Open Access
Issue
Med Sci (Paris)
Volume 40, Number 6-7, Juin-Juillet 2024
Page(s) 501 - 504
Section Nouvelles
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/2024068
Published online 08 July 2024

La démence, dont la maladie d’Alzheimer est la cause la plus fréquente, se caractérise par une détérioration progressive des capacités cognitives (mémoire, attention, orientation, etc.) conduisant à la perte d’autonomie. La démence atteint essentiellement les personnes âgées de plus de 65 ans, et son incidence augmente fortement avec l’âge. Le nombre de personnes atteintes dans le monde était estimé à 50 millions en 2018, et pourrait atteindre 152 millions d’ici à 2050 en raison du vieillissement de la population mondiale [1]. Les traitements expérimentés ayant échoué à guérir la maladie ou même à en ralentir la progression, plusieurs groupes d’experts recommandent de se concentrer sur la prévention, en agissant sur les facteurs de risque de démence modifiables [2], tels que l’hypertension artérielle, le diabète sucré, ou l’inactivité physique.

Plusieurs études ont tenté d’évaluer dans quelle mesure des interventions ciblant les facteurs de risque modifiables pourraient réduire le fardeau sociétal de la démence. Ainsi, environ 50 % des cas de maladie d’Alzheimer seraient attribuables à sept facteurs de risque modifiables (diabète, hypertension, obésité, tabagisme, dépression, faible niveau d’éducation et inactivité physique) [3]. Cette part attribuable chute à 28 % si l’on tient compte de l’interdépendance entre ces facteurs [4]. Ces travaux, comme la plupart des estimations publiées dans ce domaine, ne prennent pas correctement en compte l’évolution de la mortalité générale et l’influence de ces facteurs de risque sur la mortalité. En effet les facteurs ciblés sont aussi des facteurs de risque de décès. Toute réduction de leur prévalence entraînerait donc une augmentation de l’espérance de vie, et par conséquent, de la population à risque de démence, ce qui conduirait automatiquement à un accroissement du nombre de cas de démence.

Ce travail vise à évaluer l’impact de scénarios d’intervention hypothétiques mis en œuvre en France en 2020 sur le fardeau de la démence en 2040 [5]. Les scénarios ciblent trois facteurs de risque cardio-vasculaire majeurs (hypertension artérielle, diabète et inactivité physique). L’approche par micro-simulations utilisée repose sur un modèle à trois états (« sain », « malade », « décédé »), qui permet de considérer diverses hypothèses sur l’évolution temporelle de l’incidence de la démence et de la mortalité des personnes malades et non-malades, et sur l’influence de l’intervention sur chacun de ces risques. En outre, nous avons tenu compte de la co-occurrence fréquente de ces trois facteurs chez les mêmes patients.

L’approche par micro-simulations consiste à simuler les trajectoires de vie d’un grand nombre d’individus, puis à estimer, sur les données produites, divers indicateurs permettant une évaluation complète du fardeau de la maladie pour l’année cible (2040) : la prévalence de la démence, l’espérance de vie sans démence, le nombre moyen d’années de vie avec la démence, la probabilité de développer une démence au cours de la vie, et l’âge moyen d’apparition de la démence. Les trajectoires de vie ont été simulées à partir de l’âge de 65 ans pour toutes les générations de sujets qui seront âgés de 65 à 105 ans en 2040. L’incidence de la démence avant l’âge de 65 ans est considérée comme négligeable. Comme la littérature médicale suggère que l’hypertension artérielle et l’inactivité physique à l’âge adulte sont des facteurs de risque de démence [2], mais que l’évolution de ces facteurs après l’âge de 65 ans a peu d’impact sur ce risque, ces facteurs ont été considérés comme fixes après l’âge de 65 ans. Inversement, les hypothèses physiopathologiques et les études épidémiologiques [6] suggèrent que l’apparition du diabète après l’âge de 65 ans pourrait avoir un impact sur le risque de démence : la survenue du diabète après l’âge de 65 ans a donc été simulée. La mortalité, l’incidence de la démence et la distribution des facteurs de risque étant différentes entre les hommes et les femmes, les simulations ont été réalisées séparément pour les deux sexes. Les étapes de l’algorithme de simulation consistaient donc à générer, pour chaque individu, les facteurs de risque à l’âge de 65 ans, puis chaque année, à générer successivement l’apparition du diabète, l’incidence de la démence en fonction des facteurs de risque de l’individu, et la mortalité selon les facteurs de risque de l’individu et son statut concernant la démence. Les indicateurs étaient ensuite estimés sur la population simulée vivante en 2040. L’algorithme était ensuite réutilisé sous différents scénarios d’intervention (disparition d’un ou plusieurs facteurs de risque à partir de 2020) afin de calculer les différences induites sur tous les indicateurs du fardeau de la démence en 2040. Le calcul des intervalles de confiance des estimations tient compte de l’incertitude sur la valeur numérique des paramètres d’entrée.

