Issue |
Med Sci (Paris)
Volume 36, Number 3, Mars 2020
|
|
---|---|---|
Page(s) | 225 - 230 | |
Section | M/S Revues | |
DOI | https://doi.org/10.1051/medsci/2020024 | |
Published online | 31 March 2020 |
La sphère orale, cible et marqueur de l’exposition environnementale
I. Défauts du développement dentaire
Oral cavity as a target and a marker of environmental exposures: developmental dental defects
1
Centre de Recherche des Cordeliers, Inserm UMRS 1138, Université de Paris, Sorbonne Université, 15 rue de l’École de Médecine, 75006, Paris, France
2
Toxalim, INRA, Université de Toulouse, 31000 Toulouse, France
3
Inserm UMRS 1124, Université de Paris, 75006 Paris, France
4
Université de Strasbourg, 67000 Strasbourg, France
5
Muséum National d’Histoire Naturelle, CNRS UMR 7221, 75006 Paris, France
6
Unité de Recherche en Biomatériaux Innovants et Interfaces EA4462, Université Paris Descartes, Montrouge ; Hôpital Henri Mondor, AP-HP, 94010 Créteil, France
La cavité buccale est l’une des voies majeures des contaminations environnementales connues pour être impliquées dans de nombreuses pathologies chroniques (cancers, troubles de la fertilité et du comportement) via l’alimentation, les médications ou même la respiration. Ces facteurs environnementaux incluant, entre autres, des perturbateurs endocriniens et le fluor en excès, peuvent perturber le développement dentaire et ainsi générer des défauts irréversibles de l’émail. Ces défauts sont alors traités avec des matériaux dont certains libèrent des molécules capables à leur tour de générer ces défauts, conduisant à un cercle vicieux, notamment chez la femme enceinte et le jeune enfant. Cette synthèse fait le point sur l’état des connaissances, les questions et controverses sur les facteurs environnementaux courants susceptibles d’entrer en contact avec la sphère orale, leurs mécanismes d’actions et les médiateurs impliqués dans les pathologies de l’émail associées aux conditions environnementales.
Abstract
The oral cavity is one of the main route for environmental contaminations associated to many chronic diseases (cancers, fertility and behavior disorders for example) via alimentation, medications and respiration. These environmental factors including, among others, endocrine disruptors and excessive fluoride can disrupt dental development and thus generate irreversible enamel defects. These defects are then treated with materials that may release molecules capable of generating these defects, leading to a vicious circle, particularly in pregnant women and young children. The present paper aims to review the state of knowledge, questions and controversies on common environmental factors in contact with the oral cavity. It also reviews their mechanisms of action and the mediators involved in enamel pathologies associated with environmental conditions. Dental tissues can not only be targeted by environmental factors but can also serve as early and easily accessible markers of exposure to these agents. Understanding and characterizing the environmental impact in the oral cavity will help to prevent multiple diseases, oral and distant, whose link with oral homeostasis is just being explored.
© 2020 médecine/sciences – Inserm
Article publié sous les conditions définies par la licence Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), qui autorise sans restrictions l'utilisation, la diffusion, et la reproduction sur quelque support que ce soit, sous réserve de citation correcte de la publication originale.
Vignette (Photo © Inserm - Bertrand Kerebel).
Les tissus dentaires peuvent non seulement être la cible des facteurs environnementaux mais également servir de marqueurs précoces et sont facilement accessibles et exposés à ces agents. La compréhension et la caractérisation de l’impact environnemental dans la sphère orale aidera à prévenir de multiples pathologies non seulement dans cette cavité, mais également des pathologies plus éloignées dont le lien avec l’homéostasie orale commence à peine à être exploré.
