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Med Sci (Paris)
Volume 40, Number 5, Mai 2024
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Page(s) | 395 - 396 | |
Section | Editorial | |
DOI | https://doi.org/10.1051/medsci/2024059 | |
Published online | 31 May 2024 |
Soins de santé, des dépenses pas comme les autres
Healthcare, expenses unlike any other
Centre d’épidémiologie et santé des populations, Équipe Soins primaires et prévention, Inserm UMR1018, UPS, UVSQ. P. Descartes, Villejuif, France
À la fin de l’automne dernier, dans le cadre des discussions autour d’une loi portant sur l’immigration, l’aide médicale d’état (AME)1 était, une fois de plus, sérieusement remise en cause. Puis, en ce début d’année 2024, il a été question de la redéfinition du périmètre de la prise en charge des affections de longue durée (ALD). Et ces jours-ci, les franchises médicales sont doublées. Au-delà du jargon et des acronymes peu explicites, quel sens donner à ces réformes et quels sont les enjeux pour le système de santé, pour les patients et les usagers ? Quels éclairages peuvent apporter les économistes de la santé ?
Commençons par tenter d’analyser le pourquoi de tant de réformes qui prennent le plus souvent la forme de « pansements » plus ou moins coûteux… Dans les faits, les dépenses de santé ne cessent de progresser à un rythme rapide par rapport à celui de la croissance, c’est-à-dire par rapport à l’évolution du produit intérieur brut (PIB). En 2022, la France et l’Allemagne sont les pays d’Europe qui consacrent les parts les plus élevées de leur PIB à la santé, respectivement 12 % et 12,6 % [1]. Cette part de la richesse dédiée à la santé augmente depuis des décennies, passant de 7 % du PIB au début des années 1970 à près de 11 % en 2019. La crise sanitaire de la Covid-19 (coranavirus disease 2019) s’est traduite par un 1 % de PIB supplémentaire dédié à la santé, du fait de la baisse inédite du PIB (– 7,5 % en 2020) et de la hausse des dépenses totales de santé en 2020 (+3,4 % par rapport à 2019). L’économiste de la santé n’est pas surpris par cette hausse constante car la santé est connue pour être un bien dit « supérieur », c’est-à-dire un bien pour lequel la demande augmente plus rapidement que la richesse. Cette spécificité se retrouve tant au niveau microéconomique qu’au niveau macroéconomique, notamment parce que ces dépenses peuvent souvent être considérées comme un investissement dans le capital santé des personnes et celui de la population. Alors, quel est le problème ?
Ces statistiques sont malgré tout assez peu explicites. Concrètement, en 2022, la dépense courante de santé, au sens international, s’élève en France à près de 314 milliards d’euros. En ne considérant « que » les dépenses directement liées aux malades, la dépense en soins et biens médicaux a atteint 236 milliards d’euros, ce qui correspond à une dépense annuelle moyenne de 3 475 euros par habitant. Près des quatre cinquièmes de ces dépenses sont financés par la solidarité nationale, soit près de 190 milliards d’euros. Un défi pour les pouvoirs publics face aux enjeux de financement des soins et à la complexité des arbitrages ! Il est ainsi à la fois légitime et essentiel de s’interroger sur la pertinence de ces dépenses et sur l’allocation des ressources qui leur sont associées. Dans un contexte de tensions budgétaires fortes, qui n’est pas nouveau, que penser des réformes proposées récemment ? S’agit-il de réformes purement budgétaires ou d’incitations financières visant à améliorer le système de santé ? Pour l’économiste, l’incitation, financière ou non, constitue un outil fondamental pour influencer les comportements des acteurs économiques, afin d’atteindre une situation globale jugée collectivement préférable. L’incitation financière peut être positive (par exemple, une exonération) ou négative (une taxe, par exemple) pour agir sur les arbitrages des acteurs, tels que les patients, les professionnels de santé, etc.
