Issue
Med Sci (Paris)
Volume 40, Number 10, Octobre 2024
Chroniques génomiques
Page(s) 789 - 791
Section Forum
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/2024107
Published online 25 October 2024

© 2024 médecine/sciences – Inserm

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Depuis que l’on a détecté la présence, dans le plasma sanguin de patients atteints de divers cancers, de fragments d’ADN provenant de la tumeur, l’analyse de ces fragments a été exploitée pour la caractérisation des cancers et le suivi de leur traitement, mais a aussi nourri l’espoir de pouvoir en tirer une méthode de détection précoce permettant de mettre en évidence un cancer naissant en l’absence de tout signe clinique et ainsi de permettre un traitement à un stade très précoce avec de meilleures chances d’efficacité. Différentes méthodes sont envisageables, en s’intéressant aux mutations détectées dans l’ADN plasmatique, à son patron de méthylation ou à son type de fragmentation ; elles sont toutes techniquement exigeantes et passent, à un moment ou à un autre, par un séquençage massif des fragments d’ADN [1]. Cette approche, dont l’intérêt médical et commercial semble évident, a suscité l’attention de nombreuses entreprises qui s’appliquent à mettre au point des tests dits MCED (multicancer early detection) qui, idéalement, pourraient après analyse d’un prélèvement sanguin révéler, le cas échéant, la présence d’une amorce de cancer, indiquer l’organe concerné, et ainsi permettre des interventions efficaces. Aucun de ces tests n’a encore reçu l’approbation de la FDA (Food and Drug Administration), mais certains sont proposés et vendus en tant que Laboratory Developed Tests, des tests réalisés par ces entreprises dans leurs propres laboratoires. La plus en vue de ces entreprises, une spinoff de la firme Illumina appelée GRAIL, compte plus de 700 employés et a reçu plusieurs milliards de dollars d’investissements. J’avais exprimé, il y a quelques années, un fort scepticisme sur l’utilité réelle d’un tel test, en raison de certaines limites techniques [2] () mais aussi de réserves sur l’utilité réelle d’un dépistage « tous azimuts » [3] ().

(→) Voir la Chronique génomique de B. Jordan, m/s n° 4, avril 2016, page 417

(→) Voir la Chronique génomique de B. Jordan, m/s n° 11, novembre 2023, page 885

Reste que GRAIL a vendu plus de cent mille exemplaires de son test (appelé Galleri et facturé 949 dollars US) tout en accusant une perte pour 2023 de 532 millions de dollars : il faut avoir les reins solides dans ce business !1 Reste aussi que GRAIL et Galleri méritent un examen actualisé et une discussion approfondie.

Le test Galleri : principe et performances

Après avoir, dans un premier temps, fait reposer son test sur la détection de mutations dans l’ADN plasmatique (le cfDNA pour cell-free DNA), GRAIL s’est tourné vers l’analyse des patrons de méthylations dans cet ADN. Le cfDNA obtenu à partir du plasma, qui contient éventuellement quelques molécules d’ADN tumoral dans un « fond » d’ADN normal provenant de la lyse des lymphocytes, subit un traitement classique au bisulfite qui marque les bases méthylées au sein des dinucléotides CpG. Les études préalables menées par l’entreprise, ainsi que la consultation des bases de données, ont permis de repérer plus de 100 000 régions dans l’ADN où le patron de méthylation est modifié dans les cellules cancéreuses. Un enrichissement par hybridation avec un jeu d’amorces ad hoc permet de sélectionner les cfDNA correspondant à ces régions ; un séquençage à très haute redondance identifie les quelques fragments d’origine tumorale et précise leur patron de méthylation. L’analyse informatique qui suit indique la probabilité d’un cancer et – grâce aux patrons de méthylation et aux études préalables – peut indiquer l’organe concerné (Figure 1). La technique et les résultats de l’entreprise ont été publiés dès 2020 [4] ; un article postérieur rapporte une validation sur un jeu plus important de personnes [5].

thumbnail Figure 1.

Schéma du test Galleri. Un prélèvement sanguin (à gauche) contient des globules rouges, des lymphocytes et un peu d’ADN circulant. L’ADN subit un traitement au bisulfite qui marque les dinucléotides CpG méthylés. Différentes régions chromosomiques préalablement identifiées sont amplifiées puis séquencées à forte redondance ; les patrons de méthylation de ces régions (une seule figurée ici au centre) sont analysés par un système informatique sophistiqué et indiquent la présence (ou non) d’un cancer et sa probable localisation. (Adapté de www.futura-sciences.com/sante/actualites/genetique-simple-prise-sang-pourrait-permettre-detection-50-types-cancer-45228/).