Facteurs environnementaux contaminants
La cavité orale est contaminée par une variété de facteurs environnementaux qui sont regroupés, pour certains, sous le terme de « contaminants alimentaires », lorsque les individus ne les identifient pas et subissent leurs contaminations : par exemple, les mycotoxines produites par des champignons. D’autres, nommés « toxiques », correspondent à des contaminants qui ont été consommés sciemment, en ayant connaissance de leurs effets secondaires ou de la prise de risque associé à leur consommation, comme l’alcool, le tabac, certains médicaments, voire le sucre lorsqu’il est pris en excès. La contamination d’un aliment peut également survenir au cours des différentes étapes de sa fabrication : les denrées produites peuvent en effet avoir été originellement contaminées par la présence de composés introduits involontairement dans les sols (pour les cultures) ou dans la chaîne alimentaire (pour l’élevage et la production industrielle), comme les dioxines, les biocides, les plastifiants, entre autres. Les produits phytosanitaires (ou pesticides dont les fongicides, les herbicides, les insecticides, etc.) sont, eux, communément utilisés au cours du processus de production : récolte, conservation des fruits, légumes et céréales (qui seront utilisés ou non pour l’élevage). Les procédés utilisés pour la confection des produits (fumage et cuisson) peuvent également engendrer la néo-synthèse de molécules qui s’avèrent nocives pour la santé, comme les hydrocarbures polycycliques (HAP) ou l’acrylamide, désormais identifiée comme un produit cancérogène. L’acrylamide est en effet produite par réaction de glycation des produits lors de leur chauffage ou cuisson. Les processus de conditionnement, quant à eux, peuvent provoquer le transfert de bisphénols et de phtalates du produit d’emballage vers l’aliment. Tous ces xénobiotiques sont fortement suspectés d’induire des pathologies métaboliques, malignes et auto-immunes chez l’adulte, mais aussi des pathologies du développement touchant le fœtus, via la mère, ou le jeune enfant. La prévalence de ces pathologies non-infectieuses étant en augmentation constante depuis les dernières décennies, notamment chez les sujets jeunes, la connaissance, voire la maîtrise, de ces facteurs étiologiques apparaissent donc indispensables. Les questions qui portent sur leur capacité de perturbation et leurs mécanismes d’action au sein de la cavité orale se posent ainsi légitimement et devraient faire l’objet de recherches particulières ces prochaines années.
L’émail dentaire marqueur des conditions environnementales
Le développement dentaire et, en particulier, la synthèse de l’émail suivent une séquence d’événements moléculaires et cellulaires parfaitement ordonnés dans l’espace et le temps [1]. On distingue trois phases majeures dans l’amélogenèse1 : la prolifération et le recrutement des cellules souches ; la secrétion, au cours de laquelle les protéines matricielles amélaires déterminent l’épaisseur de l’émail et aident à sa minéralisation ; et la maturation qui voit la quasi-totalité de ces protéines amélaires dégradées pour laisser l’espace rendu libre pour la croissance des cristaux d’apatite et la minéralisation complète de l’émail [2] (→), tissu le plus minéralisé de l’organisme recouvrant la couronne dentaire. Lorsque ce processus s’achève, la dent est prête à faire son éruption dans la cavité orale. Les améloblastes sont perdus au cours de cette dernière étape, ce qui rend toute atteinte future de l’émail irréparable et donc irréversible. Ainsi, les perturbations exogènes touchant les améloblastes ou les régulations endogènes de leur activité et de leur survie, peuvent conduire à des stigmates amélaires, témoins de ces perturbations. Ces stigmates pourront ainsi aider à reconstituer l’historique des expositions et contaminations que les améloblastes ont subies (Figure 1).
(→) Voir la Synthèse de G. Lignon et al., m/s n° 5, mai 2015, page 515
Figure 1. Fenêtre d’exposition et sélectivité des atteintes de l’émail dentaire. L’exposition à divers facteurs environnementaux peut altérer l’activité des améloblastes, cellules en charge de la synthèse de l’émail, et générer des défauts amélaires irréversibles sur les dents se formant au cours de cette période d’exposition. Le développement dentaire s’étale de la vie fœtale à 4-7 ans après la naissance, période de susceptibilité maximale aux toxiques environnementaux dont l’exposition peut être déterminante pour l’état de santé chez l’adulte. Les hypominéralisations amélaires résultantes sont traitées par des matériaux qui peuvent libérer des monomères de bisphénols pouvant à leur tour contribuer au développement de maladies. La dent peut donc servir de marqueur précoce d’exposition à ces agents. |
Le développement de chaque dent a été décrit dans le détail en fonction du temps [3]. Cela permet de définir assez précisément la fenêtre de temps d’exposition aux agents qui ont altéré sélectivement le développement de certaines dents. Le développement de l’émail dentaire s’effectue au cours des deux derniers trimestres de la vie fœtale et entre 4 et 6 ans après la naissance, soit une fenêtre de temps déterminante pour l’état de santé futur de l’adulte [4]. L’ensemble de ces caractéristiques propres et uniques de l’émail confèrent à ce tissu des propriétés de traceur d’exposition aux agents qui ont pu perturber sa synthèse, mais aussi altérer la santé d’un individu, comme cela semble le cas des perturbateurs endocriniens [5].
