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Med Sci (Paris)
Volume 35, Number 4, Avril 2019
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Page(s) | 375 - 380 | |
Section | Forum | |
DOI | https://doi.org/10.1051/medsci/2019065 | |
Published online | 30 April 2019 |
« La fille de Jeanne Calment a usurpé l’identité de sa mère »
Un travail d’amateur ou une recherche scientifique ?
Jeanne Calment’s daughter usurped her mother’s identity - An amateur work or scientific research ?
Centre de Recherches sur la Cognition Animale, Centre de Biologie Intégrative (CBI Toulouse), Université de Toulouse, CNRS, UPS, 118, route de Narbonne, 31062 Toulouse, France
La presse a fait un large écho à la remise en cause, par ce qu’elle a appelé des « chercheurs russes », de la longévité de Jeanne Calment. L’hypothèse avancée par ces chercheurs est que la fille de Jeanne, Yvonne, aurait remplacé sa mère morte en 1934, et que la longévité de 122 ans établie par des chercheurs français serait en fait de 99 ans. Vu le retentissement médiatique de cette hypothèse, et la position de l’Inserm dans cette problématique, cet article examine les différents arguments et rappelle les critères de tout travail scientifique, dont aucun n’est satisfait dans le travail des « chercheurs russes ».
© 2019 médecine/sciences – Inserm
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Vignette (Photo © Inserm – Patrick Delapierre).
Fin 2018 et début 2019, la presse s’est passionnée pour une étude de « chercheurs russes » (sic) avançant l’hypothèse que Jeanne Calment1 ne serait pas morte en 1997 à 122 ans passés mais en 1934 à l’âge de 59 ans. Sa fille, Yvonne, 36 ans à l’époque, aurait, en fait, remplacé sa mère, ce qui expliquerait ses 122 ans à sa mort, qui ne seraient ainsi que 99 ans. Cette substitution de cadavre aurait eu lieu pour une sordide histoire de frais de succession.
Par la suite, la fausse Jeanne Calment ayant vendu son appartement en viager en 1965 à un notaire décédé avant elle, l’escroquerie serait double. Cette augmentation usurpée de longévité de 23 ans lui aurait ensuite permis de devenir la doyenne de l’humanité et de rester, à ce jour, la personne qui a vécu le plus longtemps.
L’étude originale des « chercheurs russes » n’a pas été publiée dans une revue scientifique, mais sur le site internet ResearchGate (un réseau social de chercheurs), par Nikolay Zak [1]. Elle n’a donc pas été expertisée par les pairs, c’est-à-dire par les autres chercheurs compétents dans le domaine, ce qui n’est pas le fonctionnement normal de la recherche. Valery Novoselov [2], qui se présente comme étant l’initiateur du travail de Zak [1], a, par ailleurs, répondu à une interview sur le site d’une entreprise souhaitant supprimer les maladies liées à l’âge et Yuri Deigin [3], le dirigeant d’une entreprise de rajeunissement, a, lui, publié un article sur un autre site internet, reprenant les arguments de Zak [1].
Dans le cadre d’une activité scientifique dite normale, les choses se seraient arrêtées là : pas de publication des auteurs, mais des affirmations sur internet sans aucune expertise des autres chercheurs experts. Ce n’est pas ainsi que les chercheurs travaillent, sauf s’ils veulent se faire une notoriété à coup de déclarations fracassantes. Aucune raison donc pour les autres chercheurs de perdre leur temps. Néanmoins, comme il se trouve que la presse, soit par recherche du sensationnel, soit pour une autre raison, a publié article sur article sur cette problématique, au risque de tromper le public, il semble nécessaire d’examiner les arguments avancés par ces « chercheurs russes » dans cette controverse. Toutes les discussions dans la presse s’étant fondées sur le texte publié sur le site ResearchGate [1], c’est cette « publication » qui sera examinée ici.
À noter que, récemment, Zak a publié ce texte initial dans la revue Rejuvenation Research sous la forme d’un article reprenant pour l’essentiel son contenu : cette publication sera évoquée dans les conclusions du présent article.
Disons d’emblée qu’il n’y a aucun intérêt à s’intéresser aux déclarations de Jeanne Calment durant ses dernières années en y cherchant des contradictions ou des confusions relatives à des souvenirs datant de décennies. De même, il est sans intérêt de se demander pourquoi Jeanne Calment a détruit ses photos de famille, ce qui suggère, d’après Zak [1], qu’elle « avait quelque chose à cacher »…, ou pourquoi elle « ne voulait pas de publicité quand elle eut 100 ans »2. Tout ceci n’est que spéculation sur les intentions de Jeanne Calment sans autre fondement que les soupçons de l’auteur.