L’effectif de la population française âgée de 65 ans et les projections de mortalité générale par âge, sexe et année calendaire ont été fournis par l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE). L’incidence de la démence et la surmortalité des personnes qui en sont atteintes ont été estimées à partir de la cohorte PAQUID1 de sujets âgés [7]. La prévalence et l’incidence du diabète sucré ont été estimées à partir des données du Système national des données de santé [8]. La distribution croisée des trois facteurs de risque a été estimée sur la cohorte 3C2 [9]. Les risques relatifs de démence et de décès ont été obtenus à partir des estimations récemment publiées sur de très grands échantillons [4, 10].

La Figure 1 montre qu’une disparition des trois facteurs de risque (hypertension artérielle, diabète et inactivité physique) en 2020 conduirait à une baisse significative du taux de prévalence de la démence en 2040, pour tous les âges supérieurs à 75 ans. Le Tableau I présente l’ensemble des indicateurs épidémiologiques de la démence en 2040, sous l’hypothèse d’une incidence constante de la démence et d’une distribution stable des trois facteurs de risque d’une part, et sous l’hypothèse d’une disparition des trois facteurs de risque en 2020 d’autre part. La disparition de ces trois facteurs induirait une diminution significative du fardeau sociétal de la démence selon tous les indicateurs et pour les deux sexes. On note cependant des disparités notables selon les indicateurs. Ainsi, alors que l’intervention faisant disparaître les trois facteurs de risque réduirait le taux de prévalence de la démence en 2040 d’environ un tiers chez les hommes (de 9,6 % à 6,4 %) et un quart chez les femmes (de 14,0 % à 10,4 %), la probabilité de démence vie entière pour un sujet non-dément à 65 ans diminuerait seulement de 14,3 % (passant de 53,5 % à 45,8 %) chez les hommes et de 7,5 % chez les femmes (passant de 69,7 % à 64,5 %). L’impact de l’intervention sur la probabilité de démence vie entière est moindre en raison de l’augmentation de l’espérance de vie globale (+ 2,7 ans chez les hommes et + 1,8 ans chez les femmes), puisque les trois facteurs de risque ciblés sont également associés à la mortalité. Les diminutions combinées de la mortalité et de l’incidence de la démence consécutives à l’intervention, entraînerait un gain de 3,4 années d’espérance de vie sans démence pour les hommes de 65 ans et de 2,6 années pour les femmes de cet âge. Pour l’année 2040, l’âge moyen au début de la démence passerait de 82,4 ans sans intervention à 84,7 ans avec l’intervention chez les hommes, et de 84,8 à 86,7 ans chez les femmes. Globalement, l’intervention aurait un impact sur le fardeau de la démence plus important chez les hommes que chez les femmes car les facteurs de risque cardiovasculaire considérés sont plus fréquents chez les hommes (actuellement 76 % des hommes et 60 % des femmes ont au moins un de ces trois facteurs de risque).

thumbnail Figure 1.

Taux de prévalence de la démence par âge et sexe en 2040 sous l’hypothèse d’une incidence constante de la démence et d’une distribution stable des trois facteurs de risque (ligne en violet), et sous l’hypothèse alternative d’une disparition des trois facteurs de risque en 2020 (ligne en vert).

Tableau I.

Estimations des indicateurs du fardeau sociétal de la démence en France en 2040 pour le scénario sans intervention sur la distribution des facteurs de risque (incidence de la démence et prévalence des facteurs de risque stables), et pour un scénario alternatif avec disparition de l’hypertension artérielle, du diabète et de l’inactivité physique en 2020. IC95 % : intervalle de confiance à 95 %. * : pour un sujet âgé de 65 ans sans démence. § : en années, pour un sujet âgé de 65 ans sans démence.

