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Med Sci (Paris)
Volume 39, Number 1, Janvier 2023
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Page(s) | 74 - 78 | |
Section | Repères | |
DOI | https://doi.org/10.1051/medsci/2022194 | |
Published online | 24 January 2023 |
Les enjeux éthiques du suivi à long terme des cancers pédiatriques
(2) Des pratiques professionnelles en redéfinition
Ethical issues in the long-term follow-up of pediatric cancers: (2) Professional practices in redefinition
1
SPHERE, UMR 7219, Université Paris Cité/CNRS, 5 rue Thomas Mann, 75205 Paris cedex 13, France
2
Triangle, UMR 5206, ENS de Lyon, 15 parvis René Descartes, 69007 Lyon, France
* agathe.camus@u-paris.fr
** julie.henry@ens-lyon.fr
Dans l’article précédent, nous avons abordé les contours fragiles et fluctuants de ce qui est appréhendé comme une « vie normale » par les personnes guéries d’un cancer dans l’enfance ainsi que la manière dont celle-ci devient un objet d’interlocution complexe et singulier pour les professionnels de santé impliqués dans le suivi à long terme des cancers pédiatriques. Le présent article décrit la seconde étape de l’enquête qualitative que nous avons menée, reposant sur la mise en place d’un groupe de réflexion éthique. Elle a permis de révéler la manière dont le suivi à long terme vient questionner et transformer les pratiques de soin et de suivi dans le champ de la cancérologie pédiatrique. Il précise également l’apport spécifique de la philosophie de terrain dans ce contexte.
© 2023 médecine/sciences – Inserm
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Vignette (© DR).
« Les humanités en santé : approches de terrain » sont coordonnées par Claire Crignon, professeure d’histoire et de philosophie des sciences à l’université de Lorraine, qui a créé le master « humanités biomédicales » à Sorbonne université.
L’après-cancer pédiatrique appelle des parcours de soin spécifiques qui articulent suivi de surveillance, détection et prise en charge thérapeutique des séquelles et des effets de long terme des traitements, ainsi que, parfois, des soins de support visant à soulager les séquelles somatiques ou psychologiques existantes. S’il n’est pas encore présent sur tout le territoire, et se décline selon des modalités différentes selon les endroits [1], le suivi à long terme cherche actuellement à se systématiser et à s’harmoniser/standardiser, aux niveaux national et international, sous l’impulsion d’institutions telles que l’Institut national du cancer ou encore de réseaux européens, comme le réseau PanCare1, et s’adresse à toutes les personnes guéries d’un cancer dans l’enfance.
L’organisation, la mise en œuvre de ces consultations et plus largement du suivi à long terme, posent un certain nombre de questions éthiques, organisationnelles et institutionnelles qui conduisent les professionnels de santé à s’interroger sur la structuration et sur les modalités de suivi ainsi que sur leurs pratiques et positionnements professionnels face à des anciens patients désormais adultes, qui ne sont plus nécessairement des malades et/ou ne se vivent plus comme des « patients », et ont parfois réussi à (re)construire quelque chose comme une « vie normale », loin de la cancérologie.
Méthodologie de l’enquête qualitative et mise en place d’un groupe de réflexion éthique
Nous avons décrit, dans l’article précédent (→), le premier volet de l’enquête qualitative sur le suivi à long terme et les tensions éthiques liées aux sollicitations médicales que nous avons menées dans le cadre du projet PAIR (Programme d’Actions Intégrées de Recherche) Pédiatrie START2. Cette enquête s’est en effet déroulée en deux étapes. Dans un premier temps, nous avons mené une enquête qualitative par questionnaires et entretiens visant à explorer l’expérience vécue des personnes déclarées guéries d’un cancer pédiatrique et confrontées, après la fin du suivi post-traitements, aux sollicitations médicales et aux propositions de suivi à long terme. Cette première étape nous a permis, notamment, d’explorer ce que vivre une « vie normale » pouvait signifier pour des personnes ayant vécu un cancer dans l’enfance, et étant, pour certaines, à risque de développer des séquelles en lien avec les traitements reçus.