Dans la suite, on s’attache donc aux arguments montrant la possibilité réelle d’une substitution de cadavre en 1934, ce qui expliquerait la longévité extrême qui a été établie pour Jeanne Calment.
L’acte de décès d’Yvonne Calment, la fille de Jeanne : premier argument de la duperie
Zak [1] écrit à propos de l’acte de décès d’Yvonne : « Une veuve de 71 ans, Joséphine Audibert (née à Tarascon), affirme avoir vu le cadavre d’Yvonne, et son témoignage est signé par l’adjointe au maire d’Arles, Justine Valle, qui affirme avoir établi le fait que Yvonne Calment meurt le 19 janvier 1934 à 2 heures du matin, à exactement 36 ans, dans sa maison, rue Gambetta. ». Deigin publie cet acte de décès [3] et commente en disant : « Curieusement, son certificat de décès a été délivré sur la base du témoignage d’un seul témoin de 71 ans, sans profession (c’est-à-dire sans la présence d’un médecin ou d’une infirmière), qui l’a “vue morte” ». Novoselov [2], pour sa part, déclare : « En cas de décès, les procédures formelles habituelles exigent qu’un témoin examine le corps et signe la déclaration de décès. Comment le feriez-vous normalement, si l’un de vos proches mourait subitement ? Vous vous épargneriez l’effort et appelleriez des voisins, je suppose. Ce n’était pas le cas, puisqu’un vieil étranger vivant au loin fut invité à la place. Quand je dis vieux, je veux dire âgé d’environ 70 ans, et, à l’époque, cela aurait pu signifier beaucoup de problèmes de santé, y compris des problèmes de vue. Pourquoi inviter des étrangers de loin, et pourquoi seraient-ils vieux ? ».
Les auteurs [1-3] suggèrent donc que Jeanne est morte en 1934, et non pas sa fille Yvonne, et que celle-ci aurait pris la place de sa mère. En appelant une étrangère âgée, peut-être à la vue basse, la famille s’assurait que la substitution de cadavre ne se verrait pas. Mais est-ce plausible ?
On ne sait pas si un médecin a constaté la mort d’Yvonne en 1934. Avant 1937, seul existe, pour des raisons statistiques, un bulletin individuel de décès précisant les causes du décès. Ce bulletin est rempli selon les déclarations d’un médecin ou « par la famille elle-même ou les témoins du décès lorsque le défunt n’avait reçu l’assistance d’aucun médecin » [4]. Depuis 1937 [4], un médecin établit obligatoirement un certificat de décès et, seulement ensuite, quelqu’un déclare le décès à la mairie, ce qui constitue « l’acte de décès ». Pour cet acte, reproduit par Deigin [3] et sur la Figure 1, le déclarant peut être un parent, mais pas forcément, et c’est souvent, de nos jours, l’employé des pompes funèbres : ce témoin n’a pas besoin de connaître le défunt pour déclarer le décès en mairie. Il n’est, de plus, besoin que d’un seul témoin (version de l’article 78 du Code civil en vigueur de 1924 à 2016 [5]). En somme, l’acte de décès d’Yvonne est parfaitement banal.
Figure 1. Acte de décès d’Yvonne Calment. Le 19 janvier 1934, enregistré à la mairie d’Arles le même jour, et reproduit par Yuri Deigin [3]. |
Pour qu’il y ait substitution de cadavre, il aurait fallu, en plus de la famille et des proches, d’un éventuel médecin, voire du témoin, Joséphine Audibert, que les employés des pompes funèbres chargés de la mise en bière soient complices (les Calment sont des notables connus), ou soient incapables de faire la différence entre une femme de 59 ans, Jeanne, et une autre de 36 ans, Yvonne. L’enterrement ayant été religieux, à la cathédrale Saint Trophime, et la population ayant été invitée à se réunir « à la maison mortuaire rue Gambetta », le domicile des Calment (Figure 2), il faut imaginer que le prêtre ait été aussi complice, et peut-être aussi tous les invités à la veillée du corps… Il faudrait aussi que, par la suite, personne dans la ville d’Arles ne remarque que Jeanne Calment ressemble étrangement à sa fille qu’elle vient d’enterrer, ou alors que tout le monde se taise … En résumé, il fallait un nombre élevé de complices et dont aucun n’aurait jamais évoqué cette substitution de cadavre tout au long de sa vie : on imagine mal la famille Calment soudoyer tous ces gens en ayant la certitude de ne jamais être dénoncée. L’ensemble du processus semble plus que difficile à mettre en œuvre, en particulier dans l’urgence d’un décès à déclarer dans la journée.
