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Editorial
Issue
Med Sci (Paris)
Volume 39, Number 2, Février 2023
Page(s) 99 - 100
Section Editorial
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/2023023
Published online 17 February 2023

Dans une interview récente, Didier Sicard, professeur de médecine et ancien Président du comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé déclare avoir « plus appris pour soigner des livres, du cinéma ou de la peinture que de la médecine » [1]. L’acquisition de connaissances hautement spécialisées en anatomie, en physiologie, en biologie cellulaire, en biophysique, en biostatistiques et probabilités ne prépare pas nécessairement les futurs praticiens et soignants à affronter maladies, crises sanitaires, souffrance et mort. Elle ne les prépare pas non plus à répondre aux demandes inédites de personnes qui souhaitent procréer à des âges de plus en plus avancés, changer de sexe ou qui réclament le droit de mourir en adoucissant les douleurs de la fin de vie.

Depuis une trentaine d’années cependant, les études de médecine ont intégré un module spécifique, l’unité d’enseignement 7 (UE7), consacrée aux « sciences humaines et sociales » et à la « santé publique » [2]. Le contenu et les modalités d’évaluation de ce module de quelques dizaines d’heures varient considérablement selon les facultés de médecine. Certains proposent un panorama de l’histoire des sciences médicales depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui, d’autres se concentrent sur l’éthique médicale, le droit de la santé, l’organisation sociale et économique des soins. Une réflexion plus générale sur la définition de la santé, les différents sens que l’on peut conférer à la maladie ou encore le sens existentiel de la souffrance et le rapport du soin à la vulnérabilité humaine peuvent aussi faire partie de cet enseignement. Depuis quelques années, des filières avec une option « accès santé » permettent par ailleurs à des étudiants de lettres, de sociologie, de philosophie ou d’autres disciplines relevant des « humanités » de poursuivre leurs études pour devenir médecins ou embrasser d’autres professions en lien avec la santé (licence L.AS1). Enfin, des formations en « humanités médicales » ou « humanités biomédicales » ont été créées et permettent à des étudiants médecins, biologistes, littéraires, anthropologues, psychologues, philosophes, de se familiariser avec des approches interdisciplinaires en santé. Certaines sont rattachées à des départements en sciences de la santé, mais elles font souvent partie de l’offre de formation de départements de philosophie.

Que viennent donc faire les sciences humaines et sociales dans le programme d’étude des soignants ? Et en quoi les questions liées au savoir biomédical et à la pratique clinique peuvent-elles concerner les disciplines généralement classées dans ce domaine, depuis les lettres classiques jusqu’à la philosophie, en passant par la sociologie, l’anthropologie, l’histoire, l’histoire de l’art, les sciences de l’information et de la communication, la psychologie, l’économie ou le droit ? Depuis quelques dizaines d’années une expression est apparue, en provenance des États-Unis et du Royaume-Uni : celle de « medical humanities » ou de « health humanities ». Cette expression a rencontré un grand succès même si son usage s’accompagne d’un certain flou et d’ambivalences [3]. Sa simple prononciation suffirait à apporter les gages d’une préoccupation pour « l’humain » dont l’évolution de la biomédecine contemporaine fondée sur les preuves nous éloignerait de manière inexorable. Le recours à des techniques de plus en plus sophistiquées de visualisation du corps et des maladies, le tournant numérique de la santé avec le recours aux données de santé, l’introduction de l’intelligence artificielle dans les pratiques de recherche de diagnostic ou de soin, toutes ces évolutions associées à une forme de « progrès » en médecine tendent dans le même temps à éloigner de plus en plus les acteurs de la recherche et du soin de ceux qui en sont les principaux bénéficiaires : des hommes et des femmes en chair et en os qui naissent, vivent, tombent malades, guérissent et qui finissent par mourir.

Pourquoi donc parler d’« humanités en santé » ? Écartons immédiatement un premier quiproquo possible : celui qui consiste à croire que le recours à la littérature, aux arts, à la musique, à la philosophie permettrait d’« humaniser » la biologie, la médecine, plus généralement les pratiques de soin ou de renouer avec une forme d’ « humanisme médical » dont nous nous serions malencontreusement écartés. On peut d’abord souligner l’usage ambivalent du terme « humanisme », appliqué à la médecine contemporaine, tout comme la diversité des approches et des méthodes proposées pour pratiquer cet « humanisme », avec la médecine narrative, la phénoménologie, la philosophie du soin, la médecine personnalisée ou encore les approches holistiques de la santé et les médecines dites alternatives [4]. On peut ensuite rappeler, avec l’historien et philosophe des sciences Georges Canguilhem, les dangers d’une tendance à vouloir dicter aux biologistes ou aux médecins leur conduite en cherchant à orienter leurs décisions [5]. Plus modestement, introduire « les humanités en santé » consiste à rappeler l’importance des disciplines dites « littéraires » dans la formation des médecins, ce que l’on appelait encore au XIXe siècle, « faire ses humanités » [6]. La santé est sans aucun doute une affaire de trop d’importance pour pouvoir être considérée comme l’apanage d’une profession, que ce soit celle des médecins, celle des hommes d’Église ou celle des hommes politiques qui s’autoproclament parfois épidémiologistes.

