Genre
Open Access
Issue
Med Sci (Paris)
Volume 39, Number 2, Février 2023
Genre
Page(s) 151 - 156
Section M/S Revues
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/2023013
Published online 17 February 2023

Vignette (© ParaDox).

Nous avons conduit en Polynésie (au sens régional), mais aussi dans les îles occidentales de l’archipel des Samoa1, des enquêtes générales sur l’organisation sociale et politique de ces sociétés [1], sans privilégier nécessairement la question « transgenre ». Cependant, la vie partagée avec plusieurs familles nous a permis d’étudier ce domaine particulier [2, 3]. Les interprétations plus générales que nous en proposons dans le texte s’appuient également sur les données disponibles sur Samoa et celles que l’on trouve dans les travaux réalisés en Polynésie occidentale (particulièrement Tonga [4]) et orientale (en particulier la Polynésie Française [5], que l’on nommera pour simplifier « Tahiti »), mais aussi à Wallis-et-Futuna, avec des données provenant de leur communauté immigrée à Nouméa [6-9]. Quel éclairage comparatif l’anthropologie sociale, qui bénéficie d’enquêtes « de terrain » en Polynésie, peut-elle apporter en la matière ? Cet article vise à dégager quelques éléments forts de réponse à la question de la transidentité dans ces régions du monde et à les mettre en perspective.

La dysphorie de genre est généralement définie comme la souffrance caractéristique résultant, chez un individu, souvent jeune, du sentiment impérieux d’une « non-conformité de genre » ou « incongruence de genre » [3].

Quelles sont les différences majeures qui apparaissent entre le ressenti du monde occidental (euro-américain) ou même « global » dans le contexte des grands centres urbains et celui du monde polynésien, touchant la vision portée par les personnes concernées d’une part, et par la société locale d’autre part, sur les personnes qui, exprimant ou pas cette souffrance, donnent à voir, aux yeux des autres, leur conviction de non-conformité ?

La différence majeure sans doute est l’absence générale (chez les polynésiens de tous âges et tous sexes) de la moindre idée de « maladie » physique ou mentale et, par conséquent, de toute idée qu’un accompagnement thérapeutique par n’importe quelle médecine serait nécessaire ou même simplement utile. Cela reste vrai pour les insulaires suffisamment exposés au monde extérieur et qui, évidemment, peuvent s’interroger sur les traitements hormonaux, voire, le cas échéant, d’y recourir, ou même, en allant à l’étranger, de s’engager vers la transformation chirurgicale lorsqu’ils découvrent qu’une transition physique est possible. Certains la souhaitent mais il n’y a, ni chez eux ni dans leur famille, la moindre idée de maladie. En Occident, au contraire, on commence à peine à remettre en question la vision « pathologique » qui était dominante [10] (), et le progrès du traitement hormonal peut enfin être proposé et non imposé, l’intention étant désormais de mieux répondre à la souffrance d’une personne précise, et non de ramener de force toute « déviation » du côté de la « norme » [11].

(→) Voir le Forum de A. Bernier et A. Leplège, m/s n° 6-7, juin-juillet 2018, page 595

Un point de vocabulaire

Nous parlerons des hommes-féminins et des filles-masculines pour désigner, respectivement, un né-garçon et une née-fille revendiquant cette non conformité ; la catégorie de sexe assignée à la naissance par la famille et la société étant abrégée en né-garçon et née-fille. Les termes polynésiens (du discours social dominant, et pas nécessairement acceptés par les intéressé(e)s), sont, à Samoa, faafafine et faafatama (littéralement « comme une femme » et « comme un homme »), le terme de faafatama étant une création récente (de façon générale, les termes pour le côté féminin sont en nombre limité). À Tonga, le même mot (aux variations linguistiques près) est rencontré pour les hommes-féminins, mais on retrouve également le terme de leiti issu de l’anglais lady. À Tahiti, un terme est mahu (noté « Mahoo » par les premiers visiteurs au xviii e siècle), sur une base connotant l’indolence. Il n’existe pas de terme ancien pour les femmes, mais diverses expressions, dont l’ancienneté est sujette à discussion, sont utilisées aujourd’hui [12]). On trouve également le terme raerae (plus courant en contexte urbain), apparu à Papeete dans les années 1950, qui est employé seul pour un né-garçon, et accompagné du mot vahine (« femme ») pour une femme2.

