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Med Sci (Paris)
Volume 41, Number 2, Février 2025
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Page(s) | 180 - 185 | |
Section | Prix Nobel | |
DOI | https://doi.org/10.1051/medsci/2025012 | |
Published online | 03 March 2025 |
Prix Nobel de physiologie ou de médecine 2024 : Gary Ruvkun et Victor Ambros
La découverte des microARN, révélation d’un Nouveau Monde en génétique
Nobel Prize in physiology or medicine 2024: Victor Ambros and Gary Ruvkun - The discovery of microRNAs, revealing a New World in genetics
Institut de génétique humaine, UMR 9002 CNRS et Université de Montpellier, Montpellier, France
Le prix Nobel 2024 de physiologie ou médecine a récompensé Victor Ambros et Gary Ruvkun pour leur découverte du premier microARN en 1993. Attirés par le phénotype intriguant d’un mutant du ver nématode Cænorhabditis elegans, dont le gène muté semblait échapper aux méthodes habituelles d’identification, les deux chercheurs et leurs équipes ont mis au jour une nouvelle classe de régulateurs de l’expression des gènes. Leurs découvertes, admirables de rigueur et de clairvoyance (leurs articles de 1993 révélaient déjà plusieurs des propriétés essentielles des microARN), sont trop longtemps restées négligées par la communauté scientifique, avant de susciter un véritable engouement quelques années plus tard.
© 2025 médecine/sciences – Inserm
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Vignette (© Niklas Elmehed – Nobel Prize Outreach).
L’histoire de la découverte des microARN, récompensée par le prix Nobel 2024 de physiologie ou médecine, est exemplaire : l’attribution de ce prix ne vient pas seulement reconnaître l’importance considérable de la découverte de ces ARN régulateurs. Elle couronne également le courage et la persévérance dont ont su faire preuve Victor Ambros et Gary Ruvkun, qui ont longtemps travaillé dans l’ombre avant que la communauté scientifique comprenne enfin l’intérêt de leurs travaux. Initiée par l’étude rigoureuse d’un mutant du Nématode Cænorhabditis elegans, cette aventure scientifique allait aboutir à la mise en évidence de tout un univers d’ARN régulateurs aux fonctions très variées, chez les Animaux, chez les Plantes et même chez des virus. Plus de trente ans après la découverte initiale des équipes d’Ambros et de Ruvkun, le monde de la biologie moléculaire est encore secoué des répercussions profondes de ce travail.
L’ARN lin-4, un mystérieux régulateur
L’histoire commence au début des années 1980, dans un laboratoire de biologie du développement utilisant comme modèle le Nématode Cænorhabditis elegans. Le développement embryonnaire et post-embryonnaire de ce ver est extrêmement stéréotypé, au point qu’on peut construire l’arbre généalogique de chacune des 959 cellules somatiques des adultes hermaphrodites, et des 1 031 cellules somatiques des adultes mâles, à partir de l’œuf fécondé. La caractérisation des événements de division cellulaire, de migration, de différenciation et de mort cellulaire que suivent, de manière invariable, les cellules de cet animal, faisait l’objet d’études génétiques détaillées.
C’est ainsi qu’en 1981, Martin Chalfie, Robert Horvitz et John Sulston isolent un mutant, baptisé « lin-4 » (pour : abnormal LINeage n° 4) qui affecte le lignage cellulaire, notamment dans plusieurs cellules de l’hypoderme. Chez ces mutants, les cellules répètent la division cellulaire de leur cellule mère (réitération parentale) ou de la cellule « grand-mère » (réitération grand-parentale ; la cellule grand-mère est la cellule dont la division a donné la cellule-mère). Tous les types cellulaires ne sont pas égaux, et certains restent non affectés par la mutation lin-4, mais de manière globale, la mutation lin-4 perturbe la chronologie développementale, notamment à cause d’un allongement de l’intervalle de temps entre les divisions cellulaires [1].
La difficulté principale, dans de telles expériences de génétique classique, tenait à l’identification du gène qui avait été muté dans les souches mutantes d’intérêt. Alors que, pour la plupart des mutants affectés dans les processus développementaux du Nématode, le gène muté avait pu être identifié sans difficulté particulière par des méthodes de cartographie génétique, le mutant lin-4 semblait réfractaire à cette identification. La région génomique mutée ne contenait apparemment aucune région codante, susceptible de produire une protéine qui régulerait des processus cellulaires impliqués dans le contrôle développemental.