Comment certains agents perturbateurs endocriniens peuvent-ils causer des défauts de l’émail ?
Le concept de « perturbateur endocrinien » a vu le jour au début des années 1990 à la suite de la conférence de Winspread2 [6]. Des chercheurs travaillant dans deux champs disciplinaires jusqu’alors distincts, l’écotoxicologie et l’endocrinologie, ont, au cours de cette conférence, confronté leurs données et ont ainsi identifié des molécules capables d’interférer à la fois sur la santé humaine et sur l’environnement. Le répertoire de cette famille de molécules perturbatrices reste, encore aujourd’hui, mal défini et est en constante évolution ; il fait d’ailleurs l’objet d’une mission confiée à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), dans le cadre de la deuxième stratégie nationale d’identification des perturbateurs endocriniens (SNPE2). Il existe néanmoins plusieurs listes, établies par les organisations et agences gouvernementales de par le monde (dont la TEDX List), et publications [7] qui identifient et regroupent ces molécules dont l’activité et l’impact en santé restent vivement débattus. D’après la définition de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) datant de 2002 et toujours en vigueur, les perturbateurs endocriniens (PE) sont des molécules, ou mélanges de molécules exogènes, qui sont capables d’interférer avec le système endocrinien d’un organisme ou de ses descendants. Les PE peuvent être naturels (phyto-œstrogènes, mycotoxines) ou manufacturés (retardateurs de flamme, filtres ultra-violets, pesticides, conservateurs, plastifiants, etc.). Ils sont largement utilisés par les industriels de la cosmétique, du médicament, de l’agro-alimentaire, de l’équipement et, de ce fait, ils se retrouvent aujourd’hui omniprésents dans notre environnement quotidien. Les contaminations sont majoritairement orales, à travers l’alimentation. Bien que d’usage, de structure et de fonction différents, la plupart de ces PE présentent des propriétés structurales et biochimiques qui leur permettent de franchir passivement les membranes des cellules, mais aussi la barrière placentaire, ce qui justifie les précautions particulières à prendre à l’égard des femmes enceintes. Ce point est d’autant plus important que la plupart de ces molécules sont prises en charge et inactivées par différentes isoformes de UDP-glucuronosyl-transférases (UGT) hépatiques, des enzymes qui assurent la glucuronoconjugaison des métabolites endogènes (bilirubine, stéroïdes) et des xénobiotiques, permettant leur élimination urinaire [8]. Les PE inhibent l’activité et l’expression de ces enzymes. Et en raison de son immaturité hépatique, ils sont éliminés moins efficacement chez le fœtus que chez l’adulte [9] et se concentrent ainsi davantage dans un organisme jeune [8, 10].
Une contamination massive des populations (plus de 90 % des individus) a été mise en évidence pour les dizaines de PE les plus répandus (ou les plus recherchés) [11]. Et de nombreuses études épidémiologiques récentes établissent un lien entre le degré de contamination des populations et l’incidence de malformations du tractus génital, de l’obésité, de troubles du comportement, de certains cancers hormono-dépendants (pour ne citer que les études les plus fréquentes) [5]. L’exposition aux PE constitue d’ailleurs la principale hypothèse expliquant l’inquiétante baisse de fertilité masculine à l’échelle mondiale. Leur activité n’est plus discutée aujourd’hui dans la communauté scientifique et médicale ; elle a été largement démontrée expérimentalement. Les enjeux actuels visent à établir précisément les liens entre les résultats obtenus expérimentalement sur l’animal et les données épidémiologiques, et portent sur l’impact sanitaire des combinaisons de PE lorsqu’ils sont utilisés à faibles doses (effet cocktail).