Prenons l’exemple de l’AME. Ce dispositif, créé en 2000, comme la couverture maladie universelle, permet l’accès aux soins médicaux aux personnes ne bénéficiant pas de l’assurance maladie et résidant de manière stable en France. Cette aide concerne donc principalement les personnes étrangères en situation irrégulière présentes sur le territoire français depuis plus de trois mois. L’AME leur garantit l’accès aux consultations médicales, aux soins hospitaliers, aux médicaments prescrits, ainsi qu’à certaines prestations médicales spécifiques. Financé par l’État, le coût de l’AME a été évalué par la direction de la Sécurité sociale à 968 millions d’euros en 2022, soit à peine plus de 0,4 % de la dépense en soins et biens médicaux. Notons qu’« il existe en sus de l’AME au moins dix autres dispositifs concourant à cette offre de soins dispensés aux étrangers en situation irrégulière, dont le coût s’élève, au minimum, à 1,7 milliard d’euros en 2022 » [2]. Ainsi, le coût de l’AME ne représente qu’à peine plus de la moitié de ce coût. Pourtant, à maintes reprises, le dispositif a été jugé trop coûteux et trop attractif pour des populations candidates à la migration. D’où l’idée récurrente d’en contraindre l’accès ou de restreindre le panier de soins accessibles. Pourtant, au-delà des considérations éthiques et humanitaires et de la nécessité de contrôler la fraude comme pour tout dispositif similaire, les économistes n’ont pas attendu la Covid-19 pour mettre en évidence les impacts positifs d’une politique consistant à prendre en charge, à dépister et à soigner, les personnes étrangères malades présentes sur le territoire. Ces impacts sont d’ordre économique, et en prévenant de nombreux passages dans les services d’urgences, ou de santé publique, en prévenant la propagation des maladies infectieuses. Dès la fin des années 1990, les travaux montraient, par exemple dans le cas du virus de l’immunodéficience humaine (VIH), qu’un dépistage et une prise en charge rapide contribuait favorablement à la prévention de sa propagation.
Le dispositif spécifique des ALD, instauré dès la création de la Sécurité sociale en 1945 sous l’intitulé « assurance de longue maladie », a vocation à « assurer la solidarité de la collectivité à l’égard des personnes atteintes de pathologies sévères » [3]. Ainsi, les patients bénéficient d’une prise en charge à 100 % pour les soins en rapport avec leur ALD, dans la limite des plafonds de remboursement, laissant à leur charge les franchises médicales et les dépassements d’honoraires. Avec le vieillissement de la population et la chronicisation des maladies, le nombre de bénéficiaires du dispositif d’ALD augmente depuis de nombreuses années, de sorte qu’en 2022, près d’une personne sur cinq souffre d’au moins une ALD (18 %). Sachant que la dépense annuelle moyenne d’un assuré ayant au moins une ALD est de 8 900 euros, soit près de sept fois celle des autres assurés2, il n’est donc pas surprenant que ces 18 % d’assurés concentrent près de 60 % des dépenses présentées au remboursement [4]. Du fait de la meilleure prise en charge de leurs dépenses remboursables par la sécurité sociale (91 % en moyenne, contre 67 % pour le reste des assurés), il est facile de comprendre les enjeux d’une redéfinition du périmètre des ALD. Pourtant, il n’est pas évident qu’une telle remise à plat aille dans le sens attendu. En effet, si le poids des maladies chroniques augmente fortement dans les dépenses, le champ semble bien plus large que celui des ALD : « les pathologies et traitements chroniques représentent […] près de 104 milliards d’euros et concernent 35 % de la population » [5], soit de nombreux patients ayant des besoins importants de soins sans pourtant être éligibles au dispositif de l’ALD. L’issue d’une redéfinition des ALD pourrait bien être incertaine, car en sus de désorganiser l’offre de soins pour des millions d’assurés, elle pourrait mettre en lumière ses insuffisances pour les assurés en ALD, mais surtout pour ceux qui, bien que non éligibles, sont atteints de maladies chroniques ou multiples.