(→) Voir page 68 de ce numéro
Dans un second temps, nous avons mis en place un groupe de réflexion éthique destiné à faire se rencontrer différentes perspectives, professionnelles et non professionnelles (notamment celles des anciens patients), spécialisées et non spécialisées, sur l’après-cancer pédiatrique et le suivi à long terme, afin de faire émerger les questions éthiques liées à la question du suivi et des sollicitations médicales, et de les mettre en discussion.
Le groupe de réflexion éthique s’est réuni six fois en une année et demie. Il s’est déroulé en visio-conférences en raison des conditions sanitaires, sur des créneaux de deux heures. La mise en place de ce groupe avait deux objectifs :
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mettre en discussion ce qui avait émergé des questionnaires et des entretiens pour approfondir la réflexion à ce sujet. Nous avons donc collectivement établi, depuis une présentation des résultats préliminaires, une liste de thématiques. Les éléments mis en lumière lors de la première étape de l’enquête sont ainsi venus alimenter une interrogation largement partagée par les professionnels de santé sur la question des transitions entre le soin du cancer et le suivi de l’après-cancer, sur la temporalité et les modalités du suivi mais aussi, plus spécifiquement, de l’information qui est donnée sur les risques de séquelles et sur les propositions de soins, lors des consultations de suivi, mais aussi dès le temps des traitements. Il semble en effet que présenter le suivi dès le moment des traitements facilite le passage du soin du cancer au suivi à long terme. Mais la question se pose du moment opportun pour aborder la question du risque de séquelles : faut-il attendre la fin des traitements et est-ce dès lors le bon moment (annoncer des risques de séquelles alors que les patients sortent à peine des traitements spécifiques) ? Faut-il moduler, ajuster l’information, ou annoncer les risques de manière exhaustive avant le début des traitements, au risque que certains les refusent ou ne les entendent pas, étant concentrés sur la lutte contre le cancer ? Ce sont des questions qui ont été formulées à plusieurs reprises lors des réunions du groupe de réflexion éthique qui se demande, plus généralement, comment et jusqu’à quel point anticiper ce temps de l’« après » dès le temps de la prise en charge.
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permettre un échange pluridisciplinaire, en entrecroisant les perspectives soignantes (onco-pédiatres, hémato-pédiatre, radiothérapeute, médecin généraliste, psychologue, etc.), celles des anciens patients (anciennes patientes et membres d’une association d’anciens patients) et celles des sciences humaines et sociales (sociologie, philosophie).
Notre place, en tant que chercheuses en philosophie de terrain [2] en charge de cette recherche, était donc triple. Nous avons conçu et mis en place ce groupe de réflexion éthique, qui a constitué le deuxième pan de notre terrain de recherche ; nous y avons mis en discussion les résultats issus du premier pan de notre recherche (questionnaires et entretiens) et nous avons animé les séances, contribuant dès lors à faire émerger les représentations des différents participants – et parfois à les faire bouger, du fait même de leur mise en regard et de leur mise en dialogue.
Des catégories médicales et des pratiques professionnelles en redéfinition ?
L’enquête qualitative par questionnaires et entretiens montrait, dans un premier temps, un certain décalage entre les catégories médicales et/ou institutionnelles, autour desquelles s’organise le suivi, et celles qui structurent l’expérience des personnes guéries d’un cancer pédiatrique. La volonté de mettre en place, au niveau institutionnel, un suivi relativement standardisé, pensé pour des « anciens patients » ou des « anciens malades du cancer » plus ou moins « à risques de séquelles », s’adresse à des personnes qui ne se conçoivent pas toujours comme tels, et ne se reconnaissent pas nécessairement dans ces catégories [3], alimentant l’hypothèse d’un désajustement intrinsèque entre les perspectives médicales et/ou institutionnelles et leurs propres perspectives.
Les réunions du groupe de réflexion éthique ont néanmoins permis de nuancer ce constat, en montrant comment les catégories institutionnelles sont repensées, réajustées, retravaillées au quotidien dans les pratiques des professionnels impliqués dans le suivi et dans l’interaction avec les anciens patients, en particulier lorsque le suivi est maintenu dans le temps.