Parmi les 1 491 molécules présentant une activité de PE (référencées dans la TEDX List de Juin 2019), le bisphénol A (BPA) apparaît comme exemplaire, tant il a été étudié dans diverses conditions expérimentales et cliniques. C’est d’ailleurs une des seules molécules manufacturées non médicamenteuses classée par l’Autorité européenne de sécurité alimentaire (EFSA) comme un PE avéré pour la santé (en 2017) et l’environnement (en 2018). De nombreuses données expérimentales obtenues chez le rongeur permettent d’identifier les conséquences pathologiques liées à l’exposition au BPA, conséquences sans doute identiques chez l’homme. Ainsi, chez le rat, les défauts de l’émail d’animaux exposés au BPA à faible dose durant la vie fœtale présentent de nombreuses similarités avec l’émail des enfants présentant une hypominéralisation des molaires et incisives (MIH) [12], une pathologie de l’émail décrite seulement en 2001 [13] et dont les facteurs étiologiques demeurent encore obscurs [14]. Dans cette pathologie, les dents atteintes présentent des opacités localisées reflétant une hypominéralisation dont la sévérité peut être évaluée : les dents se développant les premières sont atteintes préférentiellement, l’émail est poreux et capable d’accumuler de l’albumine (Figure 1). Les PE dont l’activité est similaire à celle du BPA s’avèrent donc des candidats intéressants comme facteurs potentiellement aptes à générer une MIH. Des études confortent cette hypothèse, notamment celles montrant des hypominéralisations de l’émail consécutives à l’exposition chronique de rongeurs à la vinclozoline, la génistéine, les phtalates ou la dioxine (Figure 1) [15, 16], ou associant hypominéralisations de l’émail et contaminations par la dioxine et par les polychlorobiphényles (PCB) chez l’homme [16, 17]. La comparaison des défauts dentaires obtenus après exposition à ces différents PE révèle des caractéristiques physiopathologiques qui leur sont spécifiques, suggérant un mode d’action et des cibles cellulaires et moléculaires propres à chaque PE ou à chaque mélange de PE. Ces différences posent ainsi des questions quant à l’hétérogénéité des MIH : cette pathologie pourrait, en fait, regrouper des anomalies de l’émail différentes, affectant une variété de dents plus étendue que celle proposée initialement [18]. Cette hétérogénéité pourrait avoir pour origine des combinaisons variables d’expositions aux agents causaux, regroupant non seulement des PE mais aussi, possiblement, des antibiotiques et des médicaments dans un contexte environnemental et génétique particulier, encore inconnu, et qui favoriserait l’action de ces molécules [14, 19].
Les améloblastes expriment la plupart des récepteurs des hormones stéroïdiennes [20], ceux-là même qui sont impliqués dans les effets physiopathologiques des PE. D’ailleurs, la synthèse de l’émail est modulée par les androgènes [21] et par la vitamine D [22]. Les rétinoïdes, métabolites de la vitamine A, ont également été impliqués dans la régulation de l’amélogenèse [23]. Il a en effet été montré que des souris exposées durant la vie fœtale à un excès d’acide rétinoïque présentaient une quantité d’émail dentaire réduite et un os très altéré.
La compréhension des mécanismes d’action de ces molécules perturbatrices devrait permettre de mettre fin à la controverse qui oppose chercheurs, industriels, politiques et agences sanitaires en raison d’enjeux économiques et idéologiques contradictoires [24]. En attendant un éclairage objectif, les coûts de santé en lien avec les maladies associées à l’exposition à ces PE ont été évalués [25] : la seule exposition prénatale au BPA a été identifiée comme associée probablement à 42 400 cas d’obésité de l’enfant en Europe, avec un coût global estimé à 1,54 milliard d’euros.
