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Med Sci (Paris)
Volume 41, Number 3, Mars 2025
Réfléchir le vivant
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Page(s) | 286 - 289 | |
Section | Forum | |
DOI | https://doi.org/10.1051/medsci/2025039 | |
Published online | 21 March 2025 |
L’aérenchyme, système circulatoire oublié des plantes
Aerenchyma and the overlooked gas transfers in plants
Professeur du Muséum national d’histoire naturelle, Institut de systématique, évolution, biodiversité, membre de l’Institut universitaire de France, Paris, France
Vignette (© Marc-André Selosse).
Les plantes terrestres les plus récemment apparues (c’est-à-dire, la plupart d’entre elles à l’exclusion des mousses au sens large) présentent deux sèves circulantes. La première est la sève brute, faite d’eau et de sels minéraux prélevés dans le sol, qui est attirée vers les zones sans tissu protecteur épais, feuilles, bourgeons, fleurs et fruits. Dans ces organes, la chaleur solaire vaporise l’eau, tandis que les solutés sont utilisés par les cellules. La sève brute percole dans les parois cellulosiques qui entourent les cellules, de telle sorte qu’elle les baigne. Dans les racines et les tiges, de très longues cellules meurent en se développant et forment des tubes connectés entre eux, les trachéides. Elles constituent un tissu1, le xylème, qui facilite le transit de la sève brute vers les sites d’évaporation, et elles valent aux plantes terrestres dotées de sèves le nom de Trachéophytes (étymologiquement, plantes à trachéides).
La seconde sève, dite élaborée, circule dans des cellules spécialisées, allongées et connectées entre elles par des ponts intercellulaires. Elles forment un tissu appelé phloème. Les organes photosynthétiques y accumulent du saccharose, grâce à des transporteurs membranaires qui le chargent activement dans les cellules du phloème. Les organes consommateurs (fruits, parties souterraines, zones en croissance, bourgeons, etc.) déchargent cette ressource du phloème : ils obtiennent ainsi leurs ressources tout en induisant un gradient de concentration qui met en mouvement la sève élaborée vers eux. Mais ces deux sèves font souvent négliger… une troisième circulation.
Une circulation gazeuse méconnue
Les plantes sont consommatrices de gaz. Les cellules photosynthétiques consomment du CO2 le jour, dans la feuille, les fruits verts et les jeunes tiges (même couvertes d’écorce : grattez une mince branche d’arbre et vous y verrez de la chlorophylle). Or le CO2, peu abondant dans l’atmosphère, doit être acheminé aux cellules ; de plus la photosynthèse produit de l’oxygène qui doit s’évacuer. Toutes les cellules respirent (c’està-dire utilisent de l’oxygène pour oxyder des molécules et produire leur énergie vitale), qu’elles soient photosynthétiques ou non. On sait communément que les cellules chlorophylliennes doivent respirer la nuit… mais elles respirent aussi le jour. En effet, la photosynthèse ne fournit pas directement d’énergie à la cellule, mais seulement des glucides (sous forme de triosephosphate), qui doivent être catabolisés pour produire l’énergie utilisée dans la cellule. Si la fourniture d’oxygène n’est pas un problème dans une cellule qui fait de la photosynthèse, il faut, dans tous les autres cas, acheminer de l’oxygène aux cellules : mais par où ?
Les cellules des plantes terrestres sont entourées de parois collées entre elles par une lamelle moyenne qui, ici et là, n’est pas jointive. Les décollements, appelés méats, sont remplis de gaz et connectés entre eux, de telle sorte qu’ils forment un réseau où les cellules puisent gaz carbonique et oxygène. Le mécanisme de circulation est donc diffusif, de l’extérieur vers les zones où la consommation cellulaire diminue la concentration gazeuse. La circulation des gaz est intercellulaire, comme celle de la sève brute, et leur flux est animé par un gradient de concentration, comme pour la sève élaborée.
L’aérenchyme
L’ensemble des méats gazeux s’appelle l’aérenchyme (du grec aer, air, et chuma, chose qui se répand) [1]. Il est très développé dans la feuille pour fournir du CO2. En coupe (Figure 1A), la feuille est surmontée de deux épidermes protecteurs aux cellules jointives, entre lesquels deux tissus contribuent à la photosynthèse. Le tissu supérieur abrite des cellules serrées et bourrées de chloroplastes qui interceptent la lumière, tandis que de menus méats acheminent le CO2. Le tissu inférieur est fait de cellules séparées par de très grands méats, constituants de larges espaces remplis de gaz, entre lesquels les groupes de cellules sont comme des piliers assurant le soutien. On l’appelle « parenchyme aérifère » pour sa fonction de réserve gazeuse.