Pour discuter les résultats, il faut avoir présentes à l’esprit les exigences pour un test de dépistage du cancer destiné à la population générale. La sensibilité (pourcentage des vrais cancers qui sont détectés) doit bien sûr être la plus élevée possible – idéalement 100 %. Mais la spécificité (pourcentage de tests négatifs pour des personnes non atteintes) est tout aussi importante : si elle n’est pas très très proche de 100 %, on va répertorier des « faux positifs », de nombreuses personnes étiquetées à tort comme atteintes, qui vont être soumises à des tests de confirmation (imagerie, biopsies, etc.) dont le risque n’est pas nul. Les essais rapportés dans ces deux articles ont porté sur quelques milliers de patients atteints d’un cancer et autant de personnes indemnes. Pour la sensibilité, comme on pouvait s’y attendre, la détection d’un cancer est d’autant plus efficace que son stade est avancé : elle va de 16,8 % pour le stade I à 77 et 90 % pour les stades III et IV, plus tardifs. Plus une tumeur est avancée, plus elle relâche d’ADN dans le sang, c’est normal – mais une tumeur de stade III ou IV est généralement symptomatique et son dépistage est sans objet ! La fiabilité du repérage du tissu d’origine est par contre proche de 90 %, ce qui est excellent. La spécificité annoncée est de 99,5 %. Le chiffre semble bon, mais cela indique un taux de faux positifs de 0,5 %, ce qui n’est pas insignifiant. Sur mille personnes testées, cinq seront détectées à tort comme porteuses d’un cancer (faux positifs), et seront soumises à une batterie d’examens pour confirmer ou infirmer la présence d’une tumeur. Et, compte tenu de la prévalence des cancers et de la faible sensibilité pour la détection de tumeurs précoces, le nombre de vrais cancers détectés sera probablement plus faible que celui des faux positifs. On peut donc craindre une situation de surdiagnostic (et éventuellement de surtraitement) si ce test était largement appliqué [6] : des exigences élevées pour un test de dépistage sont de mise, même s’il met en œuvre des approches de génomique [7]. En fait, la véritable validation clinique d’un tel test nécessite un essai de très longue durée (dix ans ?), et la comparaison de la mortalité par cancer chez la population dépistée et non dépistée. GRAIL annonce avoir lancé un tel suivi – mais cela prendra beaucoup de temps.

En Grande-Bretagne, le National Health Service y croit – mais il y a controverse

Une « étude pilote » a été annoncée fin 2020 par le National Health Service (NHS) britannique. Elle se situe dans le cadre d’une collaboration entre GRAIL et le NHS et est très ambitieuse puisqu’elle prévoit d’inclure 165 000 personnes dont 25 000 présentent des symptômes de cancer tandis que les 140 000 autres sont apparemment indemnes. Tous doivent être testés annuellement durant trois ans ; si les résultats (sensibilité, spécificité, détection de cancers plus précoces) sont positifs l’étude pourrait être étendue à un million de participants et, à terme, le test rendu disponible en routine [8]. GRAIL investit des ressources significatives dans cette étude qui pourrait lui apporter une validation clinique et, à terme, un marché pour un grand nombre de tests – au « prix catalogue » de 949 dollars, mais un tarif confidentiel a été négocié avec le NHS. Dès son annonce, cette collaboration a fait l’objet de commentaires très critiques [9,10] centrés sur le nombre de faux positifs attendu dans un dépistage à grande échelle et sur l’engagement du NHS avec GRAIL alors qu’existent d’autres tests et que Galleri n’est pas vraiment cliniquement validé. Bien entendu, l’intérêt de GRAIL dans cette collaboration est précisément de s’approcher d’une validation clinique à grande échelle en s’appuyant sur l’infrastructure et l’organisation du NHS… Ce dernier organisme a bien sûr défendu son implication, de manière assez convaincante [11]. Quoi qu’il en soit, le recrutement des 165 000 participants s’est terminé fin 2022, et l’on attend avec intérêt les premiers résultats de cette (très grande) étude pilote pour fin 2025, début 2026.