La cavité orale siège d’un cercle vicieux
Certains matériaux dentaires couramment utilisés en dentisterie conservatrice et pour des traitements orthodontiques libèrent des monomères de BPA (Figure 1) [26]. Une prise de conscience des chirurgiens-dentistes demandant aux fabricants la liste des constituants des matériaux qu’ils utilisaient, a conduit ces derniers à rechercher de nouvelles formulations et procédures d’utilisation tendant à réduire la quantité de monomères de BPA potentiellement libérés. Aucun de ces biomatériaux ne renferme de BPA à l’état pur, mais la plupart d’entre eux sont synthétisés à partir de monomères qui sont dérivés du BPA, ou à partir d’autres monomères pouvant présenter une cytotoxicité [27]. Il est donc indispensable de connaître la composition et de maîtriser les protocoles d’utilisation de ces matériaux qui sont couramment employés pour le traitement des caries, notamment dans le cas de MIH, afin de briser un cercle vicieux pouvant s’installer entre exposition du patient et traitement de ses maladies qui sont elles-mêmes associées à cette exposition, d’autant que ces molécules peuvent présenter des activités non monotones, avec des effets importants à très faibles doses [28], et passer la barrière sublinguale [29].
La découverte du passage sublingual du BPA chez le chien interroge en effet sur l’impact chronique de ce contaminant, utilisé à faibles doses, sur la cavité buccale. Elle met en évidence une possible contamination systémique à d’autres tissus cibles, via la circulation sanguine [5]. Ce passage sublingual peut ainsi se produire chez les individus qui ont été soignés pour des caries depuis plusieurs années avec des composites dentaires qui étaient moins contrôlés qu’aujourd’hui et manipulés selon des procédures moins bien identifiées qu’à l’heure actuelle. Ce possible passage dans la circulation sanguine pourrait expliquer les taux circulants de BPA qui s’avèrent bien supérieurs aux valeurs prédites en fonction des données moyennes de contaminations et de l’intense métabolisation du BPA en BPA glucuronide par le foie. La clairance du BPA reste néanmoins importante chez l’homme : on estime que moins de 0,5 % de la quantité ingérée accède à la circulation sanguine générale sous forme active. Mais ce pourcentage atteint près de 60 % pour le bisphénol S (BPS), un des substituts du BPA, en raison d’une absorption intestinale plus importante et surtout d’un métabolisme hépatique plus modéré [30]. La substitution du BPA par le BPS est donc préoccupante : elle risque d’accroître encore l’exposition interne des individus. Il est donc nécessaire de connaître les mécanismes d’action de ces molécules de substitution proposées par les industriels afin d’appréhender leurs possibles effets sur la santé.
Le fluor : des effets bénéfiques et des effets secondaires
Le fluor est l’une des molécules en contact chronique avec la cavité buccale. Capable de (re)minéraliser l’émail en surface et d’inhiber les énolases bactériennes à l’origine des caries, il est, de ce fait, couramment utilisé pour prévenir ces dommages. Pourtant, l’exposition à un excès de fluor peut conduire au développement de fluoroses dentaires et osseuses, des pathologies qui avaient été identifiées dès la première moitié du XXe siècle [31]. La fluorose dentaire est, comme la MIH, une pathologie du développement de l’émail, qui, comme cette dernière, provoque des tâches opaques blanchâtres à brunâtres, ce qui peut, dans certains cas, poser des problèmes de diagnostic entre les deux pathologies. La fluorose touche moins de 3 % des enfants en France, mais près de 200 millions de personnes dans le monde, réparties dans 25 pays [32]. La dose de fluor prophylactique est évaluée à 0,05 mg/kg/j. Mais une dose supérieure à 0,1 mg/kg/j expose à un risque de fluorose. Or, il est fréquent que la teneur en fluor de l’eau de boisson, notamment certaines eaux minérales, soit comprise entre 0,3 à 0,5 mg par litre, des doses susceptibles d’induire une fluorose.