En mettant les participants dans une position réflexive, en les conduisant à mettre en mot et à soumettre à la discussion certaines pratiques, certaines façons de faire, certaines représentations qui sont au cœur de leur activité quotidienne, les réunions du groupe de réflexion éthique ont en effet permis de révéler la façon dont le développement des consultations de suivi et d’accompagnement de l’après-cancer pédiatrique – par leurs spécificités, les obstacles qu’ils rencontrent, et les questions organisationnelles et éthiques qu’ils soulèvent – transforment certaines pratiques professionnelles et soignantes dans le champ de l’oncologie pédiatrique.
Les questions liées à la transition entre la médecine pédiatrique et la médecine d’adulte, par exemple, ou encore au nécessaire travail de coordination et d’articulation, dans le suivi, entre différentes spécialités médicales dont toutes n’appartiennent pas au champ de l’oncologie et dont certaines relèvent des soins de support ou d’approches dites « complémentaires » (hypnose, acupuncture, etc.), viennent questionner et faire évoluer les identités, les pratiques et les positionnements professionnels des acteurs impliqués dans le suivi. Les réunions du groupe montrent à ce sujet un certain décalage entre des positionnements professionnels relativement souples à même de s’ajuster aux besoins singuliers des anciens patients et à l’évolution des pratiques de suivi, et des catégories institutionnelles plus rigides, qui font parfois obstacle à la fluidité des transitions [4, 5] (→).
(→) Voir la Synthèse de A. Dumas, m/s n° 1, janvier 2022, page 70
Cette tension se cristallise, par exemple, autour de la question, déjà mentionnée, de la transition entre la pédiatrie et la médecine d’adulte, puisque, dans certains cas, les personnes prises en charge en pédiatrie pendant les traitements et le suivi post-traitement sont adressées, pour le suivi à long terme, à des médecins d’adultes (qu’il s’agisse d’oncologues, d’internistes, de radiothérapeutes ou encore de médecins généralistes) plutôt qu’aux oncopédiatres ou hématopédiatres qui les ont suivis pendant et après les traitements. Or, cette transition ne se fait pas toujours facilement pour les anciens patients devenus de jeunes adultes, qui mettent en avant l’importance du lien et de la relation de confiance qui a parfois pu se construire avec le médecin référent, et ne fait pas toujours sens pour les oncopédiatres, qui insistent sur l’importance de connaître non seulement la maladie, mais aussi l’histoire médicale et l’histoire de vie du patient, pour ajuster au mieux les propositions de soin et de suivi. Dans le même temps, cependant, certains oncopédiatres disent ne pas être à même de prendre en charge des séquelles organiques d’adultes (un adulte n’étant pas plus un enfant en plus grand qu’un enfant n’est un adulte en miniature), d’autant qu’ils sont médecins de maladie (le cancer) et non d’organe, et ne sont donc pas spécialisés dans la prise en charge des séquelles touchant un organe. Ce qui, une fois encore, met en exergue le besoin de constituer des réseaux, qui s’accommodent mal des catégories habituelles : pédiatrie/médecine d’adulte, médecine d’organes/médecine de maladie, ou encore prise en charge somatique/prise en charge psychologique ou sociale.
Le déplacement de l’objet de l’attention médicale de la maladie et de son traitement vers la vie après la maladie, vient également transformer les contours et la portée du soin médical, en direction d’un accompagnement de l’après-cancer qui articule différentes dimensions du soin.
Les consultations de suivi mises en place s’adressent en effet à des personnes dont l’histoire médicale, l’histoire de vie et l’état de santé actuel sont très variables, mais qui, à proprement parler, ne sont plus « malades du cancer ». Elles n’ont pas pour objet une maladie donnée, ni la vie avec une maladie, comme c’est le cas pendant le « temps des traitements », mais la vie après la maladie, avec ses conséquences éventuelles, ce qui se révèle être un objet relativement nouveau pour la cancérologie pédiatrique. Ce qui est désigné comme « la vie normale » des anciens patients désormais « guéris », avec toutes les ambivalences et les tensions que suscite la référence à la norme et à la normalité pour des personnes au vécu « hors norme », devient, en quelque sorte, un objet d’interlocution central pour les professionnels de santé. Cela suscite un certain nombre d’interrogations que les réunions du groupe de réflexion éthique ont parfois permis de formaliser : est-il possible que ce qui fait la « vie normale » pour tel ou tel individu, tout en lui appartenant pleinement, puisse être quelque chose avec quoi le médecin (ou tout autre professionnel de santé) vienne composer ? Comment prendre en compte les temporalités complexes et singulières qui font et défont cette « vie normale » ? jusqu’où « la vie normale » du « patient » peut-elle être un objet d’attention, voire de négociation, pour la médecine ?