Prenons enfin l’exemple des franchises médicales. En ce début d’année, le gouvernement a acté le doublement des franchises médicales qui, depuis 2008, s’appliquent sur les boîtes de médicaments et les actes médicaux et paramédicaux, et sont non remboursables par les assurances complémentaires. Début avril 2024, la franchise sera donc de 1 euro pour une boîte de médicament, de 4 euros pour un transport sanitaire, et d’ici à quelques semaines, les franchises sur les consultations de médecins passeront à 2 euros, avec des plafonds de restes à charge cumulés sur l’année stables, à 50 euros. En théorie de l’assurance, la franchise est un outil naturel pour pallier le problème d’aléa moral ex-post, qui peut se traduire par une surconsommation de soins3. Un contrat qui laisse une part des dépenses à la charge de l’assuré permet de le « responsabiliser », tant sur sa capacité à éviter la survenue de la maladie (aléa moral ex-ante) que sur le coût une fois celle-ci avérée (aléa moral ex-post) [6] (→).
(→) Voir le Repères de C. Franc et I. Jelovac, m/s n° 3, mars 2018, page 261
En réalité, les montants des franchises dont il est question ici sont assez faibles et pourraient finalement ne pas changer les comportements de consommation et de recours aux soins, sauf peut-être, pour les populations les plus fragiles ou les plus malades. Deux autres arguments font douter d’un réel caractère incitatif de la mesure : le prélèvement de la franchise peut intervenir après plusieurs mois, à l’occasion d’un autre remboursement, et est alors déconnecté de la consommation. Enfin, ces consommations de soins sont le plus souvent prescrites par un professionnel de santé. Comment et pourquoi responsabiliser un patient qui est loin d’être seul décisionnaire de son traitement ?
Toutes ces mesures, ces projets de réformes et ces allers-retours montrent combien il est difficile pour le décideur public de trouver le bon curseur entre responsabilisation financière et accessibilité aux soins d’une part, et soutenabilité des équilibres budgétaires d’autre part. Alors que les réformes proposées et adoptées traduisent le plus souvent des urgences budgétaires, elles sont généralement présentées comme des mesures visant à améliorer la performance et ou l’équité du système. Mais personne n’est dupe et ces discours autant que certaines réformes fragilisent la cohérence et la lisibilité d’ensemble.
Pourtant les enjeux sont énormes, en termes économiques bien sûr, en termes de lisibilité et de compréhension par les assurés, par les patients et par les professionnels de santé, mais aussi en termes de soutenabilité. De l’avis de tous, économistes compris, le système de santé requiert des réformes de fond. Elles devront toutefois préserver ses qualités redistributives, car au-delà de ses fragilités et de son coût, le système de santé constitue un des outils les plus puissants de la redistribution en France.
Liens d’intérêts
L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
L’AME est un dispositif permettant aux étrangers en situation irrégulière et résidant de manière stable sur le territoire (durée minimale de résidence fixée à 3 mois depuis 2019) de bénéficier d’une prise en charge à 100 % des soins médicaux et hospitaliers dans la limite des tarifs de la Sécurité sociale.
Références
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- La prise en charge des affections de longue durée : une dynamique non maîtrisée, une gestion médicalisée de la dépense à mettre en œuvre. Rapport de la Sécurité sociale. Cour des Comptes, Sept 2026. https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/EzPublish/20160920-rapport-securite-sociale-2016-prise-en-charge-affections-longue-duree.pdf [Google Scholar]
- Adjerad R, Courtejoie N. Des restes à charge après assurance maladie obligatoire comparables entre patients âgés avec et sans affection de longue durée, malgré des dépenses de santé 3 fois supérieures. Études et résultats n° 1180, Drees. janv 2021. https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2021-02/er_1180.pdf [Google Scholar]
- Améliorer la qualité du système de santé et maîtriser les dépenses. Propositions de l’Assurance maladie pour 2024. Juillet 2023. https://www.assurance-maladie.ameli.fr/sites/default/files/2023-07_rapport-propositions-pour-2024_assurance-maladie.pdf [Google Scholar]
- Franc C, Jelovac I. Des « Nobels » de sciences économiques au service des systèmes de santé. Med Sci (Paris) 2018 ; 34 : 261–6. [CrossRef] [EDP Sciences] [PubMed] [Google Scholar]
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