Gary Ruvkun
Gary Ruvkun, connu tant pour son travail sur les microARN que pour ses études sur le vieillissement et la longévité, est né en 1952 à Berkeley (Californie) aux États-Unis. Il est diplômé de Harvard University, où il a obtenu son doctorat de biophysique en 1982, sous la direction de Frederick M. Ausubel, sur l’exploration des gènes de fixation symbiotique de l’azote des Rhizobium (bactéries aérobies présentes dans le sol). Il poursuit ensuite sa carrière scientifique par un post-doctorat, auprès du professeur Robert Horvitz (Massachusetts Institute of Technology) et de Walter Gilbert (Harvard University), où il rencontre son co-lauréat Victor Ambros. Il est aujourd’hui professeur de génétique au Massachusetts General Hospital.
Pour beaucoup, rechercher un gène régulateur dans une région vide de séquences codantes ne pouvait être qu’une perte de temps. Mais Victor Ambros, qui venait d’établir son équipe de recherche à l’université de Harvard, était convaincu de la puissance de la génétique : si une mutation était associée à la perte d’une fonction biologique, alors c’est forcément qu’un gène était muté, quelle que soit sa forme. Il a donc ignoré l’idée qu’un gène régulateur chez le Nématode devait forcément coder une protéine, et s’est attaqué au problème ardu d’identifier ce gène furtif.
Le jeune chercheur et son équipe (notamment son épouse, Rosalind « Candy » Lee, qui travaille avec lui) ont finalement découvert que le gène lin-4 ne produit pas un ARN messager codant une protéine, mais un petit ARN, long de 22 nucléotides seulement. Par des expériences de génétique fonctionnelle très élégantes, ils ont démontré que ce petit ARN est responsable de la fonction développementale du gène lin-4 [2]. Ils ont également observé un ARN plus long, de 61 nucléotides, qui était constitué de la séquence du petit ARN lin-4 et d’une extension de 39 nucléotides. Cet ARN étendu avait une propriété remarquable : sa séquence était auto-complémentaire, avec une de ses extrémités pouvant se replier, par des appariements de bases, sur l’autre extrémité, formant ainsi une structure en « tige-boucle » (Figure 1A). Le laboratoire d’Ambros a formulé l’hypothèse que cet ARN étendu, beaucoup moins abondant que le petit ARN de 22 nucléotides, était en réalité un précurseur de ce dernier.
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Figure 1 Les caractéristiques du petit ARN lin-4, découvert en 1993. A. Repliement prédit de l’ARN de 61 nucléotides, précurseur proposé du petit ARN lin-4 (la séquence du petit ARN lin-4 est surlignée en rouge ; N.B. : la séquence initialement publiée en 1993 était allongée d’un nucléotide supplémentaire en 5´, et le petit ARN lin-4 mesurait donc 22 nucléotides ; les analyses plus récentes montrent que le produit majoritaire mesure en réalité 21 nucléotides : c’est la séquence surlignée ici). B. Carte de la 3´ UTR du gène lin-14 (adaptée de [3]). Les segments d’au moins 10 nucléotides parfaitement conservés entre C. elegans et C. briggsae sont représentés en vert. Ceux dont la séquence est imparfaitement complémentaire au petit ARN lin-4 portent un astérisque, et sont numérotés de 1 à 7. Les limites des délétions n355 et n356 (qui abolissent, au moins partiellement, la répression due à lin-4) sont indiquées. C. Appariement prédit par les travaux d’Ambros et de Ruvkun entre le petit ARN lin-4 et chacun des 7 sites numérotés dans le panneau B. Les paires de nucléotides de type Watson-Crick (G avec C, A avec U) sont représentées par des barres verticales, les paires bancales (« wobble », G avec U) sont représentées par un point (adapté de [3]). |
