres. Cinq firmes pharmaceutiques contribuent à fournir les extraits qui servent à préparer cette poudre. Les dosages sont également pratiqués dans cinq laboratoires différents et donnent des résultats très proches, allant de 8,4 à 8,8 unités par mg de poudre. Le Comité de l’Insuline de Toronto décide d’adopter la valeur de 8 unités pour éviter des calculs fastidieux, et cette recommandation est faite à la Conférence Internationale de Genève de 1925 puis adoptée par la Commission Permanente des Standards Biologiques. L’accord sur le standard n’empêchera pas la diversité des pratiques locales du dosage biologique. Elles ne s’uniformiseront que très progressivement, et des unités «lapin » coexisteront avec des unités « souris » jusqu’au moment où la méthode biologique sera remplacée par le dosage immunologique, après 1970.
L’expérimentation clinique
Alors qu’aux États-Unis l’expérimentation clinique est conduite de façon relativement libre, au Canada et en Angleterre les essais sont contrôlés de près par le Comité de l’insuline à Toronto et par le MRC à Londres. En pratique, on commence à utiliser les extraits alors que l’unité d’insuline n’est pas encore clairement définie, ses effets physiologiques à peine connus, sa méthode d’utilisation clinique entièrement à construire. La plupart des médecins connaissent malcette maladie, que peu d’entre eux acceptaient de prendre en charge avant l’insuline, quand on ne pouvait empêcher les malades de mourir en quelques mois. Il faut donc tout construire en même temps: des outils de contrôle de la maladie, des laboratoires, des services cliniques, des équipes, une profession ; il faut former les médecins mais aussi les malades qui ne peuvent rester toute leur vie à l’hôpital et devront apprendre à se servir du remède miracle.
Les spécialistes américains du diabète entrent très vite en jeu, et participeront de manière déterminante aux essais cliniques. Parmi eux, on note Eliot Joslin à Boston, figure de proue dans l’histoire du diabète aux Etats-Unis, et Frederik Allen à Morristown, promoteur du Starvation Diet ou régime de famine, que beaucoup appliquaient alors aux diabétiques8. Ils importantes (ce qui veut dire de 50 à 80 patients pour les plus gros services hospitaliers), sont présentés dans un numéro spécial du Journal of Metabolic Research paru en 1923. Les malades ne sont traités que depuis quelques mois et les médecins restent prudents dans leurs conclusions. On présente les résultats sous forme de tableaux individuels ou collectifs, parfois des moyennes sont calculées. Même si lon parle alors de statistiques, il faut se garder d’y voir des techniques de calcul proches de celles que nous connaissons, qui ne feront véritable-ment leur apparition en médecine qu’après 1930 [5].
Il ne fait de doute pour personne que l’insuline est extraordinairement efficace, et l’on comprend a posteriori que le terme de miracle et de résurrection aient été employés si souvent. Les symptômes les plus évidents disparaissent, les malades gagnent très rapidement du poids, reprennent une activité physique voire professionnelle et apprennent à se surveiller et à se traiter euxmêmes: une véritable éducation du diabétique est donnent des conseils aux médecins de Toronto et intègrent la manipulation du nouveau médicament dans leurs pratiques et leurs schémas théoriques, inspirés de l’étude du métabolisme intermédiaire des sucres et des théories des nutritionnistes. Ils ne renoncent pas à leur principe de base, soumettre le diabétique à un régime alimentaire extrêmement contrôlé, mais l’adoucissent et le modulent selon leur attachement à ce principe, ainsi qu’à cause de la pénurie d’insuline. Observer un régime alimentaire strict permet d’économiser le précieux médicament, et les malades doivent participer à cette économie par obligation morale autant que pour raisons de santé. Tous, médecins et patients, découvrent ensemble le plus grand danger des injections d’insuline, l’hypoglycémie, qui pendant longtemps leur fera plus peur que l’acidocétose. Il faut apprendre à reconnaître les prodromes de cette complication redoutée, qui peut conduire aux convulsions et au coma parfois mortels ; apprendre aussi à injecter la solution, pas toujours très pure, et à ajuster ses doses en fonction des besoins et des horaires des repas. Les lots d’insuline peu efficaces ou d’aspect trouble sont signales aux laboratoires, de même que les réactions allergiques ou les abcès.
Les premiers résultats cliniques sur des séries de patients relativement mise en place dans les centres spécialisés. Les recommandations thérapeutiques sont faites avec une certaine autorité, notamment sur la nécessité de suivre un régime strict et d’économiser l’insuline. Joslin (voir ci-dessus) estime qu’il est bon que les patients payent l’insuline parce que cela les incitera à l’utiliser de façon judicieuse.
Ce n’est qu’au bout de deux ou trois ans qu’on commence à comprendre que l’insuline n’a pas réglé le problème du diabète, quand les malades sauvés du coma diabétique commencent à montrer les signes de complications plus tardives. Une autre histoire commence, beaucoup moins triomphale, que le médecin et historien de la médecine Chris Feudtner a retracée d’une manière poignante [6].