Logique clinique, logique médiatique et commerciale

Comme nous l’avons déjà indiqué, une véritable validation clinique de Galleri devrait résulter d’une étude de longue durée (10 ans au moins) montrant une diminution de la mortalité par cancer dans la population testée par rapport à un groupe témoin. C’est une échéance bien lointaine pour les investisseurs : rappelons qu’actuellement GRAIL perd plus de cinq cent millions de dollars par an. De plus, une telle étude, qui serait très coûteuse, supposerait de « geler » la technique du test pendant toute la période envisagée, alors que les technologies d’analyse et d’interprétation évoluent très vite et que des tests améliorés peuvent apparaître assez rapidement. Devant toutes ces incertitudes, on peut se demander pourquoi tant d’entreprises (GRAIL et bien d’autres) se lancent dans l’aventure, et pourquoi tant d’investisseurs sont prêts à y risquer des millions de dollars. C’est que le concept de dépistage précoce est très séduisant, et va dans le sens d’une tentative de maîtrise de notre destin médical grâce à l’innovation technologique. Prévoir longtemps à l’avance les affections qui pourraient nous atteindre, afin d’agir en temps utile pour éviter leur survenue, n’est-ce pas un but éminemment souhaitable ? Encore faut-il que cela soit réellement efficace, ne génère pas trop de fausses alertes, et plus généralement, que cela ne transforme pas tout bienportant en malade en puissance Aux États-Unis en tous cas, ces réserves, souvent formulées par les chercheurs et cliniciens [6], ne semblent pas modérer l’enthousiasme des start-uppers et des investisseurs : une bonne dizaine d’entreprises2 mènent actuellement des essais cliniques dans ce domaine, et elles ne semblent pas avoir eu trop de mal à se financer, même si ce ne sont pas encore des licornes3 comme GRAIL. Il est vrai que la perspective de vendre annuellement à l’ensemble de la population un test facturé autour d’un millier de dollars l’unité est assez séduisante. L’éventuelle mise en place d’un accès à ces tests dans nos systèmes de santé socialisés devra se faire avec de sérieuses précautions pour s’assurer qu’ils sont rentables en termes de santé publique ; c’est probablement ce que cherche à faire le National Health Service britannique dont le contrat avec GRAIL ne l’engage envers l’entreprise qu’en cas de résultats positifs. C’est en fait une chance que ce test soit mené sous l’égide du NHS dont le sérieux est indiscutable, et on en attend les résultats avec impatience…

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.


1

Une tentative – avortée pour des raisons réglementaires – d’un rachat de GRAIL par Illumina valorisait l’entreprise à huit milliards de dollars.

2

Citons notamment Adela, Burning Rock, Clearnote Health, DELFI, Exact Sciences, Freenome, Gene Solutions, Guardant Health, Hello Health et Singlera Genomics, en plus de GRAIL [1].

3

Une « licorne » est une entreprise qui a levé au moins un milliard de dollars.

Références

  1. Medina JE, Dracopoli NC, Bach PB, et al. Cell-free DNA approaches for cancer early detection and interception. J Immunother Cancer 2023 ; 11 : e006013. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  2. Jordan B. Le Graal de Grail est-il un mirage ? Med Sci (Paris) 2016 ; 32 : 417–20. [CrossRef] [EDP Sciences] [PubMed] [Google Scholar]
  3. Jordan B. Le dépistage du cancer sauve-t-il vraiment des vies ? Med Sci (Paris) 2023 ; 39 : 885–7. [CrossRef] [EDP Sciences] [PubMed] [Google Scholar]
  4. Liu MC, Oxnard GR, Klein EA, et al. Sensitive and specific multi-cancer detection and localization using methylation signatures in cell-free DNA. Ann Oncol 2020 ; 31 : 745–59. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  5. Klein EA, Richards D, Cohn A, et al. Clinical validation of a targeted methylation-based multi-cancer early detection test using an independent validation set. Ann Oncol 2021 ; 32 : 1167–77. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  6. Esserman LJ, Thompson IM, Reid B, et al. Addressing overdiagnosis and overtreatment in cancer: a prescription for change. Lancet Oncol 2014 ; 15 : e234–42. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  7. Turnbull C, Firth HV, Wilkie AOM, et al. Population screening requires robust evidence-genomics is no exception. Lancet 2024 ; 403 : 583–6. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  8. NHS to pilot potentially revolutionary blood test that detects more than 50 cancers. www.england.nhs.uk/2020/11/nhs-to-pilot-potentially-revolutionary-blood-test/ [Google Scholar]
  9. Old R, Pharoah P, Wald N. NHS announces a pilot of a blood test for early detection of many cancers. J Med Screen 2021 ; 28 : 1–2. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  10. Turnbull C, Wald N, Sullivan R, et al. GRAIL-Galleri: why the special treatment? Lancet 2024 ; 403 : 431–2. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  11. Johnson P. Response to GRAIL-Galleri: why the special treatment? Lancet 2024 ; 403 : 432–3 [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]

Liste des figures

thumbnail Figure 1.

Schéma du test Galleri. Un prélèvement sanguin (à gauche) contient des globules rouges, des lymphocytes et un peu d’ADN circulant. L’ADN subit un traitement au bisulfite qui marque les dinucléotides CpG méthylés. Différentes régions chromosomiques préalablement identifiées sont amplifiées puis séquencées à forte redondance ; les patrons de méthylation de ces régions (une seule figurée ici au centre) sont analysés par un système informatique sophistiqué et indiquent la présence (ou non) d’un cancer et sa probable localisation. (Adapté de www.futura-sciences.com/sante/actualites/genetique-simple-prise-sang-pourrait-permettre-detection-50-types-cancer-45228/).

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