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Figure 1 A. Coupe de feuille de nymphea colorée au fast-green (pour la cellulose) et à la safranine (pour la lignine) : la nervure fait saillie, avec le xylème (x) et le phloème (p), tandis que le reste de la feuille révèle des cellules photosynthétiques (cp) serrées vers le haut et un parenchyme aérifère (pa) vers le dessous, aux méats (m) très larges. B. Stomate de la face inférieure d’une feuille de jonquille, limité par deux cellules arquées délimitant une ouverture (o). Barres : 50 µm (© photos de Frédéric Labaune) (http://www.macromicrophoto.fr/blog/index.php?). |
Ces méats expliquent l’aspect mat des feuilles, qui devraient être transparentes si elles étaient complètement imbibées d’eau. C’est le cas chez les algues qui, en raison de leur vie aquatique, n’ont pas d’aérenchyme : une laitue de mer, ou toute autre algue en lame mince, est translucide ! Mais dans les feuilles (et dans les pétales), les méats remplis d’air agissent comme autant de bulles d’air : certains rayons lumineux sont réfléchis à leur surface, d’autres pénètrent dedans en changeant de direction, car leur indice de réfraction diffère de celui de l’eau. C’est ce qui rend blanche et imperscrutable l’eau chargée de bulles du sillage d’un bateau. La lumière non absorbée par la feuille, verte, part en toute direction : les rayons lumineux ne peuvent traverser en ligne droite la feuille, qui est donc mate.
L’aérenchyme existe aussi dans les tiges, pourvoyant aux besoins d’un cerne de cellules vivantes, le cambium. Les divisions cellulaires du cambium engendrent chaque année des cellules de part et d’autre, qui meurent en prenant leur fonction : d’un côté elles forment de l’écorce, et de l’autre, du xylème (le bois). Mais comment l’aérenchyme communique-t-il avec l’extérieur ?
Prises d’air
Dans la feuille, les méats du parenchyme aérifère sont en contact avec l’extérieur par des petites ouvertures interrompant l’épiderme, les stomates (Figure 1B). Ceux-ci sont surmontés de deux cellules arquées, comme deux petites parenthèses face à face. L’ouverture du pore central n’est maintenue que par la forme arquée des cellules bordières et si elles sont moins gonflées d’eau, leur affaissement bouche le pore. Ainsi, les stomates s’ouvrent le jour pour la photosynthèse et se ferment le soir. Ils gèrent aussi le flux d’eau dans la plante, car c’est par eux que s’échappe la vapeur d’eau issue de la vaporisation de la sève brute dans le parenchyme aérifère. La régulation de leur ouverture limite les pertes excessives, à la fois parce que le gonflement des cellules bordières est sensible aux hormones signalant les stress hydriques, mais aussi parce que si l’eau manque localement, les cellules bordières sont en conséquence affaissées.
Les tiges sont approvisionnées en gaz de deux façons. D’abord, leurs méats sont en réseau avec ceux des feuilles, mais cela ne vaut que pour les très jeunes tiges encore feuillées. Par la suite, et en hiver, des structures spécialisées de l’écorce assurent une communication avec l’atmosphère : les lenticelles. Par rapport aux cellules de l’écorce, reliées jointivement pour éviter toute intrusion, celles des lenticelles ménagent de grands méats. Les lenticelles se voient en surface sur les très jeunes tiges, sous forme de petites boursouflures plus claires : elles sont très visibles sur les jeunes pousses des arbres ! Plus tard, sur les tiges qui ont crû en épaisseur, elles sont élargies par la croissance en petits traits perpendiculaires à la tige, par exemple des prunus ou les bouleaux. Les lenticelles persistent dans les écorces âgées, au cœur des fissures notamment, mais sont moins visibles en surface : dans l’écorce, elles forment des trainées radiales de couleur sombre reliant le cambium à l’extérieur. Dans les bouchons en liège, produits avec l’écorce du chêne-liège, les lenticelles sont ces stries brunes bien visibles, toujours perpendiculaires à l’allongement pour éviter que le vin ne suinte !
Affaires submergées
Dans les sols pauvres en oxygène, les parties souterraines, rhizomes2 et racines, sont approvisionnées par l’aérenchyme qui les met en communication avec les parties aériennes : stomates et lenticelles sont de lointaines prises d’oxygène. En journée, les méats souterrains contiennent d’ailleurs beaucoup d’oxygène, venu de la photosynthèse aérienne… De plus, un phénomène physique augmente l’apport gazeux aux parties enterrées : la thermodiffusion (ou thermo-osmose) [2]. Les molécules gazeuses migrent des zones les plus chaudes vers les plus froides : or, aux saisons de végétation, les sols sont plus froids que les parties aériennes.
Cette circulation est encore plus marquée chez les plantes aquatiques, chez lesquelles l’aérenchyme est développé dans les pétioles3 et la tige, reliant les racines et les rhizomes aux feuilles émergées. La partie émergée des plantes aquatiques est donc une sorte de tuba ! Les lacunes sont visibles à la loupe, voire à l’œil nu, par exemple dans les « racines de lotus » orientales : dans ce rhizome submergé et bourré de réserves comestibles, les trous centimétriques disposées en cercle sont l’aérenchyme ! Dans les organes dépendant de l’aérenchyme pour leur respiration, des phénomènes de mort cellulaire régulés par le manque d’oxygène agrandissent les méats : ils ajustent la diffusion gazeuse [1] durant la mise en place de l’organe, voire après si l’oxygène vient à manquer.