Si la prise en compte d’un tel critère permet d’ajuster les propositions de suivi et la temporalité de l’information qui est donnée, sans faire violence au vécu singulier de chaque patient, il y a néanmoins, pour les professionnels de santé, un équilibre à trouver entre la nécessité de prendre en compte l’impact du cancer et de ses traitements sur la vie quotidienne, sans pour autant considérer que le tout de la vie du patient entre dans le périmètre du regard et de la prise en charge médicale. Ce que certains professionnels désignent alors comme « le reste de la vie » du patient, qui a parfois été mis entre parenthèses pendant les traitements curatifs, (re)devient central dans l’après-cancer. Il semble alors devoir être pris en compte dans le suivi - sans pour autant être lu systématiquement au prisme du cancer. C’est ce qui fait, selon les professionnels de l’oncologie pédiatrique participant au groupe de réflexion éthique, « toute la complexité et la difficulté de la clinique » dans ce moment spécifique qu’est l’après-cancer pédiatrique.
Concrètement, la prise en compte de ces éléments, ainsi que des dynamiques de vie toujours singulières des anciens patients, conduit certains professionnels de santé à faire évoluer leurs pratiques. Ainsi, l’une des oncopédiatres participant aux réunions explique avoir modifié, avec le temps, la façon dont elle introduit la consultation de suivi à long terme : « Maintenant, je leur demande : ‘où vous en êtes aujourd’hui avec la maladie que vous avez eue ?’ ». Cela permet, explique-t-elle, « de prendre les individus ‘là où ils en sont’ », et à partir de là, de les accompagner vers ou dans un suivi en laissant de la place aux ajustements individuels. En fonction de la manière dont la personne se situe vis-à-vis du cancer, et le situe dans sa vie actuelle, le médecin va éventuellement moduler, ajuster l’information qui lui est donnée, les préconisations qui sont faites, et accompagner la personne en suivant au maximum les contours de ce qui s’apparente, pour elle, à « la vie normale ». Ce qui se dessine alors, c’est la perspective d’un accompagnement personnalisé et évolutif, qui permet, notamment, d’ajuster et de distribuer l’information et les propositions de soins dans le temps, en fonction des besoins spécifiques de chaque patient, mais aussi de son vécu, et de la manière dont il intègre - ou non - la maladie dans sa vie.
Les transformations induites dans le champ de l’oncopédiatrie et de l’oncologie par l’amélioration des traitements des cancers pédiatriques et la mise en évidence des risques d’effets à long terme de ces traitements, conduisent un participant au groupe de réflexion éthique à évoquer un « nouveau chapitre de l’oncologie qui s’ouvre ». Le suivi à long terme apparaît ainsi comme une spécialité qui s’invente et se redéfinit avec les nouvelles connaissances en matière de séquelles mais aussi avec l’expérience de terrain de professionnels de santé qui travaillent à son implémentation et à sa structuration.