En plus de ses propriétés extracellulaires qui sont bien documentées, des données récentes rapportent des effets intracellulaires du fluor, avec la modulation d’expression de gènes dans l’épithélium dentaire, mais aussi dans d’autres tissus (Figure 1). L’exposition au fluor a ainsi été associée à des effets dépassant le cadre buccal et les tissus minéralisés, dont des effets neurotoxiques et une diminution du quotient intellectuel [33, 34], des perturbations de l’axe androgénique [35] (le fluor est répertorié comme un PE dans la TEDX List), et une augmentation des processus inflammatoires [36]. L’implication des récepteurs des hormones stéroïdiennes (progestérone et androgènes) dans les mécanismes d’action du fluor sur les améloblastes [37] laisse ainsi suspecter de fortes interactions entre fluor et PE. D’ailleurs, le fluor et le BPA peuvent avoir des effets complémentaires et additionnels comme perturbateurs de l’amélogénèse [38]. Ceci pourrait expliquer l’accroissement de la sensibilité au fluor et une augmentation des fluoroses dans la population [39]. Le fluor réduit également la capacité des cellules à stocker le fer, en diminuant notamment la quantité de chaînes lourdes de ferritine [40]. Cette action sur le stockage du fer peut avoir de nombreuses conséquences sur les processus cellulaires qui l’impliquent, tels que le stress oxydant et la prolifération cellulaire. L’ensemble de ces données amène à reconsidérer la nécessité de supplémenter les individus en fluor en tenant compte de l’évolution des modes de vie et de l’accès à des aliments naturellement riches en fluor (le thé par exemple).
Conclusion
Les défauts dentaires résultant d’expositions à des agents environnementaux pourraient être utilisés comme marqueurs précoces d’exposition, voire marqueurs de pronostic de maladies associées à ces expositions et diagnostiquées plus tard, souvent durant la vie adulte, alors que les défauts dentaires sont observés dès l’enfance au moment de l’éruption dentaire. En effet, l’émail des dents temporaires est synthétisé depuis la vie fœtale et celui des dents permanentes, depuis la naissance jusqu’à l’adolescence. On sait par ailleurs que les conditions périnatales sont déterminantes pour la santé du futur adulte. L’émail dentaire pourrait donc en être le reflet très précoce.
Liens d’intérêt
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
La conférence de Wingspread dans le Wisconsin a réuni 21 participants du 26 au 28 juillet 1991 ; elle est le fruit du travail de Theodora Colborn. Si le concept de perturbateur endocrinien est inventé à Wingspread en 1991, deux publications seront à l’origine de son développement : un rapport rédigé à la demande du ministère danois de l’environnement et de l’énergie en 1995 et un livre publié en 1996 par Theodora Colborn, préfacé par Al Gore, alors vice-président des États-Unis, qui aura un retentissement mondial. https://www.senat.fr/rap/r10-765/r10-76514.html
Références
- Lacruz RS, Habelitz S, Wright JT, Paine ML. Dental enamel formation and implications for oral health and disease. Physiol Rev 2017 ; 97 : 939–993. [Google Scholar]
- Lignon G, de la Dure-Molla M, Dessombz A, Berdal A, Babajko S. L’émail : un autoassemblage unique dans le monde du minéral. Med Sci (Paris) 2015 ; 31 : 515–521. [CrossRef] [EDP Sciences] [PubMed] [Google Scholar]
- AlQahtani SJ, Hector MP, Liversidge HM. Brief communication: the London atlas of human tooth development and eruption. Am J Phys Anthropol 2010 ; 142 : 481–490. [Google Scholar]
- Bertagnolli M, Luu TM, Lewandowski AJ, et al. Preterm birth and hypertension: is there a link?. Curr Hypertens Rep 2016 ; 18 : 28. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Gore A, Chappell V, Fenton S, et al. EDC-2: The endocrine society’s second scientific statement on endocrine-disrupting chemicals. Endocr Rev 2015 ; 36 : E1–150. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Colborn T.. Pesticides-how research has succeeded and failed to translate science into policy: endocrinological effects on wildlife. Environ Health Perspect 1995 ; 103 : 81–85. [PubMed] [Google Scholar]