Également dans l’agglomération de Boston, un autre laboratoire travaillait sur un autre gène impliqué dans le contrôle du développement du Nématode : l’équipe de Gary Ruvkun, au Massachusetts General Hospital, s’intéressait au gène lin-14. Lui aussi avait été isolé dans un crible génétique du début des années 1980, mais il codait une protéine, et sa caractérisation avait donc été moins compliquée. Des expériences de génétique avaient démontré que l’expression du gène lin-14 était réprimée par le gène (encore mal connu à l’époque) lin-4. Des mutants qui avaient perdu une partie de la 3´ UTR1 (« 3´ untranslated region » ; Figure 1B) perdaient également la sensibilité de lin-14 vis-à-vis de son répresseur lin-4 : l’équipe Ruvkun avait donc formulé l’hypothèse que la région 3´ UTR de l’ARNm lin-14 contenait les éléments reconnus par le répresseur lin-4, ce qui provoquerait la répression post-transcriptionnelle du gène lin-14. Quelques segments de la 3´ UTR attiraient particulièrement l’attention : leurs séquences étaient bien conservées dans l’évolution, puisqu’elles sont retrouvées chez une autre espèce de Nématode, Cænorhabditis briggsae. Les 3´ UTR sont généralement peu conservées dans l’évolution, et la conservation de ces segments signifiait probablement qu’ils jouaient un rôle important : ils pouvaient, par exemple, être les emplacements précis de la reconnaissance de l’ARN messager lin-14 par le répresseur lin-4 [3].
Victor Ambros et Gary Ruvkun, dont les laboratoires étaient presque voisins et travaillaient sur des sujets similaires, se connaissaient bien, et ils échangeaient régulièrement leurs résultats. En mettant en commun leurs découvertes récentes, ils se sont aperçus que le petit ARN lin-4 identifié par l’équipe d’Ambros était pratiquement complémentaire, en séquence, aux segments de 3´ UTR qui avaient attiré l’attention de celle de Ruvkun (Figure 1C). Cette découverte leur a inspiré un modèle de fonctionnement de la répression de lin-14 par lin-4 : le petit ARN répresseur, lin-4, pourrait s’apparier à ces régions de complémentarité de séquence sur l’ARNm lin-14, pour former localement une double hélice, et cette reconnaissance aboutirait à la répression de lin-14 [2, 3]…
Les petits ARN temporels : une bizarrerie du Nématode ?
L’élégance de ce modèle explicatif n’a, hélas, pas séduit grand monde, et ce petit ARN, qui ne codait pas de protéine, et qui n’avait été observé que chez le Nématode, ne semblait intéresser que ces deux équipes. L’université de Harvard, qui devait évaluer le travail de Victor Ambros pour décider de le titulariser ou non, a jugé que cette découverte était trop anecdotique pour mériter son intérêt, et le jeune chercheur et son équipe ont été priés de quitter l’université. C’est donc au Dartmouth College, une petite université située dans sa ville natale à Hanover (New Hampshire, États-Unis), que Victor Ambros et son équipe ont déménagé en 1992 — un an avant la publication de leur article décrivant la découverte du petit ARN. L’équipe de Gary Ruvkun, quant à elle, a ensuite porté son intérêt sur un autre mutant du Nématode, affecté également dans son développement, et dont le gène n’était pas encore caractérisé. Ce gène, let-7, allait s’avérer très similaire à celui de lin-4 : son produit final n’est pas une protéine, mais un petit ARN, long de 21 nucléotides. Sa mutation perturbe la mue des vers, par réitération, dans certaines cellules, de la division cellulaire du précédent stade de développement ; ces défauts sont notamment responsables d’une fragilité de la cuticule des vers adultes, qui explosent littéralement sous la pression du milieu interne. Cette létalité spectaculaire était donc due à la mutation de ce nouveau petit ARN, que le laboratoire de Ruvkun a décrit dans un article paru en février 2000 [4].
Ce deuxième exemple d’un petit ARN contrôlant le développement du Nématode n’a, en tant que tel, pas suscité tellement plus d’intérêt. Mais puisqu’il s’agissait du deuxième exemple, un nom a été proposé pour baptiser cette nouvelle classe de petits ARN : ils ont été, dans un premier temps, appelés « stRNA » pour small temporal RNAs, pour rappeler qu’il s’agit de petits ARN, dont l’expression est régulée temporellement au cours du développement du Nématode.