« Cela a existé chez nous de tous temps »

Si, évidemment, tous n’ont pas la possibilité de lire les récits anciens, chacun a pu entendre dire que l’existence des hommes-féminins est attestée dès les premiers contacts des visiteurs européens. Il se trouve que tous les premiers visiteurs européens qui ont passé un peu de temps en Polynésie (James Cook3 à Hawai’i [le nom polynésien de Hawaï] dans le dernier tiers du xviii e siècle, William Bligh4 à Tahiti en 1780, ou les premiers missionnaires au tout début du xix e siècle) ont remarqué à plusieurs reprises « des hommes très efféminés », plutôt jeunes, qui semblaient attachés à la cour des grands « chefs ». À partir de William Bligh, mais plus encore des premiers missionnaires, ils ont pu comprendre (grâce à des listes bilingues de mots qui commençaient à exister par compilation des voyages successifs) que ces « hommes très efféminés » étaient appelés « Mahoo » (du moins à Tahiti) et que, « ô horreur », il s’agissait « [de] garçons qu’ils gardent pour servir à des fins abominables », comme le note un anglais de passage en 1791 [13]. Les mêmes mots se retrouvent sous la plume de tous les missionnaires. William Bligh raconte : « Ces gens, me dit Tynah [chef local], sont choisis à l’âge d’être garçon et sont placés avec les femmes dans le seul but d’une intimité charnelle avec les hommes [solely for the caresses of the men]. À ce moment, le jeune homme [le Mahoo] ôta le vêtement qu’il portait, pour me montrer ses parties. Il avait l’apparence d’une femme, car son pénis et ses testicules étaient tirés par en-dessous, selon une technique répondant à leur coutume ; ceux qui ont des relations avec lui trouvent à satisfaire leur désir bestial entre ses cuisses […] » [13].

Dans les observations de plus longue durée (comme chez Morrison, un marin qui resta plus d’un an, entre 1789 et 1791, et apprit en partie la langue), quelques informations sur le rôle social apparaissent : « En plus des diverses classes et groupes sociaux déjà présentés, ils [les Tahitiens] ont un groupe d’hommes appelés Mahoo. Par certains côtés, ils sont comme les eunuques de l’Inde, mais ils ne sont pas castrés. Ils ne forment jamais de couple avec une femme, mais vivent tels qu’ils sont. Ils s’épilent les poils de la barbe et s’habillent comme les femmes, dansent et chantent avec les femmes et ont une voix aussi efféminée [effeminate] qu’elles. Le plus souvent, ils excellent dans le travail manuel qui consiste à fabriquer et peindre le tissu d’écorce, à faire des nattes et tous les autres travaux des femmes. Leur amitié est ainsi recherchée, et l’on dit, mais je ne l’ai jamais vu moi-même, qu’ils ont des rapports [converse] avec des hommes selon la même intimité que celle pratiquée par les femmes » [3].

La conviction, unanimement partagée aujourd’hui, que tout cela faisait partie d’une certaine pratique sociale ancestrale, permet à chacun d’affirmer que l’existence de ces personnes, puisqu’elle est sans doute aussi ancienne que l’existence même de la société, n’a pas à être expliquée, ni combattue. On peut même voir à Hawai’i, par exemple, comment certains intellectuels contemporains y voient une sorte de trésor culturel qu’il faut respecter [3]. D’où aussi la surinterprétation fautive de visiteurs, journalistes ou universitaires, récents, qui cherchent à comprendre comment et pourquoi l’existence de ces personnes serait une grande caractéristique des sociétés « polynésiennes ». Mais rien n’a été trouvé, et pour cause. On a été induit en erreur par le fait que ces personnes ont été rencontrées dès les premières visites, et que ces récits anciens ont été valorisés localement. En Europe, après Louis-Antoine de Bougainville5, tout récit qui semblait toucher à la sexualité en Polynésie assurait une vente record à son éditeur.