- Karthikeyan BS, Ravichandran J, Mohanraj K, Vivek-Ananth RP, Samal A. A curated knowledgebase on endocrine disrupting chemicals and their biological systems-level perturbations. Science Total Environm 2019 ; 692 : 281–296. [CrossRef] [Google Scholar]
- Corbel T, Perdu E, Gayrard V, et al. Conjugation and deconjugation reactions within the fetoplacental compartment in a sheep model: a key factor determining bisphenol A fetal exposure. Drug Metab Dispos 2015 ; 43 : 467–476. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Du Z, Cao YF, Li SN, et al. Inhibition of UDP-glucuronosyltransferases (UGTs) by phthalate monoesters. Chemosphere 2018 ; 197 : 7–13. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Beszterda M, Franski R. Endocrine disruptor compunds in environment: as a danger for children health. Pediatr Endocrinol Diabetes Metab 2018 ; 24 : 88–95. [Google Scholar]
- Pirard C, Sagot C, Deville M, Dubois N, Charlier C. Urinary levels of bisphenol A, triclosan and 4-nonylphenol in a general Belgian population. Environ Int 2012; 48 : 78–83. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Jedeon K, De la Dure-Molla M, Brookes SJ, et al. Enamel defects reflect perinatal exposure to bisphenol A. Am J Pathol 2013 ; 183 : 108–118. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Weerheijm KL, Jalevik B, Alaluusua S. Molar-incisor hypomineralisation. Caries Res 2001 ; 35 : 390–391. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Alaluusua S.. Aetiology of molar-Incisor hypomineralisation: a systematic review. Eur Arch Paediatr Dent 2010 ; 11 : 53–58. [Google Scholar]
- Jedeon K, Marciano C, Loiodice S, et al. Enamel hypomineralization due to endocrine disruptors. Connect Tissue Res 2014 ; 55 : 43–47. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Alaluusua S, Calderara P, Gerthoux PM, et al. Developmental dental aberrations after the dioxin accident in Seveso. Environ Health Perspect 2004 ; 112 : 1313–1318. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Jan J, Sovcikova E, Kocˇan A, Wsolova L, Trnovec T. Developmental dental defects in children exposed to PCBs in eastern Slovakia. Chemosphere 2007 ; 67 : 350–354. [Google Scholar]
- Mittal N. Phenotypes of enamel hypomineralization and molar incisor hypomineralization in permanent dentition: identification, quantification and proposal for classification. J Clin Pediatr Dent 2016 ; 40 : 367–374. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Serna C, Vicente A, Finke C, Ortiz AJ. Drugs related to the etiology of molar incisor hypomineralization: a systematic review. J Am Dent Assoc 2016 ; 147 : 120–130. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Houari S, Loiodice S, Jedeon K, et al. Expression of steroid receptors in ameloblasts during amelogenesis in rat incisors. Front Physiol 2016 ; 7 : 503. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Jedeon K, Loiodice S, Salhi K, et al. Androgen receptor involvement in rat amelogenesis: an additional way for endocrine-disrupting chemicals to affect enamel synthesis. Endocrinology 2016 ; 157 : 4287–4296. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Papagerakis P, Hotton D, Lezot F, et al. Evidence for regulation of amelogenin gene expression by 1,25-dihydroxyvitamin D(3) in vivo. J Cell Biochem 1999 ; 76 : 194–205. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Morkmued S, Laugel-Haushalter V, Mathieu E, et al. Retinoic acid excess impairs amelogenesis inducing enamel defects. Front Physiol 2017 ; 7 : 673. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Vandenberg LN, Hunt PA, Gore AC. Endocrine disruptors and the future of toxicology testing - lessons from CLARITY-BPA. Nat Rev Endocrinol 2019 ; 15 : 366–374. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Trasande L, Zoeller RT, Hass U, et al. Estimating burden and disease costs of exposure to endocrine-disrupting chemicals in the European union. J Clin Endocrinol Metab 2015 ; 100 : 1245–1255. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Olea N, Pulgar R, Pérez P, et al. Estrogenicity of resin-based composites and sealants used in dentistry. Environ Health Perspect 1996 ; 104 : 298–305. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Dursun E, Fron-Chabouis H, Attal JP, Raskin A. Bisphenol A release: survey of the composition of dental composite resins. Open Dent J 2016 ; 10 : 446–453. [PubMed] [Google Scholar]