Mais une nouvelle découverte du laboratoire de Ruvkun allait susciter un énorme intérêt de la part de la communauté scientifique : en novembre 2000, donc seulement neuf mois plus tard, il publiait un article montrant que le petit ARN let-7, loin d’être spécifique au Nématode, était également détecté dans une grande variété d’Animaux : chez des Vertébrés (Souris, Homme, Poulet, Poisson-zèbre…), des Urochordés, des Mollusques, un Insecte… Parmi les Animaux testés, tous les Triblastiques2 exprimaient le petit ARN let-7. Les seuls Animaux testés qui semblaient dépourvus de l’ARN let-7 étaient des Diblastiques : des Coraux, une Anémone de mer, une Méduse et des Éponges. Autant le petit ARN lin-4 semblait restreint aux Nématodes, autant le petit ARN let-7 était finalement loin d’être une simple bizarrerie spécifique aux vers, étant visiblement apparu chez un ancêtre commun aux Triblastiques il y a environ 700 millions d’années, et remarquablement bien conservé depuis [5].
En parallèle, le laboratoire de Thomas Tuschl, qui s’intéressait au phénomène d’interférence à ARN, un autre mécanisme moléculaire impliquant des ARN, avait été amené à purifier et à séquencer des petits ARN présents dans un lysat d’embryons de Drosophile dans lequel l’interférence à ARN a été préalablement déclenchée. Il lui était arrivé, sporadiquement, de trouver, dans ces lysats, des petits ARN qui ne provenaient pas des longs ARN qu’il utilisait pour induire l’interférence à ARN. Cette découverte fortuite l’avait amené à imaginer que ces étranges petits ARN devaient préexister à l’expérience d’interférence à ARN, et qu’il s’agissait donc probablement de petits ARN endogènes à l’embryon de Drosophile [6]. Cette observation indépendante venait également accréditer l’idée selon laquelle de petits ARN endogènes, longs d’une vingtaine de nucléotides, existent chez d’autres Animaux que le Nématode.
Des microARN partout…
La conjonction de ces résultats suggérait que lin-4 et let-7 ne sont pas les seuls petits ARN endogènes chez les Animaux, et trois laboratoires se sont lancés simultanément dans la recherche active de nouveaux petits ARN. Les protocoles qu’ils ont employés reposaient, à des degrés divers, sur deux astuces expérimentales et analytiques : 1) l’ARN let-7, ainsi que les petits ARN identifiés accidentellement par le laboratoire de Tuschl, portent un monophosphate sur leur extrémité 5´ et un hydroxyle sur leur extrémité 3´ (alors que la plupart des produits de dégradation d’ARN cellulaires portent un hydroxyle en 5´ et un monophosphate en 3´). Des protocoles expérimentaux permettent de cloner sélectivement les ARN phosphorylés en 5´ et hydroxylés en 3´, ce qui enrichit naturellement les ARN détectés en petits ARN d’intérêt, au détriment des produits de dégradation ; 2) chez tous les Triblastiques dans lesquels l’ARN let-7 avait été détecté, et dont la séquence du génome était au moins partiellement connue, le gène de let-7 contenait une région d’auto-complémentarité, ce qui suggérait qu’il était transcrit en un ARN capable de se replier en tige-boucle. Ainsi, de même que lin-4, l’ARN let-7 (et potentiellement, les autres petits ARN similaires qui restaient à découvrir) pouvait être maturé à partir d’un ARN précurseur replié en tige-boucle.