À partir des années 1960, les personnes trans ont été très visibles dans ce nouvel environnement qu’étaient les villes des pays polynésiens, sur la scène de certains spectacles pour touristes, ou sur le trottoir de la prostitution dans les centres-villes. La vie en ville était un phénomène nouveau ; elle permettait aux jeunes d’échapper à la vie au village, où chacun subit le regard de tous. Mais, ayant quitté les plantations, il fallait se nourrir : certains ouvrirent des boutiques de couture qui eurent leur heure de gloire, d’autres, ou les mêmes, le soir, aguichèrent les premiers touristes masculins, et tous organisèrent des spectacles pour les croisiéristes, une activité rapidement rentable.

Les récits des anciens navigateurs, répétés, re-publiés, traduits, ne citent cependant jamais de femmes-masculines. D’où l’idée, répandue chez les Polynésiens contemporains, que la revendication féminine d’une non-conformité de genre doit être, tout au contraire du cas masculin, un phénomène récent et donc la conséquence malheureuse de l’influence occidentale. En feignant de ne pas entendre la souffrance engendrée par la dysphorie, en restreignant ô combien abusivement la voix des femmes-masculines à un désir homosexuel (le mot « lesbienne » est entré dans la langue samoane en translittération « lisipia »), on (le discours dominant, en fait massivement masculin) en fait une « anomalie », sinon une maladie. Selon cette interprétation, on a déduit que l’existence des femmes-masculines étaient directement liée au comportement des femmes, car, dit ce discours, elles manquent de contrôler leurs pulsions sexuelles et, puisque l’on est (surtout en Polynésie occidentale) dans des sociétés où la sexualité féminine pré-maritale était interdite ou très contrôlée (par les hommes), elles se « rabattent » sur l’homosexualité (« quelle honte ! », dit-on). En outre, alors que la littérature occidentale a écrit de nombreuses pages, au contenu inventé, sur l’« usage fonctionnel » des hommes efféminés dans la famille polynésienne (ils seraient bienvenus quand « il n’y avait pas assez de filles » pour les travaux féminins6), aucun « usage fonctionnel » n’a été trouvé pour les femmes-masculines. Ceci a donc renforcé l’idée qu’il s’agit là d’une anomalie et/ou d’une importation de la « culture occidentale ».

Pourquoi les récits anciens sont-ils muets sur les femmes-masculines ? Pour une raison simple. Les visiteurs anciens ont fréquenté, évidemment, la cour des chefs qui entretenaient des hommes efféminés, sans se rendre compte qu’il existait, très certainement, au sein de diverses familles, avec la même proportion que dans n’importe quelle société humaine, et des garçons et des filles qui, hors de la compagnie des « grands chefs », affrontaient, chacun pour leur compte, leur dysphorie ; mais on n’entendit jamais parler de ces filles ou femmes dans les premiers récits.

« Vous êtes faafafine, pas homosexuels »

À Samoa comme à Tonga, aux Îles Cook comme à Tahiti, donc que l’on soit en Polynésie occidentale, centrale ou orientale, le visiteur rencontrera nécessairement, à un moment donné, la question des transgenres, du moins limitée au cas des garçons ou hommes-féminins. Il entendra des discours et observera aisément des situations où un pré-adolescent ou un adolescent garçon a des attitudes que les autres membres de sa société trouveront « féminines » selon la classification locale (en un sens de genre unitaire dans certaines sociétés polynésiennes, mais pas à Samoa où ce « féminin » -là sera précisé comme « -fafine », une terminologie qui est restreinte aux femmes mariées ou supposées entretenir une relation sexuelle). Certains le commenteront abondamment, d’autres pas, mais toutes et tous diront au visiteur, s’il pose la question, que le fait est bien connu, existe depuis toujours ou longtemps, et qu’il n’y a là rien de bien grave à cela pour le groupe social, que l’on se place au niveau de la famille, du village ou du pays entier.