Nous avons également évalué des scénarios d’intervention ciblant un seul des trois facteurs de risque. Sous l’hypothèse d’une disparition de l’hypertension artérielle, le taux de prévalence de la démence en 2040 diminuerait de 21,4 % chez les hommes et de 15,6 % seulement chez les femmes, en raison de la prévalence plus faible de l’hypertension artérielle dans la population féminine. Cela serait associé, respectivement, à une diminution de 10 % et de 4,3 % de la probabilité vie entière de démence chez les hommes et chez les femmes. Les interventions ciblant uniquement le diabète ou l’inactivité physique auraient moins d’impact sur le fardeau de la démence. La disparition du diabète réduirait les taux de prévalence de la démence de 6,2 % chez les hommes et de 4,2 % chez les femmes, mais la probabilité de démence vie entière et le temps passé avec une démence seraient quasi inchangés en raison de l’augmentation de l’espérance de vie globale. En effet, le diabète est plus fortement associé au risque de décès qu’au risque de démence. La disparition de l’inactivité physique réduirait d’environ 7 % les taux de prévalence de la démence dans les populations masculine et féminine.

Les scénarios d’intervention évalués supposent tous une disparition totale du ou des facteurs de risque ciblés car l’objectif était d’estimer la réduction maximale du fardeau de la démence que l’on pourrait espérer si l’intervention était totalement efficace, et de mettre en évidence la contribution de chaque facteur. Des scénarios intermédiaires pourraient être évalués avec la même méthode.

Comme toutes les études de projection évaluant l’impact d’une diminution de la prévalence des facteurs de risque, celle-ci repose sur l’hypothèse, encore débattue, d’un effet causal de l’hypertension artérielle, du diabète et de l’inactivité physique sur la démence. Cependant, nous avons sélectionné ces trois facteurs car il existe des preuves convaincantes de leur forte association avec la démence, fondées sur les résultats d’études épidémiologiques longitudinales3.

En conclusion, cette étude montre que les interventions visant à réduire la prévalence de facteurs de risque modifiables pourraient constituer un moyen efficace de lutte contre la démence. Comme de telles interventions augmenteraient également l’espérance de vie globale et, par conséquent, la taille de la population la plus âgée, pour laquelle le risque de démence est le plus grand, l’impact sur les différents indicateurs du fardeau sociétal de la démence dépend fortement de l’effet relatif des facteurs ciblés sur l’incidence de la démence, d’une part, et sur la mortalité, d’autre part.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.


1

L’enquête de cohorte PAQUID (personnes âgées, QUID) est un programme de recherche épidémiologique développé à la fin des années 1980 afin d’étudier le vieillissement cérébral normal et pathologique, ainsi que l’évolution des capacités fonctionnelles de 3 777 sujets âgés de plus de 65 ans, vivant à leur domicile et tirées au sort sur les listes électorales de 75 communes de Gironde et de Dordogne.

2

La cohorte 3C (« trois cités ») est composée de 9 294 hommes et femmes de plus de 65 ans recrutés dans la population générale de trois villes (Bordeaux, Dijon et Montpellier).

3

Une étude longitudinale est une étude résultant du suivi d’une population dans le temps. Lorsque les facteurs de risque sont collectés à l’inclusion, ce type d’étude assure que la mesure des facteurs de risque est antérieure à la survenue de la démence, critère nécessaire (mais non suffisant) pour établir une relation causale.

Références

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Liste des tableaux

Tableau I.

Estimations des indicateurs du fardeau sociétal de la démence en France en 2040 pour le scénario sans intervention sur la distribution des facteurs de risque (incidence de la démence et prévalence des facteurs de risque stables), et pour un scénario alternatif avec disparition de l’hypertension artérielle, du diabète et de l’inactivité physique en 2020. IC95 % : intervalle de confiance à 95 %. * : pour un sujet âgé de 65 ans sans démence. § : en années, pour un sujet âgé de 65 ans sans démence.

Liste des figures

thumbnail Figure 1.

Taux de prévalence de la démence par âge et sexe en 2040 sous l’hypothèse d’une incidence constante de la démence et d’une distribution stable des trois facteurs de risque (ligne en violet), et sous l’hypothèse alternative d’une disparition des trois facteurs de risque en 2020 (ligne en vert).

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