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Editorial
Issue
Med Sci (Paris)
Volume 37, Number 2, Février 2021
Page(s) 115 - 116
Section Editorial
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/2021014
Published online 16 February 2021

John Ioannidis, chercheur aussi brillant qu’iconoclaste, écrivait il y a quelques mois, dans un de ses articles : « Focusing on neurobiology (e.g., neurochemistry) to explain mechanisms and to develop effective treatments for mental conditions has achieved limited progress. The failure is so prominent that big pharma has largely abandoned new drug development in this field, despite its huge burden of disease and potential market 1 » [1]. Et il n’est pas le seul à penser cela. Plusieurs voix s’élèvent pour appeler à un constat : dans les dernières décennies, les neurosciences ont été à l’origine de percées inouïes dans notre connaissance du fonctionnement du cerveau, mais cela n’a pourtant eu quasiment aucun impact sur l’amélioration des traitements psychiatriques. Avec un soupçon de provocation, on pourrait illustrer cette affirmation en constatant que, dans ce domaine, le soin qui a suscité le plus d’engouement en ce début de siècle est possiblement la méditation de pleine conscience, développée à partir de la méditation bouddhique et non à partir d’une compréhension intime du fonctionnement de notre système nerveux central. Si nous acceptons, au moins provisoirement, ce triste constat, il faut alors considérer avec lucidité une alternative : soit la psychiatrie est une discipline devenue anachronique, soit la recherche en psychiatrie doit changer radicalement de référentiel épistémique2.

Mais au fait, qu’est-ce que la psychiatrie ? Étymologiquement, il s’agit de la discipline médicale qui a pour objet de traiter les maladies de l’âme. La notion d’âme est certes bien embarrassante pour un scientifique, mais au-delà de cela, la question de la légitimité de la médecine à s’occuper de ces questions s’est posée depuis fort longtemps. Hippocrate aurait ainsi décidé que : « l’âme appartient au philosophe, le corps au médecin » [2]. Certains historiens considèrent que c’est avec Philippe Pinel que s’opère une « annexion par la médecine du domaine des passions ».

L’autonomie des maladies de l’âme au sein de la médecine a donc à peine plus de deux cents ans et va de pair avec la naissance de la psychiatrie. Les choses ne vont pas en rester là. Pour preuve, les tensions qui vont exister au début du xx e siècle entre les perspective kraepeliniennes (se focalisant sur le cerveau) et les positions freudiennes (davantage centrées sur le vécu intrapsychique). En France, au décours de la Seconde Guerre mondiale, va se discuter pendant une vingtaine d’année la question de la scission de la neuropsychiatrie en deux disciplines distinctes. « Les journées du livre blanc de psychiatrie » organisées de 1966 à 1968 en sont le témoignage [3]. Se pose alors la question de la spécificité réelle ou pas de la psychiatrie par rapport à la neurologie. Problèmes fonctionnels dans un cas, lésionnels dans l’autre ? Mais avec l’amélioration prévisible des techniques, tout est voué à être de nature lésionnelle. L’impact comportemental des troubles psychiatriques est en outre mis en avant, la place importante des psychothérapies également, ainsi que celle de la nature de l’entretien clinique. Au final, si la psychiatrie sera bel et bien créée en tant que spécialité médicale autonome par Edgard Faure en 19683, on ne trouve pas, à l’époque, de définition claire et consensuelle de son objet. Voilà qui est bien sûr potentiellement problématique pour le chercheur : sans objet d’étude bien défini, comment construire une démarche expérimentale digne de ce nom ? La tentation de se replier sur l’étude du fonctionnement de l’organe, à l’évidence en lien avec les troubles psychiatriques, est alors grande. La recherche fondamentale en psychiatrie relève ainsi progressivement des neurosciences, ce qui se traduit institutionnellement en France au niveau des commissions scientifiques de l’Inserm ou des ITMO (instituts thématiques multi-organismes).

Un travail anthropologique récent [4] permet pourtant d’entrevoir la possibilité d’une définition de ce qui fait la psychiatrie. Dans son livre « Par-delà nature et culture », Philippe Descola explique en effet que, dans toutes les cultures, les humains ont conscience de l’existence d’une intériorité et d’une physicalité 4. Ce qui différencie ces cultures, c’est la façon de penser les ressemblances entre ces intériorités et physicalités chez les humains et chez les non-humains. Partant de là, il est possible de considérer que la psychiatrie a pour objet de « soigner les humains en rupture dans leur existence, du fait d’une souffrance qu’ils ressentent comme intérieure à eux-mêmes et non pas projetée sur le corps qu’ils habitent » ([5], p. 37).