Aller au-delà de l’hypothèse d’un « désajustement » entre représentations médicales et besoins des anciens patients : l’apport de la philosophie de terrain
En donnant un contenu, depuis le terrain, et depuis des expériences toujours singulières, à la notion de « vie normale », l’enquête qualitative qui a été menée a permis d’en montrer les tensions et les ambivalences pour des personnes au vécu « hors norme ». Ce faisant, elle nous a permis de questionner la prescription d’un retour à la vie normale après un cancer pédiatrique, tout en montrant l’importance, pour les personnes, de cette idée de « vie normale », qui en fait un objet avec lequel les médecins doivent composer et, parfois, négocier. En révélant, plus largement, la complexité et l’ambivalence du vécu des anciens patients, mais aussi la façon dont les professionnels de santé tentent de s’ajuster, autant que possible, à la temporalité vécue de l’après-cancer, elle permet également de dépasser la vision un peu réductrice d’un désajustement entre les représentations et les besoins des anciens patients d’une part, et les objectifs du suivi à long terme, d’autre part. Les uns et les autres sont moins homogènes que ce que l’on pourrait imaginer : certains anciens patients sont aussi parfois demandeurs de consultations médicales et des professionnels de santé sont également sensibles à ce que pourrait être une vie « la plus normale possible » des anciens patients. Néanmoins, l’enquête montre qu’un tel travail d’ajustement aux besoins et aux dynamiques de vie spécifiques des anciens patients est nécessaire afin que les perspectives médicales et celles des personnes guéries d’un cancer pédiatrique, mais aussi les représentations des différents professionnels de santé, puissent, jusqu’à un certain point, se rencontrer.
En mettant en dialogue des représentations différentes, en ouvrant un espace de réflexivité, les réunions du groupe de réflexion éthique ont permis d’élargir les perspectives afin d’avoir une vue plus ajustée d’une situation complexe, de faire « bouger les lignes » et, parfois, de dépasser certaines représentations dichotomiques ou polarisées. Elles ont permis également de révéler la manière dont l’émergence puis la structuration progressive du suivi à long terme viennent transformer, et parfois redéfinir, sous certains aspects, certaines pratiques professionnelles et/ou soignantes dans le champ de l’oncologie pédiatrique, en décalage, parfois, avec certaines recommandations ou orientations institutionnelles, faisant apparaître un large éventail de pratiques en pleine évolution et sans cesse réajustées qui vient nuancer la vision d’une médecine de l’après-cancer qui se trouverait entre deux écueils : celui de demeurer focalisée exclusivement sur les aspects biomédicaux, au risque de manquer les besoins réels des patients, et celui, à l’inverse, d’adopter une perspective « totalisante » et potentiellement « normalisatrice », en posant un regard trop englobant sur « le tout de la vie du patient » [6].
Enfin, ce groupe de réflexion éthique avait un statut particulier en raison de notre présence comme organisatrices et animatrices de la discussion. Par différence avec une pratique sociologique de l’entretien collectif (ou focus group)3, il ne s’agissait pas pour nous de mettre les participants en présence et de s’en tenir à la contrainte méthodologique d’une observation des interactions entre participants sur une thématique donnée. Notre rôle, en tant que philosophes de terrain, était à la fois moindre (en ce que les thématiques pouvaient émerger de la discussion au-delà de ce que nous avions envisagé initialement) et plus prégnant (en ce que nous participions à la discussion en faisant des liens, en insérant des éléments complémentaires, en proposant des débuts d’interprétation ou encore en soumettant aux participants des reprises synthétiques de ce qui venait d’être discuté). Peut-être est-ce là une des spécificités de notre approche en philosophie de terrain : en plus de la mise en discussion des résultats de l’enquête qualitative (au-delà d’une seule restitution, puisque cela prend place dans la recherche elle-même) et des retours d’expérience des différents professionnels de santé et des anciens patients, nous avons alimenté la discussion avec des éléments exogènes issus de la philosophie et de l’éthique - d’autres terrains d’enquête, d’autres recherches faisant écho aux thématiques abordées, des conceptualisations issues de travaux précédents, etc. -, faisant émerger, ainsi, des formes de réflexivité en contexte.
Cette méthode de réflexion éthique, dite « participative » (incluant la participation des praticiens et des anciens patients, comme notre propre participation en tant que philosophes de terrain), pourrait ainsi se rapprocher de la mise en place progressive d’une méthode de « philosopher avec le terrain », selon une expression que nous reprenons à Marie Sommier dans sa thèse de doctorat en philosophie, épistémologie éthique (Université Paris-Saclay Graduate School (GS) Sociologie et Science Politique), Autisme et philosophie de terrain : des catégories nosologiques aux catégories diagnostiques. Il y a donc, dans cette démarche, une présence explicite assumée sur le terrain et au sein des discussions, et une observation des représentations en mouvement, dans le temps même de leur mise au jour et de leur mise en dialogue. En cela, le « terrain » en question peut être considéré à la fois comme un terrain de recherche et comme un terrain d’intervention - mais au sens d’une intervention qui suscite du mouvement dans les représentations et non qui présume de ce qu’elles doivent être et de la modification des pratiques qu’elles seraient amenées à engendrer.