Mais si ni l’historien, ni le juriste, ni le philosophe ou spécialiste d’éthique ne sont là pour donner aux chercheurs ou aux soignants des réponses aux questions qu’ils rencontrent, quelle peut être leur fonction ? Inversement, si l’on comprend pourquoi l’observation d’un service hospitalier, d’un laboratoire de recherche, d’une crise sanitaire, de l’organisation d’un système de soins, peuvent concerner des disciplines comme la sociologie, l’anthropologie, l’économie ou le droit, en raison du lien étroit entre recherche, organisation de la vie humaine et évolution des institutions qui caractérise ces disciplines, l’apport de ce type d’approche empirique pour des disciplines spéculatives comme la philosophie apparaît beaucoup moins évidente.

Pourtant, depuis plusieurs années, les recherches reliées à des études dites de « terrain » prennent de plus en plus d’importance dans le champ des sciences humaines et sociales [6]. Elles permettent d’étudier des formes de savoirs incarnées, de développer des connaissances que l’on peut qualifier de « situées », c’est-à-dire reliées à des formes de vie, aux expériences singulières et originales que nous faisons dans des circonstances qui varient selon les époques, les pays dans lesquels nous vivons, les conditions économiques et sociales de notre existence, ou encore selon notre sexe. Or pour tout ce qui concerne notre rapport à la santé, aux maladies, à la vie et à la mort, nous savons bien que nous sommes loin de connaître les mêmes situations, que des cas particuliers font surgir des dilemmes éthiques qui ne disparaissent pas simplement en faisant intervenir les principes de l’éthique biomédicale. Introduire les humanités en santé, c’est montrer que toutes les questions relatives à notre corps, à notre vie et à notre mort ne se ramènent pas seulement à des problèmes d’éthique médicale, c’est souligner le fait que ces questions ont une histoire et s’inscrivent dans un temps long au cours duquel médecins, philosophes, écrivains, théologiens ont réfléchi et dialogué. C’est aussi plaider pour une approche interdisciplinaire des questions de santé en montrant comment le croisement de ces approches contribue à l’acquisition d’une culture qui peut être partagée par les soignants, les chercheurs en sciences biomédicales, les spécialistes de lettres et de sciences humaines et sociales. Dans son « plaidoyer pour les humanités médicales », le médecin psychiatre et théoricien littéraire suisse Jean Starobinski (1920-2019), soulignait la dimension critique de ce dialogue entre lettres et médecine tout en mettant en avant l’objectif poursuivi : celui d’une mise en lumière de la valeur propre de la démarche scientifique, capable de tenir compte de la part de croyances, d’opinions, de défiance aussi, qui se mêle à notre désir de connaître, de comprendre, de soigner et d’être guéris. Les deux rubriques introduites dans médecine/sciences depuis septembre 2022 se situent dans la droite ligne de ce dialogue entre humanités, biologie et médecine. La première rubrique – « les humanités en santé » – vise à faire état du développement important de recherches de terrain menées par des chercheurs en sciences humaines et sociales « embarqués » dans des laboratoires ou dans des services hospitaliers, soucieux d’utiliser ce travail d’observation afin de faire évoluer leur réflexion et de mettre la conceptualité à l’épreuve de la pratique. La seconde – « récits de cas » – s’inscrit dans la tradition (ancienne en théologie et en droit) de l’observation de cas, qu’il s’agisse de situations personnelles, d’histoires singulières (passées ou présentes), de techniques particulières, la « mise en récit » du cas pouvant mobiliser les ressources du discours historique, littéraire, de la représentation esthétique ou encore les outils de l’éthique clinique. Souhaitons que l’introduction de ces deux rubriques au sein d’une revue consacrée à la médecine et aux sciences de la vie contribue à faire des « humanités médicales » autre chose qu’un « buzzword » et de l’interdisciplinarité bien plus qu’une injonction pieuse.

Liens d’intérêt

L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.


1

Une licence généraliste avec une option « Accès Santé ».

Références

  1. Sicard D. Interview : le médecin Didier Sicard. Télérama n° 3811, 28 janvier-3 février 2023 : 3–8. [Google Scholar]
  2. Gaillard M, Lechopier N. Relever le défi d’introduire aux sciences humaines et sociales en première année commune des études de santé. Mise en perspective de quelques pratiques pédagogiques, Pédagogie médicale 2015 ; 16 : 23–34. [CrossRef] [EDP Sciences] [Google Scholar]
  3. Lefève C, Thoreau F, Zimmer A. Situer les humanités médicales. In: Les humanités médicales, l’engagement des sciences humaines et sociales en médecine. Paris : Doin, 2020 : 3. [Google Scholar]
  4. Ferry J, Giroux E. La médecine et ses humanismes, avant-propos. Archives de philosophie 2020/4, tome 83 : 5–12. [CrossRef] [Google Scholar]
  5. Canguilhem G. Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966 (1943) et Canguilhem G. « Antiquité et actualité de l’éthique médicale », Conférence prononcée devant l’ordre national des chirurgiens-dentistes, Bulletin officiel du conseil national, 4e trimestre, 1984. In: Œuvres complètes, t. V, 1013–1022. [Google Scholar]
  6. Fleury C, Berthelier B, Nasr N. Enseigner l’éthique et les humanités dans les facultés de médecine française : états des lieux et perspectives. Chaire humanités et santé, Chaire de philosophie à l’hôpital, 2019 : 7. [Google Scholar]
  7. Dekeuwer C. Introduction. Qu’est-ce que la philosophie de terrain ? In: Dekeuwer C et Henry J, eds. Éthique, politique, religions, vol. 2019–2, no 15, Classiques Garnier, 2019 : 9–15. [Google Scholar]
  8. Starobinski J. Plaidoyer pour les humanités médicales. In: Littérature et médecine ou les pouvoirs du récit. Paris : Éditions Gérard Danou, 2000 : 1–2. [Google Scholar]

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