Une entreprise aussi énorme, impliquant autant d’acteurs et de nationalitiés différentes n’a pas été sans conflits. Ils sont plus liés à des questions d’autorité et de prestige, ou à des problèmes économiques, qu’à des questions scientifiques. La méfiance des universitaires envers l’industrie était de mise, aussi bien en Amérique du Nord qu’en Grande-Bretagne. Des remarques aigresdouces furent échangées entre les Canadiens et les Britanniques. Ces derniers suspectaient le Comité de l’Insuline de vouloir «imposer sa loi au monde entier». Les conflits d’ordre économique furent également assez durs. Chaque pays essayait d’importer le moins possible d’insuline et d’en exporter le maximum. Comme tous tenaient à mettre au premier plan le principe de l’intérêt public, aucun ne pouvait invoquer ces motifs économiques, et chacun chercha à discréditer l’insuline des concurrents en lui trouvant tous les défauts possibles9.
Malgré ces conflits, somme toute assez banals, la manufacture de l’insuline fut une réussite. Les améliorations techniques ont été rapides et efficaces, grâce à la mise en place d’instances régulatrices et de communication. Menés sous l’égide de ces instances, les essais cliniques, dont les résultats furent promptement rapportés aux industriels, ont fortement contribué à ces améliorations. La production de connaissances nouvelles s’ajouta à celle d’un nouveau médicament. Aucune entreprise pharmaceutique n’avait abouti aussi vite à un pareil résultat, et on n’a pas réellement connu depuis de succès comparable, en termes de rapidité et d’efficacité10.
Banting et Best ont en cours de route abandonné la technique de ligature des canaux du pancréas. L’idée de Banting n’a donc pas été déterminante, techniquement parlant, mais elle reste le point de départ incontesté de l’entreprise canadienne. Quant à Banting, son acharnement à poursuivre jusqu’au bout son idée, plus sans doute que ses qualités de scientifique ont été un facteur déterminant pour la réussite.
Banting reçut le prix Nobel conjointement avec Macleod mais décida immédiatement de le partager avec Best, tandis que Macleod le partageait avec James Bertram Collip. Ce dernier avait apporté des améliorations indiscutables aux techniques d ’extraction utilisées par Banting et Best et, comme il avait produit l’extrait qui avait été testé avec succès chez un humain, il fut ulcéré de n ’avoir pas été associé au prix.
Entreprise créée par l’État d’Ontario pour ré-pondre à des besoins de santé publique, les laboratoires Connaught fabriquaient et vendaient à prix coûtant des antitoxines. Leur statut original en faisait une entreprise publique qui ne recherchait pas le profit [2].
Cette justification s’inscrit dans un contexte de méfiance voire de rejet, de ce type de démarche pour une institution publique [3]. Il faut aussi signaler que la régulation de l’industrie à l’epoque en était à ses balbutiements, aussi bien en Amérique du Nord qu ’en Europe. En Grande-Bretagne, la manufacture de l’insuline fut l’occasion pour le Medical Resource Council de mettre en place les bases d’une telle régulation.
Il s’agissait de donner aux malades des régimes hypocaloriques extrêmement sévères qui permettaient de faire disparaître le sucre dans les urines… au prix d’un amaigrissement tel que beaucoup critiquèrent la méthode comme inhumaine, et capable tout au plus de prolonger la vie des malades de quelques mois.
L’histoire de la pénicilline a été beaucoup plus heurtée et compliquée, entre la découverte en 1928 par Alexander Fleming (après d’autres) de l’effet bactéricide d’une moisissure, les premiers efforts des Britanniques Florey et Chain pour reprendre les travaux de Fleming et produire le médicament en masse, et enfin la réussite définitive par des laboratoires pharmaceutiques américains.
Références
- Bliss M. La découverte de l’insuline. Paris: Payot, 1998: 402 p. [Google Scholar]
- Mallissard P. Quand les universitaires se font entrepreneurs: les laboratoires Connaught de l’Université de Toronto et de l’Institut de microbiologie et d’hygiène de l’Université de Montréal, 1914–1972 PhD Dissertation, Université du Québec, Montréal-UQAM, 1999. [Google Scholar]
- Fisher AM. Influence of patents on development and distribution of insulin. Applied Therapeutics 1963; 5: 430–2. [Google Scholar]
- Dale H. Introduction: The biological standardization of insulin including reports on the preparation of the international standard and the definition of the unit. Geneva: Publications of the League of Nations, III. Health, II.7, 1926. [Google Scholar]
- Marks H. La médecine des preuves. Les Empêcheurs de penser en rond. Paris: Institut Synthélabo, 1999: 352 p. [Google Scholar]
- Feudtner C. Bittersweet: the transformation of diabetes into a chronic illness in twentieth-century America. PhD Dissertation, University of Pennsylvania, USA, 1995. [Google Scholar]
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Figure 1. Le dispositif institutionnel nord-américain qui présida à la manufacture de l’insuline en 1922-1923. Les institutions publiques sont représentées en bistre, la firme privée en gris, et les institutions hospitalières publiques et privées en rouge. |
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