- Zoeller RT, Vandenberg LN. Assessing dose-response relationships for endocrine disrupting chemicals (EDCs): a focus on non-monotonicity. Environ Health 2015 ; 14 : 42. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Gayrard V, Lacroix MZ, Collet SH, et al. High bioavailability of bisphenol A from sublingual exposure. Environ Health Perspect 2013 ; 121 : 951–956. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Gayrard V, Lacroix MZ, Grandin FC, et al. Oral systemic bioavailability of bisphenol A and bisphenol S in pigs. Environ Health Perspect 2019 ; 127 : 77005. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Fejerskov O, Larsen MJ, Richards A, Baelum V. Dental tissue effects of fluoride. Adv Dent Res 1994 ; 8 : 15–31. [Google Scholar]
- Rasool A, Farooqi A, Xiao T, et al. A review of global outlook on fluoride contamination in groundwater with prominence on the pakistan current situation. Environl Geochem Health 2018 ; 40 : 1265–1281. [CrossRef] [Google Scholar]
- Bashash M, Marchand M, Hu H, et al. Prenatal fluoride exposure and attention deficit hyperactivity disorder (ADHD) symptoms in children at 6–12 years of age in Mexico City. Environ Int 2018 ; 121 : 658–666. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Green R, Lanphear B, Hornung R, et al. Association between maternal fluoride exposure during pregnancy and IQ scores in offspring in Canada. JAMA Pediatr 2019 ; 173 : 940–948. [Google Scholar]
- Yang L, Jin P, Wang X, et al. Fluoride activates microglia, secretes inflammatory factors and influences synaptic neuron plasticity in the hippocampus of rats. Neurotoxicology 2018 ; 69 : 108–120. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Duan L, Zhu J, Wang K, et al. Does fluoride affect serum testosterone and androgen binding protein with age-specificity? A population-based cross-sectional study in Chinese male farmers. Biol Trace Elem Res 2016 ; 174 : 294–299. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Le MH, Nakano Y, Abduweli Ugyghurturk D, Zhu L, Den Besten PK. Fluoride alters Klk4 expression in maturation ameloblasts through androgen and progesterone receptor signaling. Front Physiol 2017; 8 : 925. [PubMed] [Google Scholar]
- Jedeon K, Houari S, Loiodice S, et al. Chronic exposure to bisphenol A exacerbates dental fluorosis in growing rats. J Bone Miner Res 2016 ; 31 : 1955–1966. [Google Scholar]
- Beltran-Aguilar ED, Barker L, Dye BA. Prevalence and severity of dental fluorosis in the United States, 1999–2004. NCHS data brief 2010 ; 53 : 1–8. [Google Scholar]
- Houari S, Picard E, Wurtz T, et al. Disrupted iron storage in dental fluorosis. J Dent Res 2019 ; 98 : 994–1001. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
Liste des figures
Figure 1. Fenêtre d’exposition et sélectivité des atteintes de l’émail dentaire. L’exposition à divers facteurs environnementaux peut altérer l’activité des améloblastes, cellules en charge de la synthèse de l’émail, et générer des défauts amélaires irréversibles sur les dents se formant au cours de cette période d’exposition. Le développement dentaire s’étale de la vie fœtale à 4-7 ans après la naissance, période de susceptibilité maximale aux toxiques environnementaux dont l’exposition peut être déterminante pour l’état de santé chez l’adulte. Les hypominéralisations amélaires résultantes sont traitées par des matériaux qui peuvent libérer des monomères de bisphénols pouvant à leur tour contribuer au développement de maladies. La dent peut donc servir de marqueur précoce d’exposition à ces agents. |
|
Dans le texte |
Current usage metrics show cumulative count of Article Views (full-text article views including HTML views, PDF and ePub downloads, according to the available data) and Abstracts Views on Vision4Press platform.
Data correspond to usage on the plateform after 2015. The current usage metrics is available 48-96 hours after online publication and is updated daily on week days.
Initial download of the metrics may take a while.