Des lacunes actives
Stomates et lenticelles permettent l’entrée de microbes dans la plante, dont la propagation est facilitée par l’aérenchyme. Bien sûr, certains peuvent être pathogènes, mais l’aérenchyme abrite aussi un microbiote inoffensif, voire utile, nourri de débris de paroi ou de déchets cellulaires. Une feuille contient des centaines d’espèces de champignons ; un gramme de feuille contient des dizaines de millions de bactéries [3] ! Chez les animaux, le microbiote peuple les surfaces, comme la peau, et les cavités, comme l’intestin, alors que chez les plantes terrestres il est également intratissulaire. Certains microbes aident leur hôte, ce qui a l’avantage d’entretenir leur habitat [3] : ils produisent des vitamines ou des hormones utiles au développement ; ils accumulent parfois des toxines rendant la plante immangeable… Certains utilisent l’azote de l’air entré dans l’aérenchyme pour fabriquer des acides aminés, dont ils cèdent une partie à la plante : des graminées obtiennent ainsi jusqu’à 30 % de leurs ressources azotées !
L’aérenchyme explique enfin que certaines hormones des plantes soient gazeuses, un phénomène plutôt limité aux messages paracrines4 chez les animaux. C’est le cas de l’éthylène, une hormone provoquant le murissement de fruits comme la tomate ou la banane (il est utilisé dans les murisseries qui reçoivent les bananes à leur arrivée des tropiques) ; l’éthylène est aussi une hormone d’alerte en cas de stress. Le jasmonate et son dérivé le méthyl-jasmonate sont des hormones gazeuses produites en réponse à des attaques d’herbivores ou de microbes, déclenchant des défenses préventives. La diffusion gazeuse est bien plus rapide que le déplacement des sèves (au mieux de quelques mètres par heure quant à lui) ; surtout, elle est multidirectionnelle, alors que les sèves desservent certaines directions, et non pas toujours les zones les plus proches. En particulier, les stress et les prédateurs sont susceptibles d’affecter les parties immédiatement voisines, même si elles sont sur une autre feuille ou une autre branche : une diffusion gazeuse vaut mieux qu’un transfert par la sève, plus long et qui altérait d’autres organes non concernés.
Cela a une conséquence : ces hormones gazeuses peuvent, jusqu’à quelques dizaines de centimètres, être perçues par les plantes voisines, qui utilisent alors ces messages pour s’adapter. Par exemple, elles se préparent mieux à des attaques d’herbivores qui ont agressé leurs voisines. On considère parfois que les plantes « s’entre-avertissent » : mais il est étrange d’aider des voisins en compétition pour les ressources du sol ou la lumière… En fait, ces messages gazeux entre plantes sont une « balle perdue » du transfert de l’information au sein de la plante elle-même.
L’aérenchyme et le transport gazeux qui s’ajoutent aux sèves sont une des particularités des plantes. Au cœur de leur vie, il reste sous-estimé, injustement et… paradoxalement, car il est plus ancien que le phloème ou le xylème. La circulation des gaz est en effet apparue dans l’ancêtre de toutes les plantes terrestres actuelles, et les mousses et organismes apparentés présentent aussi un aérenchyme et des formes de stomates. Les échanges dans l’aérenchyme rejoignent, avec l’excrétion gazeuse [4] (→), ces mécanismes gazeux d’une simplicité élégante que nous méconnaissons au profit de fonctions réalisées de façons plus complexes.
(→) Voir m/s n° 1, 2025, page 69
Liens d’intérêt
L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
Références
- Evans DE. Aerenchyma formation. New Phytologist 2004 ; 161 : 35–49. [Google Scholar]
- Duhr S, Braun D. Why molecules move along a temperature gradient. Proc Natl Acad Sci USA 2006 ; 103 : 19678–82. [Google Scholar]
- Selosse M-A. Jamais seul. Ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations. Arles : Actes Sud, 2017. [Google Scholar]
- Selosse MA. Les non-dits de l’excrétion. Med Sci (Paris) 2025 ; 41 : 69–71. [Google Scholar]
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Figure 1 A. Coupe de feuille de nymphea colorée au fast-green (pour la cellulose) et à la safranine (pour la lignine) : la nervure fait saillie, avec le xylème (x) et le phloème (p), tandis que le reste de la feuille révèle des cellules photosynthétiques (cp) serrées vers le haut et un parenchyme aérifère (pa) vers le dessous, aux méats (m) très larges. B. Stomate de la face inférieure d’une feuille de jonquille, limité par deux cellules arquées délimitant une ouverture (o). Barres : 50 µm (© photos de Frédéric Labaune) (http://www.macromicrophoto.fr/blog/index.php?). |
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