Figure 2. Avis de décès d’Yvonne Calment. Paru dans le journal Le Petit Marseillais le 20 janvier 1934, annonçant l’enterrement à la cathédrale Saint Trophime et invitant à se rendre à « la maison mortuaire », le domicile des Calment (https://www.retronews.fr/journal/le-petit-marseillais/20-janvier-1934/437/1804823/11). |
La couleur des yeux de Jeanne Calment : deuxième argument
Zak [1] s’étonne que les yeux de Jeanne soient indiqués sur sa carte d’identité d’avant-guerre comme étant « noirs » alors que les photos en couleur dans son article montrent qu’elle avait les yeux marron, plus ou moins foncé selon l’éclairage. Deigin [3] écrit également « D’ailleurs, sur la carte d’identité de Jeanne ci-dessus, la couleur de ses yeux est inscrite comme “noirs”, bien que la couleur des yeux de la Jeanne âgée soit clairement différente ». Les relevés pour la Fondation IPSEN (innovation for patient care) de Michel Allard indiquent pour leur part des yeux « gris clair ».
Tout cela n’a guère d’importance pour la simple raison qu’il n’existe pas d’yeux noirs chez les humains. Il est donc plus que probable que le fonctionnaire, écrivant les renseignements à la main sur les cartes d’identité de l’époque, se soit trompé et voulait dire, peut-être, « marron ». Chercher si la couleur des yeux de Jeanne Calment correspond à sa carte d’identité alors que celle-ci contient une erreur manifeste — les yeux noirs n’existent pas — n’a donc aucun sens.
La taille de Jeanne Calment : troisième argument
Zak [1] écrit que Georges Garoyan, qui a fait une thèse de médecine en 1990 sur Jeanne Calment [6], rapporte qu’elle mesurait 1,50 m à 114 ans alors que sa carte d’identité des années 1930 indique une taille de 1,52 m, si le renseignement de la carte d’identité est exact. De fait, la taille indiquée lors de la demande de carte d’identité n’est pas vérifiée par l’administration, encore de nos jours. Zak [1] n’a pas eu accès à la thèse de Garoyan, comme il le dit lui-même, mais celle-ci [6] indique bien, page 26, que Jeanne Calment mesurait 1,50 m. Une si faible baisse avec l’âge suggère pour Zak une usurpation d’identité, sa fille Yvonne étant semble-t-il plus grande. À la fin de sa vie, vers 120 ans, Jeanne Calment mesurait 4 pieds 6 pouces soit 1,37 m [7] (page 11). En somme, de 114 à 120 ans, elle aurait perdu 13 cm, mais seulement 2 cm jusqu’à ses 114 ans, ce qui semble curieux. Cependant, Michel Allard et Victor Lèbre ont étudié, pour la Fondation IPSEN, ces données concernant Jeanne Calment : à 115 ans, la mesure à la toise faite par Victor Lèbre indiquait 1,43 m (Michel Allard, communication personnelle3). Elle aurait donc seulement perdu 2 cm jusqu’à 114 ans, puis 7 cm en un an, et enfin 6 cm de 115 à 120 ans, ce qui semble aussi curieux.
Le problème est que la taille de 1,50 m à 114 ans ne résulte pas d’une mesure mais de la simple déclaration de Jeanne Calment. En effet, Georges Garoyan (communication personnelle), devant la difficulté de mesurer une personne si âgée et alors que ce renseignement était tout à fait secondaire pour sa thèse [6], n’a pas mesuré Jeanne Calment, mais lui a simplement demandé sa taille. Jeanne Calment a donné une taille, très proche de celle de sa carte d’identité, mais quand elle était bien plus jeune. Un an plus tard, à 115 ans, elle mesurait réellement 1,43 m et avait donc perdu une dizaine de centimètres depuis son jeune âge.