On lui parlera du côté « féminin » de ces garçons sur plusieurs plans, mais le visiteur occidental, formaté à distinguer la vie publique et la vie privée, ne pourra s’empêcher de sérier ce qu’il entend, en deux contextes distincts.

D’un côté, il notera ce qu’on lui dit de toutes les participations de ces hommes ou garçons-féminins à la vie collective de la famille, ou même du village (et de la paroisse) ; il entendra que l’on vante souvent leurs qualités d’entraide et d’habileté dans les tâches domestiques, la garde des enfants, leur efficacité dans les travaux de couture, leur modestie, donc leur dévouement à la bonne marche des groupes dans lesquels ils s’impliquent (la famille, mais aussi le club sportif et toutes les activités organisées par les églises locales). D’un autre côté, il notera qu’on lui mentionne parfois, à voix basse, les penchants de ces hommes ou garçons-féminins à rechercher, plus ou moins discrètement, la compagnie sexuelle d’un autre garçon ou homme (non-féminin).

Le visiteur se dira alors qu’il est en terrain connu : l’homosexualité, avec simplement la touche locale de la « tolérance polynésienne » pour la liberté sexuelle, selon le cliché qui a envahi la littérature sur la Polynésie depuis… Bougainville [14].

Restons avec notre visiteur contemporain qui se croit en terrain connu, celui de l’homosexualité. Mais là encore, pourtant, le sol se dérobe sous ses pieds. Dès qu’il échange avec ses hôtes samoans sur ce qu’il appelle, de son côté, l’homosexualité, ses interlocuteurs sont ou feignent d’être étonnés. Le visiteur entend dire que « chez nous, à Samoa, cela n’existe pas » et, avec des interlocuteurs plus au fait de la vie occidentale, que cela « ne doit pas » exister chez nous.

Plus étonnant encore, ce rejet est exprimé également par la communauté des hommes-féminins de Samoa. L’un d’eux, un enseignant, écrivait déjà en 1997 : « Vous êtes Faafafine, pas homosexuels […]. Je commence à ne plus vous reconnaître quand je vous vois vous diluer lentement dans le creuset occidental du monde gay qui est la source de tous les malentendus à votre sujet » [3]. La grande et officielle Association samoane des hommes-féminins (Samoa Faafafine Association, SFA) déclarait en 2015 : « la chose appelée LGBTI, nous la mettons à la poubelle. Ce sont des terminologies médicales, occidentales, dans lesquelles vous autres vous êtes catégorisés. Pour nous les Faafafine, notre véritable définition est les rôles que nous choisissons [dans la société…] » [3].

C’est la volonté de Dieu

Rappelons que dans toute la Polynésie, l’appartenance à une église chrétienne est, pour toute personne, une part de son identité, aussi forte que son appartenance à sa terre ancestrale et à son clan, et cela depuis le début du xix e siècle. Apportée par les missionnaires, l’Église chrétienne, en même temps qu’elle était adoptée par les Polynésiens, s’est profondément transformée, se coulant en partie dans le moule des croyances pré-chrétiennes (lesquelles comportaient déjà la présence d’un démiurge, un créateur). Cette Église est revendiquée par tous comme étant « notre » église ; parfois, le discours local proclame même que les Polynésiens expriment bien mieux que les Occidentaux l’« authenticité » du christianisme, et que leur religion, loin d’être importée, est profondément autochtone [15].