Ces trois laboratoires étaient, d’une part, le laboratoire de Victor Ambros qui, avec persévérance, avait poursuivi patiemment ses travaux dans sa nouvelle université ; le laboratoire de Thomas Tuschl, qui avait déjà découvert accidentellement de tels ARN dans l’embryon de Drosophile ; et le laboratoire de David Bartel, biochimiste de l’ARN qui avait suivi avec intérêt ces premières découvertes, et avait compris que lin-4 et let-7 n’étaient peut-être que les premiers d’une longue liste. Dans leurs trois articles, publiés côte à côte dans le numéro du 26 octobre 2001 du journal Science, ces trois laboratoires rapportaient donc l’observation de nouveaux petits ARN similaires à lin-4 et let-7. L’équipe de Victor Ambros décrivait ainsi 15 nouveaux petits ARN de Nématode [7] ; l’équipe de David Bartel, 52 nouveaux petits ARN chez la même espèce [8] ; et l’équipe de Thomas Tuschl décrivait 16 petits ARN de Drosophile et 21 petits ARN humains [9]. L’expression de tous ces petits ARN n’apparaissait pas systématiquement régulée temporellement au cours du développement, comme l’était celle de lin-4 ou let-7 : ces trois laboratoires se sont donc mis d’accord pour trouver un nouveau nom à la classe de petits ARN qu’ils étaient en train de découvrir. Le nom de « stRNA » a été abandonné au profit du nom de « microARN » (abrégé en « miARN »).
Parmi les petits ARN observés par ces trois équipes, seuls quelques-uns ne semblaient pas provenir d’une région génomique transcrite en un ARN plus long qui se replierait en tige-boucle. Ces quelques ARN étaient visiblement des contaminants (notamment dans les expériences menées chez le Nématode, la plupart de ces ARN exceptionnels venaient visiblement de la bactérie Escherichia coli qui est ensemencée sur les boîtes de Pétri pour nourrir les vers). Les authentiques miARN semblaient donc systématiquement dériver de précurseurs en tige-boucle. Cette observation a probablement joué un grand rôle dans la découverte des miARN : il faut savoir qu’en effet, les biologistes moléculaires avaient toujours eu tendance à négliger les ARN de petite taille, qui sont souvent des produits de dégradation accidentelle des ARN plus longs. L’ARN est biochimiquement très instable, il se dégrade facilement en petits fragments si le matériel de laboratoire, ou les réactifs utilisés, ne sont pas complètement propres. La communauté scientifique avait donc fini par acquérir le réflexe de considérer que les ARN de petites tailles n’étaient constitués que de produits de dégradation, peu intéressants, et dans leurs expériences d’identification de nouveaux ARN, les biologistes moléculaires prenaient soin d’éliminer les ARN les plus courts. Ces préjugés ont certainement été utiles pour faciliter la découverte d’ARN légèrement plus longs (voir par exemple [10]), mais ils empêchaient l’observation des miARN. Or il se trouve que les premiers génomes d’Animaux avaient récemment été publiés (le génome du Nématode en 1998 ; celui de la Drosophile en 2000, celui de l’Homme en 2001), ce qui a permis d’analyser la séquence génomique encadrant chaque séquence de petit ARN, et de constater l’autocomplémentarité de ces séquences qui permet aux précurseurs ARN de se replier en tige-boucle. Le fait que les miARN proviennent systématiquement d’une telle structure était statistiquement inattendu, et a certainement aidé à convaincre la communauté qu’après tout, il y avait peut-être des choses intéressantes à découvrir parmi les petits ARN.
Victor Ambros
Victor Ambros est né dans le New Hampshire en 1953. Il obtient son doctorat après une thèse sur la structure et la réplication du génome du poliovirus en 1979, sous la direction de David Baltimore, lauréat du prix Nobel de physiologie ou médecine en 1975. Il entame ensuite un post-doctorat avec Robert Horvitz, à son tour lauréat du prix Nobel de physiologie ou médecine en 2002. C’est à cette période et dans ce laboratoire qu’il rencontre Gary Ruvkun, et commence son travail de recherche sur les voies génétiques qui contrôlent la synchronisation du développement chez Cænorhabditis elegans. Puis, de 1984 à 1992, Ambros rejoint la faculté de Harvard, avant d’accepter un poste de professeur à Dartmouth College. Il rejoint ensuite en 2008, en tant que professeur, l’University of Massachusetts medical school.