Si l’on accepte cette définition, quelle est la science susceptible de penser, de faire progresser la psychiatrie ? Les neurosciences, par définition, s’inscrivent dans la physicalité. Elles peuvent aider à découvrir des thérapeutiques, ce qui est une évidence, même si les succès dans ce domaine sont pour le moment pour le moins limités. Par une triangulation des perspectives, elles peuvent aider à mieux comprendre notre intériorité, mais elles ne peuvent pas, par principe, revendiquer la légitimité d’assumer le rôle d’épistémologie de référence. Les sciences cognitives sont dans une meilleure position. Elles s’intéressent de fait à l’intériorité du sujet et elles peuvent être utilisées, au moins pour partie, pour comprendre le fonctionnement des sociétés, comme le montre l’émergence récente d’une sociologie cognitive. Peut-être un jour verrons-nous l’émergence d’une anthropologie cognitive, d’une théologie cognitive. La culture et les croyances étant tellement importantes en psychiatrie ?

Au-delà de ces spéculations plus ou moins sérieuses, il est assurément temps de se poser des questions de fond concernant la recherche en psychiatrie :

  • Acceptons-nous l’idée qu’une spécialité médicale soit dédiée à la prise en charge des souffrances que les hommes « ressentent comme intérieures à eux-mêmes et non pas projetées sur le corps qu’ils habitent » ? Spécialité médicale nécessaire car relevant de pratiques et de schémas de pensée différents.

  • Si oui, alors, pouvons-nous, devons-nous envisager une ou des science(s) directement en rapport avec ce vécu d’une souffrance intérieure ? Si cela n’est pas le cas, alors, oui, les neurosciences sont le domaine scientifique le plus à même de revendiquer la légitimité épistémique de la recherche en psychiatrie.

  • Dans le cas contraire, alors, les sciences cognitives, dont le paradigme consiste à considérer le sujet pensant comme un système traitant des informations, sont-elles l’horizon indépassable de la conceptualisation du sujet en tant que sujet pensant ?

  • Si tel n’est pas le cas, alors, il va nous falloir sortir des schémas habituels de pensée, lutter contre toutes les formes d’inertie institutionnelle qui existent dans le monde de la recherche comme ailleurs, lutter contre les résistances prévisibles liées à des pertes de pouvoir ou à des situations de rente fort intéressantes. Il va falloir diversifier les champs théoriques, en inventer de nouveaux, pourquoi pas dans les sciences humaines, les sciences sociales, où les nouvelles sciences computationnelles auront une place centrale.

Mais avant cela, il faut nous pencher avec sérieux sur les quatre questions ainsi énoncées et y apporter des réponses qui ne vont pas de soi. Et ces réponses, il nous faudra les assumer.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.


1

« Se centrer sur la neurobiologie (par exemple sur la neurochimie) pour expliquer les mécanismes des maladies psychiatriques et pour développer des traitements efficaces n’a rencontré à ce jour que des succès limités. Cet échec est si patent que l’industrie pharmaceutique a en grande partie abandonné le développement de nouvelles molécules thérapeutiques, malgré l’importance de ces maladies et un marché potentiel conséquent ».

2

Relatif à l’ensemble des connaissances propres à un groupe social, à une époque.

3

La loi du 12 novembre 1968 d’orientation de l’enseignement supérieur, dite loi Faure, en référence au ministre français de l’Éducation nationale alors en poste.

4

« L’intériorité, c’est l’idée qu’il y a au fond des humains, à l’intérieur d’eux-mêmes, quelque chose qui peut avoir son siège dans un organe, mais qui, d’une certaine façon, n’est visible que par les effets qu’il produit. Ces effets étant la conscience, la conscience réflexive, la capacité d’agir, la capacité de signifier, etc. » [4].

Références

  1. Ioannidis JPA. Therapy and prevention for mental health: what if mental diseases are mostly not brain disorders?. Behav Brain Sci 2019 ; 42 : e13. [Google Scholar]
  2. Pigeaud J. Maladie de l’âme. Étude sur la relation de l’âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique, 3e ed. Paris : Les Belles Lettres, 1981 : 592 p. (p. VIII). [Google Scholar]
  3. Schneckenburger R. La distinction entre neurologie et psychiatrie en France entre 1940 et 1968 : le point de vue de quelques neuropsychiatres. Cahiers du Centre Georges Canguilhem 2018; 1 (n° 7) : 33–54. [Google Scholar]
  4. Descola P. Par-delà nature et culture. Bibliothèque des sciences humaines. Paris : Gallimard, 2005, 640 p. [Google Scholar]
  5. Falissard B. Soigner la souffrance psychique des enfants. Paris : Odile Jacob, 2020 : 224 p. [Google Scholar]

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