Le constat de l’influence de la volonté divine (pour les nés-garçons) que nous avons toujours entendu depuis nos premiers séjours au début des années 1980, est également attesté à Tahiti, par la première enquête ethnographique ayant abordé le sujet, réalisée au début des années 1960 [16]. Robert Levy, psychologue culturaliste, nous racontait : Timi dit qu’il aurait aimé être né femme et parle d’un rêve qui revient fréquemment, dans lequel il est complètement une femme « avec un vagin », une femme qui fait l’amour avec un homme, « d’habitude un Européen ». Que ressent-il du fait d’être mahu ? « C’est comme ça, c’est ce que je suis ». En effet, il n’y a pas de théorie locale sur l’origine de la présence des mahu. À Piri, on dit que c’est « naturel », « il est né comme cela ». Et c’est la volonté de Dieu. C’est en effet la réponse reçue quand Robert Levy demande à des hommes, dans un autre contexte, s’il peut arriver qu’un homme souhaite devenir un mahu : « ma question fut accueillie par des éclats de rire, ou par un discours sur un ton sévère expliquant que c’est Dieu qui crée les mahu, et que c’est comme cela ».

L’inégalité de genre dans le transgenre

Aujourd’hui, on entend parler d’eux et d’elles dans toutes sortes de milieux sociaux, mais là encore, on mentionne bien plus aisément les uns que les autres. On répète : « oui, les nés-garçons qui veulent être filles, on a toujours connu cela ici ou là, et c’est Dieu… », mais on refuse fortement de parler des nées-filles qui veulent affirmer une transition. Cela doit rester confidentiel, c’est trop « gênant » dit-on, sans ajouter d’autres explications. Nous y voyons deux raisons. La première déjà mentionnée : il n’y aucun support de la tradition pour dire que ce comportement féminin a toujours existé, contrairement à celui des hommes efféminés. La seconde soulève une immense question. Il y a bien plus de difficultés pour une femme-masculine de s’affirmer comme telle sans être aussitôt taxée d’homosexualité, alors que pour un homme-féminin, le cloisonnement entre le contexte de l’identité transgenre dans le comportement social et le contexte de l’intimité sexuelle est bien plus facile à mettre en place, à entretenir et à faire accepter. Il nous faut aborder ce dernier point.

Dans toutes les sociétés polynésiennes, dans les représentations anciennes et récentes, règne l’idéologie de la « matrice hétérosexuelle », expression popularisée par la philosophe théoricienne du genre Judith Butler [17] et reprise à juste titre pour Tahiti par l’anthropologue Deborah Elliston [18, 19]. Cette matrice hétérosexuelle est supposée être à l’origine du monde. Elle régente donc tout le règne animal et humain de la procréation, « et donc la pratique de toute sexualité ». Concernant le né-garçon qui s’affirme femme, et qu’on qualifie alors de « comme-une-femme » (faa-fafine à Samoa et à Tonga), on dit de lui : « il se sent être femme, donc c’est normal qu’il désire un homme (normatif), mais il ne doit pas en faire état ».

Il ne s’agit pas du tout de réclamer la discrétion à cause d’une honte de l’homosexualité (un malentendu complet du côté de la littérature occidentale qui émet régulièrement cette hypothèse) puisque, pour le discours local, l’homosexualité n’existe pas, c’est « une chose des Blancs ». Il s’agit d’un tabou sur la mention de toute sexualité. Lorsqu’on en vient à considérer la dimension du désir sexuel, c’est un sujet que l’on aborde toujours avec grande réticence lorsque le dialogue n’est pas qu’entre personnes très intimes (et de même sexe). Bien au contraire du cliché occidental, les sociétés polynésiennes considèrent ce domaine comme très privé, certes tout-à-fait « naturel » mais qu’il est très malséant (« laid ») d’évoquer en public.