La publication de ces trois articles a immédiatement attiré l’attention du monde scientifique, et dans les années suivantes, de nombreuses études ont été consacrées à la recherche de miARN dans une grande variété d’espèces. Ils ont été découverts chez les Plantes [11], chez des virus [12], chez une grande diversité d’Animaux, notamment des Diblastiques [13]… Lorsqu’ils sont mutés, certains miARN provoquent des phénotypes très spectaculaires : on a déjà parlé de la létalité du mutant let-7 chez le Nématode, mais le miARN bantam est également nécessaire à la viabilité de la Drosophile [14], ainsi que plusieurs miARN chez la Souris (il est cependant parfois nécessaire de muter simultanément plusieurs miARN redondants pour observer le phénotype ; [15]). Finalement, on s’apercevait que ces petits ARN sont très répandus chez les Plantes, les Animaux et leurs virus ; que certains sont très abondants ; et qu’ils contrôlent parfois des fonctions biologiques vitales. Rétrospectivement, il peut même paraître curieux qu’il ait fallu attendre 1993 pour que le premier d’entre eux soit découvert, et 2001 pour que la communauté scientifique prenne sérieusement conscience de leur existence.
D’un extrême à l’autre
En science comme ailleurs, il existe des effets de mode. Et la rafale de découvertes concernant les miARN, publiées entre les années 2001 et 2005, a attiré beaucoup de chercheurs, pour des raisons qui n’étaient pas toutes rationnelles. À la fin de la décennie des années 2000, et au début de la décennie 2010, les laboratoires spécialisés dans l’étude des miARN étaient assaillis de demandes de collaboration (« Je travaille sur la voie biologique X dans l’espèce Y. Je suis persuadé que des miARN sont impliqués dans le processus ! Vous voulez bien m’aider à les identifier ? »…). Parmi les nombreuses études consacrées à ces petits ARN, toutes n’étaient pas réalisées de façon rigoureuse (certaines semblent même être mensongères [16, 17]), et la qualité de la littérature sur le sujet a beaucoup souffert de cet afflux de néo-spécialistes. Cet effet est particulièrement évident en recherche biomédicale, où la bibliographie affirme impliquer les miARN dans une diversité vertigineuse de maladies humaines, où elle promet souvent qu’ils constituent des biomarqueurs fiables, ou des cibles thérapeutiques prometteuses, sans qu’aucune preuve solide n’ait été apportée à ce jour.
Il est conseillé au lecteur de cette abondante littérature de garder un œil critique sur ces annonces optimistes. La grande stabilité biochimique des miARN3 relativement aux autres ARN, en fait effectivement de bons candidats biomarqueurs. Mais le manque de reproductibilité des corrélations publiées entre l’abondance de miARN dans les fluides biologiques, et la survenue de telle ou telle maladie, ne permet pas encore leur utilisation clinique. Les recherches sont encore très actives sur le sujet. Sur le plan thérapeutique, les deux pistes les plus prometteuses ont finalement déçu : le virus de l’hépatite C utilise, dans son cycle réplicatif, le miARN endogène miR-122. Un oligonucléotide complémentaire de miR-122, le « miravirsen », avait montré une activité notable dans les essais cliniques de phase I et II, mais la détection sporadique de variants viraux résistants, et l’efficacité supérieure de plusieurs autres médicaments en développement, ont abouti à l’abandon du développement du produit [18, 19]. On a aussi longtemps cru que le miARN miR-34a était un suppresseur de tumeur, dont la mutation pouvait contribuer à la tumorigenèse dans une grande variété de cancers. Mais ces conclusions se basaient sur des analyses peu adaptées, et l’administration d’un miR-34a synthétique à des patients atteints de divers types de tumeurs solides n’a pas montré de signe d’efficacité, et a manifesté une probable toxicité — l’essai clinique de phase I a dû être interrompu [20].
Aucun autre traitement candidat, visant soit à augmenter, soit à réprimer l’activité d’un miARN, n’a encore atteint le même stade d’avancement en recherche clinique. Il reste possible que certains d’entre eux réussissent à démontrer une réelle efficacité — mais en l’état, l’enthousiasme que manifestait encore récemment la recherche médicale [21] ne semble plus autant justifié.
Il est remarquable que, au milieu de ce déferlement d’articles, de financements, et de sollicitations, Victor Ambros et Gary Ruvkun soient restés fidèles à leur exigence de rigueur et de qualité, et qu’ils aient continué à publier des travaux élégamment et sérieusement menés. Ils continuent à extraire, de l’aride description du développement et du métabolisme d’un petit ver, une science sublime et inspirante. Et comme dans un roman, l’injustice qu’avait dû subir Victor Ambros en étant évincé de Harvard en 1992 a été corrigée depuis, puisqu’il a été invité à rejoindre en 2008, dans des conditions qui allaient lui permettre d’épanouir toute la beauté de son travail, le campus de l’école de médecine de l’université du Massachusetts, véritable épicentre mondial de la recherche sur les petits ARN.
