Open Access
Numéro
Med Sci (Paris)
Volume 41, Numéro 6-7, Juin-Juillet 2025
Page(s) 605 - 606
Section Forum
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/2025080
Publié en ligne 7 juillet 2025

Vignette (© Érès).

Depuis la fin des années 1990, la médecine se fonde sur les preuves de la littérature scientifique récente (evidence-based medicine) [1], et la conduite thérapeutique est fixée dans des protocoles dûment validés par les autorités scientifiques. Et les preuves sont en particulier tirées des essais cliniques standardisés en double aveugle, qui régissent désormais les bonnes pratiques.

Au cours de la deuxième vague de l’épidémie de Covid-19, en 2020, Clément Tarantini et Léo Coutellec [2] ont enquêté dans les services de réanimation et de maladies infectieuses, dans plusieurs services à Paris et à Marseille. Ils ont recueilli rétrospectivement les témoignages de la perplexité des soignants face à une maladie nouvelle, sans l’appui de directives scientifiquement fondées, au moment même où les patients et leurs familles attendaient tout de l’art médical. Qu’on se rappelle la découverte angoissante par le grand public de l’univers de la réanimation, jusque-là réservé aux initiés, passant en boucle sur tous les écrans de télévision ! Tarantini et Coutellec ont observé quelle avait pu être la diversité des attitudes adoptées par les professionnels, face au désarroi thérapeutique.

Pendant le premier semestre de l’année 2020, par exemple, la première décision à discuter avait concerné le placement du malade en détresse respiratoire sous machine, après administration de curare (inhibiteur des muscles respiratoires) et intubation. Or dans un second temps, un écart a été observé entre des paramètres inquiétants (taux bas d’oxygène sanguin) indiquant la mise sous appareil, et la tolérance apparente de certains patients, à peine dyspnéiques. D’où le dilemme : suivre le protocole ou lui tourner le dos, se fier à la clinique ou à la biologie…

L’histoire de la médecine abonde en certitudes contradictoires que la clinique peut être salvatrice en donnant l‘alarme avant les tests biologiques ou, au contraire, rester longtemps muette avant que l’intervention ne s’improvise dans l’urgence. D’autre part, en réanimation, la mise sous respirateur sauve la vie, mais le sevrage de la machine s’avère parfois difficile et des séquelles peuvent grever le pronostic. « On intube à tour de bras, avec une cadence d’enfer inconnue jusque-là, on oxygène des malades curarisés : ce poison permet à la machine d’imposer son rythme au malade « cramé », dans l’argot des réanimateurs. », se souvient un témoin de cette période difficile.

Mais d’autres arguments intervenaient encore dans le cerveau surmené des réanimateurs : d’un côté, le nombre restreint d’appareils évoquait le spectre d’un tri à opérer parmi les candidats à la réanimation ; d’autre part, on pensait que les patients inconscients contaminent moins aisément leur entourage au moment des soins. On voit clairement que l’argumentation n’était pas scientifique stricto sensu mais incluait des considérations psychosociales très humaines. Tel est, un peu simplifié, l’éventail des raisons qui ont conduit certains à diverger du protocole thérapeutique existant, comme pour d’autres à s’y tenir, avant qu‘évoluent les recommandations officielles.

Le cas des essais chloroquine, plus médiatisés encore, est traité de la même manière. En l’absence de thérapeutique universellement admise, la proposition de la chloroquine/azithromycine était recevable, à condition d’enregistrer et suivre méthodiquement les cas traités. Les deux auteurs soulignent que, dans le débat sur le choix de la chloroquine, ses partisans faisaient valoir aussi un argument – politique – pour eux, le refus de la chloroquine, médicament bon marché tombé depuis longtemps dans le domaine public, préservait tout simplement l’arrivée à l’avenir d’un médicament nouveau issu de Big Pharma, qui raflerait l’énorme marché. Ce dernier argument aisé à comprendre a enflammé l’opinion internationale, en particulier du côté de l’Afrique où la cause de la chloroquine a pris l’allure d’une revanche des colonisés.

Le cas du traitement par le Kaletra, mélange de deux molécules utilisées dans le traitement du sida, n’a pas suscité une polémique de la même ampleur, si ce n’est que là encore, on retrouve le raisonnement qui, en l’absence de thérapeutique universellement admise, amène à expérimenter hors normes. D’un point de vue éthique, la situation peut donc aisément se décrire comme un conflit entre le devoir de prudence, ou, si l’on préfère, le principe de précaution, et le devoir d’assistance d’un médecin envers son ou ses patients.

Les deux auteurs ne se sont pas lancés dans une rétrospective sur l’histoire de la thérapeutique. Elle reviendrait pourtant à montrer, par exemple, au moment des épidémies de choléra du xixe siècle, comment les hommes ont frénétiquement eu recours à toutes les recettes possibles, y compris la réhydratation qui ne s’imposera qu’à la fin du siècle. Les débuts du sida ont aussi connu une période de panique et même de désespoir, où l’on a expérimenté, parfois dans le désordre, les traitements existants.