C’est ce qu’a noté très justement Linda L. Ikeda, philosophe et universitaire hawaiienne : « […] because, traditionally, sexuality was considered private and not central to identity, most Pacific Islanders who live gender-variant roles tend to resist terms that are centred on sexuality and sexual preference -terms such as transgender, gay, transsexual and homosexual. Instead, Pacific Islanders may rely on indigenous understandings, more centred on aspects of the person in relation to the family and to the community »7 [20].

Mais revenons au garçon/homme-féminin. La relation discrète d’un garçon/homme-féminin avec un garçon/homme normatif demeure « comme si » elle était hétérosexuelle, et, bien logiquement, le garçon ou homme normatif, dont une rumeur dit qu’il aime fréquenter des hommes-féminins, n’altère pas son identité masculine normative. Tout au plus, on se dit qu’il est trop timide et maladroit pour se trouver une femme, alors il va trouver une copie conforme8.

Mais ce jeu du « comme-si » - qui permet de ne pas remettre en cause la chape de plomb de la « matrice hétérosexuelle » - n’est pas accessible aux femmes.

Aussi loin que la mémoire ou les récits remontent, un homme a toujours pu « faire la femme » en offrant une fellation à un homme normatif. Certains n’y voient aucune anomalie, d’autres en sourient, et l’ordre du monde n’est pas ébranlé. Mais, dans les îles, jusqu’aux années récentes, et, disons jusqu’à il y a peu, via l’émigration, il semblait inconcevable, tout simplement non représentable, qu’une femme puisse être « comme un homme » (ce qui suppose de pouvoir « faire l’homme » dans la sexualité avec une partenaire femme normative). À Samoa, il a fallu attendre 2018 pour qu’un groupe de nées-filles s’affirmant garçons, et se proclamant comme tel, créent un groupe (artistique) et montent sur scène [3]. Au contraire, les hommes-féminins ont depuis longtemps leur association officielle reconnue, et en être le soutien n’a rien de choquant (le précédent Premier ministre en fut le « parrain » pendant 20 ans), ou forment des équipes sportives, ou encore montent des spectacles auxquels se presse toute la bonne société. Aucune activité collective de ce genre n’est ouverte aux femmes-masculines.

En arrière-plan, on trouve une représentation (partagée par toutes et tous) extrêmement dichotomique de l’accès à la sexualité selon le sexe. Pour un garçon (normatif ou transgenre), l’entrée en sexualité n’est marquée par aucun signe, et par aucun mot (même si, dans les temps anciens, elle était marquée par l’étape du tatouage), et les termes dont on use pour le désigner ne changent pas. Pour la femme, au contraire, il y a une élaboration importante et très lourde sur la frontière physique franchie. C’est déjà le cas après le mariage entre hétérosexuels, mais c’est aussi le cas si une femme est réputée avoir des relations sexuelles (cachées évidemment) avec une femme. Les mots qui la désignent alors, à Samoa du moins, soulignent le franchissement de la frontière : elle est « femme » et non plus « fille », et même avec une connotation particulière de « femme partenaire potentielle pour l’hétérosexualité et la procréation ». Elle ne peut plus, si peu que ce soit, être alors vue « comme-si un homme ». Si elle affirme vivre avec une femme, elle sera marginalisée (ceci dans les villages, à Samoa ; les choses changent un peu avec le relatif anonymat de la ville, à Apia ou Papeete ou Nouméa, et changent évidemment beaucoup si on franchit le pas de l’émigration). En somme, la société polynésienne laisse à l’homme-féminin bien plus de possibilités de s’accommoder de la « matrice hétérosexuelle » qu’elle n’en laisse à la femme-masculine.