Conclusion
Dans le cadre de ce projet, le groupe de réflexion éthique a donc constitué un terrain au même titre que les questionnaires envoyés et les entretiens menés avec les anciens patients, et ce à trois titres.
Tout d’abord, la thématique de la recherche (le suivi à long terme des personnes guéries d’un cancer dans l’enfance ou dans l’adolescence) est spécifique en ce que ce suivi n’est pas organisé de façon systématique et homogène, en des lieux et en des temps délimités, pouvant dès lors donner lieu à des observations longues de type ethnographiques. En ce sens, rassembler dans un groupe de réflexion des personnes engagées d’une façon diverse (professionnels de l’oncopédiatrie, professionnels de médecine d’adultes, anciens patients, etc.) dans ce suivi était pour nous une façon de constituer un terrain de recherche, observable et analysable.
Ensuite, ce groupe de réflexion éthique a constitué un terrain de recherche, en ce qu’il est venu nourrir notre réflexion sur les enjeux éthiques du suivi à long terme et en affiner la compréhension. Partant de l’idée de mettre en dialogue les représentations du milieu médical et soignant d’une part, et le vécu des anciens patients, d’autre part, il nous est rapidement apparu, dans les séances, que cette dichotomie ne rendait pas pleinement compte de la complexité et de l’ambivalence des approches, mais aussi des questionnements déjà à l’œuvre parmi les professionnels de l’oncopédiatrie.
Enfin, ce groupe éthique a pleinement joué son rôle de terrain de recherches philosophiques, en ce qu’il a ouvert des perspectives qui excèdent largement le questionnement initial sur les enjeux éthiques des sollicitations médicales dans le cadre d’un suivi à long terme. Les discussions menées au fil des séances ont ainsi abouti à la perspective d’une redéfinition en cours des pratiques soignantes (au sujet du suivi à long terme des risques de séquelles comme d’une spécialité médicale à part entière, mais également au sujet des modalités d’information et de prise en charge des patients en cours de traitement, bien en amont du suivi à long terme). Et elles ont mis au jour des enjeux soignants excédant cette seule thématique du suivi à long terme comme, par exemple, la nécessaire articulation (impliquant une forte interconnaissance) des professionnels entre eux, mais aussi le difficile équilibre à trouver dans les recommandations de bonne pratique entre une harmonisation des soins, en assurant une certaine qualité sur l’ensemble du territoire et le respect d’une clinique ancrée dans un réseau et au contact des patients, permettant une personnalisation et un meilleur ajustement des soins prodigués.
C’est aussi cela, le terrain en philosophie : ce qui permet de mieux comprendre ce qui s’y joue, mais également ce qui ouvre des questionnements et des réflexions philosophiques depuis mais aussi au-delà de ce terrain donné et délimité.
Liens d’intérêt
Les auteures déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
Remerciements
Cette enquête qualitative a été menée dans le cadre du projet START INCa-ARC-Ligue contre le cancer-n° 11902 (2017-2022) - « Projet interventionnel sur le Suivi à long Terme : Aides virtuelles, Recherche & Transversalité » - coordonné par le Dr Charlotte Demoor-Goldschmidt.
Nous remercions chaleureusement toutes les personnes qui ont participé à l’enquête, répondu aux questionnaire, participé aux entretiens ainsi qu’au groupe de réflexion éthique pour leur implication dans cette recherche.
Le projet START INCa-ARC-Ligue contre le cancer-n° 11902 (2017-2022) - « Projet interventionnel sur le suivi à long terme : aides virtuelles, recherche & transversalité » - coordonné par le Dr Charlotte Demoor-Goldschmidt a pour objectifs d’accroître les connaissances sur les séquelles tardives (non connues au moment de l’administration des traitements) et d’améliorer le suivi à long terme des anciens patients.
Références
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