Au terme de leur enquête rétrospective sur les « essais thérapeutiques » sans le nom, qui se sont déroulés au cours d’une période très courte et avec un petit nombre de patients, Tarantini et Coutellec ont pris du recul en se plaçant sur le terrain philosophique. Ils plaident pour une réhabilitation de « l’expérience ». Ils se sont inspirés du courant pragmatiste américain incarné par deux philosophes et psychologues William James (1842-1910) et John Dewey (1859-1952), récemment remis à la mode. Pour résoudre « l’inquiétude épistémique », ou le désarroi devant les discours de la rationalité impénitente, le retour à l’expérience individuelle avec toute sa richesse autorise à proposer des solutions originales. Le courant empiriste dont se réclame le pragmatisme, critique l’exclusivité de la raison dans le jugement, et le fantasme d’atteindre une vérité établie pour toujours. Le pragmatiste qui se réclame de l’empirisme ne cherche pas à tout découvrir et tout résoudre, mais simplement à progresser dans une situation donnée. La conduite à tenir est évaluée par rapport aux résultats pratiques obtenus et non par sa conformité avec le dogme imposé, en se passant de la recherche des causes premières.

John Dewey considérait que l’expérience d’un individu ou d’un groupe synthétise de façon originale les leçons du passé et du présent et élargit les choix possibles à l’avenir. Cette façon de voir pourrait convenir à la médecine : ne parle-t-on pas de « l’expérience clinique » ? Or l’incertitude est souvent présente en médecine dans de multiples contextes. Il arrive fréquemment, par exemple, face aux anomalies qui sont découvertes chez certains sujets, grâce aux progrès de l’imagerie, qu’il ne soit pas possible de trancher sur leur caractère pathologique ou non. L’attitude du praticien est alors variable, en fonction notamment de la connaissance qu’il a de son patient et de sa capacité de vivre avec une épée de Damoclès audessus de sa tête.

Les auteurs empruntent à John Dewey la notion d’enquêtes éthiques à propos de cette prise en compte de l’expérience, inspirée par la recherche de la meilleure prise en charge possible du patient. Ils sont convaincants quant à la nécessité d’explorer des alternatives, « essayer pour soigner », et d’affronter l’inconnu. L’adjectif éthique signifie pour eux que dans cette situation du choix difficile d’une thérapeutique appropriée, c’est le caractère éthique, la fidélité au devoir de soigner, qui donne son sens à la conduite du soignant.

Dans cette optique de l’appel à l’expérience et à la prise en compte des points de vue individuels des « soignants », il est dommage que les auteurs n’aient pas rapporté ce qu’ils ont noté des attitudes des infirmier(ère) s face aux décisions de traitement des Covid graves. Certes, ils/elles ne posent pas les indications mais n’en possèdent pas moins un point de vue sur les traitements qu’ils mettent quotidiennement en œuvre au chevet du malade.

Le propos des auteurs revient finalement à décrire l’expérience clinique comme une forme légitime d’expérimentation, d’où le titre de l’ouvrage qui marque le passage « d’essayer pour soigner » à « soigner pour essayer ». On est tenté d’évoquer la célèbre phrase de Georges Canguilhem (1904-1995), médecin et philosophe : « le médecin ne soigne, c’est-à-dire n’expérimente, qu’en tremblant » [3]. Mais en quoi l’exploration d’alternatives thérapeutiques serait-elle plus éthique que l’application d’un traitement élaboré officiellement par plusieurs comités dans d’autres pathologies ? [4] Cette question renvoie évidemment à la discussion plus générale sur la validité des essais thérapeutiques standardisés dans leur version actuelle, eu égard à la disparité persistante des « cobayes humains » qui permettent d’établir ces normes, sans faire disparaître la question qui fait le fond du livre : il est impossible d’ériger en absolu les normes thérapeutiques, si, comme aurait dit un autre philosophe, Henri Bergson (1859-1941), la vie est « création continue d’imprévisibles nouveautés » [4], et les émergences virales font sans doute partie de ces nouveautés.

Liens d’intérêt

L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

Références

  1. MacPherson DW. Evidence-based medicine. CMAJ 1995 ; 152 : 201–4. [Google Scholar]
  2. Tarantini C, Coutellec L. Essayer pour soigner. Des formes de l’expérience éthique dans le soin. Paris : Eres, 2024 : 136 p. [Google Scholar]
  3. Canguilhem G. Thérapeutique, expérimentation, responsabilité. Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant le vivant et la vie. Paris : Vrin, 1994 : 383–91. [Google Scholar]
  4. Bergson H. La pensée et le mouvant (1938). Paris : Presses Universitaires de France, 2013 : 99. [Google Scholar]

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