Des différences fondamentales

Faisons un bref rappel du côté occidental. La notion générale de « maladie » repose sur une série de transformations en regard de ce qui est décrit comme sain. En ce qui concerne l’orientation sexuelle, l’évolution des sociétés a créé des « classifications » ou « typologies » (d’abord binaires : mâle, femelle, puis plus complexe avec une catégorie « homosexualité »). Lorsqu’au xix e siècle les sociétés occidentales ont choisi d’interpréter ces catégories selon une perspective articulant plus ou moins étroitement des références biologiques et médicales avec des considérations éthiques, elles ont été amenées à forger une conception jusque-là inédite de « l’anomalie » pour les caractériser ou les juger [21]. D’où le choix entre déclarer monstrueuse ce qui était tenu pour des déviances irréparables et les tenir pour pathologiques, et ouvrir la recherche sur la possibilité d’y remédier.

Cette évolution, historique, n’a pas eu lieu ailleurs qu’en Occident. L’idée de maladie est en effet absente en Polynésie (hormis, bien entendu, dans les milieux occidentaux immigrés, colons, coopérants métropolitains, etc.). Comment comprendre cette absence d’anormalité ? L’explication est double. Pour les polynésiens, toute caractéristique physique ou morale d’un être humain est, d’une part, « la volonté de Dieu », il n’y a donc pas à s’y opposer, et il n’y a rien à dire, rien à faire. D’autre part, il y a l’idée très ancrée que « cela a existé chez nous de tous temps » et que, visiblement, cela n’a entraîné aucun bouleversement social. Cette vision polynésienne est sans ambiguïté du côté né-garçon, mais plus vacillante du côté née-fille.

Une autre différence entre l’Occident et la Polynésie, cette fois située sur un tout autre plan de valeurs, est l’idée que la certitude personnelle d’une non-conformité de genre, si elle peut survenir chez tout né-garçon, ne « devrait pas » apparaître chez une née-fille. Du côté des nés-garçons : « c’est Dieu qui l’a voulu », « c’est dérangeant mais on ne peut le combattre », et pour certains - mais pas tous, loin de là - il « faut l’accompagner » et témoigner son « affection » (alofa, amour en samoan). Mais une certitude de non-conformité chez une née-fille, si elle apparaît, « n’est pas l’œuvre de Dieu » (sous-entendu : c’est l’œuvre des mauvais esprits, de Satan), et il faut tenter de la combattre (sur ce plan, les mentalités commencent à peine à changer). La notion de maladie peut donc alors apparaître, sans interrogation, néanmoins, sur des « traitements » possibles, puisque de toutes façons, l’être humain ne peut pas grand-chose devant l’œuvre surhumaine, qu’elle soit une œuvre divine ou satanique.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.


1

L’État nommé « Samoa » est situé en Polynésie occidentale.

2

Nous omettrons les signes diacritiques, pour simplifier.

3

James Cook (1728-1779) est un explorateur et cartographe britannique.

4

William Bligh (1754-1817) est un administrateur colonial britannique et un officier de la Royal Navy. Son nom est connu en raison de la mutinerie de son équipage sur le Bounty.

5

Le comte Louis-Antoine de Bougainville (1729-1811) est un officier de marine explorateur français. Il a mené en tant que capitaine, de 1766 à 1769, le premier tour du monde officiel français.

6

Une absurdité car l’idée d’une catégorisation des tâches quotidiennes par genre dans la tradition polynésienne est, là encore, une invention occidentale.

7

Parce que, traditionnellement, la sexualité était considérée comme privée et non essentielle à l’identité, la plupart des habitants des îles du Pacifique qui vivent des rôles variant selon le sexe ont tendance à résister aux termes centrés sur la sexualité et la préférence sexuelle - des termes tels que transgenre, gay, transsexuel et homosexuel. Au lieu de cela, les habitants des îles du Pacifique peuvent s’appuyer sur des conceptions autochtones, plus centrées sur les aspects de la personne en relation avec la famille et la communauté.

8

Dans l’intimité de certaines confidences, certains hommes normatifs disent trouver plus de plaisir, et, sous d’autres cieux, ayant émigré, peuvent le cas échéant faire un coming out et s’engager dans une pratique assumée comme « homosexuelle ».

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