Conclusion
La découverte des miARN a profondément révolutionné notre compréhension de la régulation des gènes. On connaissait pourtant, depuis plusieurs décennies, d’autres types de régulateurs (principalement les facteurs de transcription, et les protéines de fixation à l’ARN), mais la qualité des premières études sur les miARN a inspiré une rigueur et une méthode de travail, qui ont permis en quelques années de caractériser très précisément la biogenèse et le mode d’action de ces nouveaux petits ARN — au point que maintenant, le mode d’action et les cibles des miARN sont beaucoup mieux connus que ceux des autres types de régulateurs, pourtant étudiés depuis bien plus longtemps. Les miARN n’étaient pas non plus les premiers ARN régulateurs découverts : des ARN régulateurs bactériens sont connus depuis plus longtemps, mais sans qu’une théorie unificatrice n’ait jamais permis, comme cela a été le cas pour les miARN, de prédire leurs gènes-cibles de manière générale.
Alors que l’aventure scientifique de la caractérisation des miARN a commencé par l’étude de phénotypes curieux dans la différenciation de certains lignages cellulaires, il est amusant de constater une sorte de « lignage » des prix Nobel : Victor Ambros avait préparé sa thèse sous la direction de David Baltimore (prix Nobel 1975), avant de se consacrer à l’étude du développement du Nématode, d’abord pendant son post-doctorat sous la direction de Robert Horvitz (prix Nobel 2002), puis dans sa jeune équipe, où il a participé à l’encadrement des travaux de Craig Mello (prix Nobel 2006), qui préparait sa thèse dans le laboratoire voisin. Il est paradoxal de constater rétrospectivement que la biologie des petits ARN est tout à fait singulière chez le Nématode (dans la diversité de leurs protéines partenaires, dans leur mode d’action, dans leur transmission intergénérationnelle), alors que c’est précisément dans cette espèce que les miARN d’une part, et l’interférence à ARN d’autre part, ont été découverts. La transmission visible, entre les chercheurs de cette lignée académique, d’une expertise transgénérationnelle dans l’étude du Nématode, a manifestement permis à cet organisme-modèle atypique d’apporter à la biologie plusieurs de ses plus belles découvertes des dernières décennies.
Remerciements
Les auteurs remercient Isabelle Busseau, Élisabeth Houbron, Estelle Rebecq et Rémy Rodriguez pour leur relecture attentive du manuscrit.
Liens d’intérêt
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
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Figure 1 Les caractéristiques du petit ARN lin-4, découvert en 1993. A. Repliement prédit de l’ARN de 61 nucléotides, précurseur proposé du petit ARN lin-4 (la séquence du petit ARN lin-4 est surlignée en rouge ; N.B. : la séquence initialement publiée en 1993 était allongée d’un nucléotide supplémentaire en 5´, et le petit ARN lin-4 mesurait donc 22 nucléotides ; les analyses plus récentes montrent que le produit majoritaire mesure en réalité 21 nucléotides : c’est la séquence surlignée ici). B. Carte de la 3´ UTR du gène lin-14 (adaptée de [3]). Les segments d’au moins 10 nucléotides parfaitement conservés entre C. elegans et C. briggsae sont représentés en vert. Ceux dont la séquence est imparfaitement complémentaire au petit ARN lin-4 portent un astérisque, et sont numérotés de 1 à 7. Les limites des délétions n355 et n356 (qui abolissent, au moins partiellement, la répression due à lin-4) sont indiquées. C. Appariement prédit par les travaux d’Ambros et de Ruvkun entre le petit ARN lin-4 et chacun des 7 sites numérotés dans le panneau B. Les paires de nucléotides de type Watson-Crick (G avec C, A avec U) sont représentées par des barres verticales, les paires bancales (« wobble », G avec U) sont représentées par un point (adapté de [3]). |
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