En résumé, Zak [1] a élaboré une hypothèse sur la substitution de Jeanne par sa fille Yvonne en se fondant sur une absence suspecte de baisse de la taille avec l’âge, mais cette taille de 1,50 m à 114 ans reposait sur la déclaration de Jeanne Calment et non sur une mesure exacte. L’argument de la trop faible baisse avec l’âge de la taille de Jeanne Calment est donc sans valeur.
La fraude à la rente viagère : quatrième argument
Novoselov [2] déclare : « Je me demande pourquoi la revalidation [de l’âge de Jeanne Calment] n’a pas été initiée plus tôt, car plus on creuse, plus on se pose de questions. J’ai trouvé un indice d’explication possible dans le livre “L’assurance et ses secrets” de Jean-Pierre Daniel paru en 2007 ». Son entretien [2] reproduit un passage de ce livre [8] : « Chacun se souvient de Jeanne Calment officiellement morte à 122 ans, le 4 août 1997. Il avait été dit à l’époque que cette dame bénéficiait d’une rente viagère, ce qui était vrai. Celle-ci était versée par une grande société française que cette longévité exceptionnelle ne réjouissait pas. La société était d’autant plus marrie qu’elle savait pertinemment qu’elle ne payait pas Jeanne Calment, mais sa fille. En effet, au décès de la vraie Jeanne Calment, sa fille qui évidemment n’était plus une gamine, avait endossé l’identité de sa mère pour continuer à toucher la rente. La société d’assurance avait découvert l’usurpation d’identité, mais en accord – ou à la demande ? – des pouvoirs publics, elle n’avait pas souhaité la dénoncer tant le personnage de la “doyenne des Français” était devenu mythique ». Zak [1], lui, écrit que Daniel « décrit la rumeur selon laquelle une certaine compagnie d’assurance aurait découvert qu’au lieu de Jeanne Calment, c’était sa fille qui recevait la rente, mais qu’en accord avec les autorités, elle gardait le secret étant donné combien la “doyenne des Français” était devenue légendaire ».
En résumé, d’après Daniel [8] soutenu par Novoselov [2], Yvonne Calment se serait donc substituée à sa mère Jeanne, morte en janvier 1934, pour toucher sa rente viagère, ce qui implique que ce contrat aurait été conclu avant 1934, quand Jeanne Calment avait moins de 59 ans et était mariée avec un homme prospère. Il semble curieux qu’elle se soit séparée de son capital ou de ses biens en signant si jeune un contrat de rente viagère, alors qu’elle était mariée avec un enfant, et donc une héritière. L’argument de la fraude à la rente viagère est donc pour le moins fragile. Zak [1] se fonde ainsi, comme il le dit lui-même, sur une « rumeur ».
La probabilité de vivre 122 ans : cinquième argument
Zak [1] explique que la probabilité d’atteindre 122 ans est infinitésimale et, en particulier, qu’en 1989 pour Jeanne Calment, « sa probabilité personnelle de vivre jusqu’en 1997 était inférieure à 0,5 % ». C’est tout à fait exact et l’INSEE (institut national de la statistique et études économiques) [9] considère qu’il n’y aura pas de survivants après 120 ans en France en 2050.
L’erreur est de confondre probabilité et certitude, car ce n’est pas parce qu’un événement est peu probable qu’il n’arrivera jamais. Tous les joueurs du Loto le savent… : la probabilité qu’une seule personne trouve la bonne combinaison est très faible mais cela arrive, et c’est alors le plus gros lot possible. Une autre erreur serait de penser que si un événement a une chance sur X milliards d’arriver, il faut attendre que X milliards événements se produisent avant qu’il ne puisse arriver.
Pour la longévité, vu les taux de mortalité au-dessus de 105 ans, la chance d’atteindre 122 ans, ou plus, est infime mais pas nulle. Il est probable (mais pas certain) qu’il va se passer beaucoup de temps avant que le record de Jeanne Calment ne soit battu, s’il l’est un jour (voir [10]). Il s’est déjà passé plus de 20 ans et, malgré les soins prodigués aux super-centenaires (les personnes atteignant les 110 ans), aucun n’a encore approché ce record des 122 ans, mais cela pourrait arriver, n’importe quand !
Il faut noter que le raisonnement consistant à dire qu’un événement très improbable, ici les 122 ans, s’explique probablement par l’existence d’une fraude revient à nier toute la base théorique du calcul des probabilités. Prenons un exemple : si on lance une pièce en l’air, on dit généralement que la probabilité qu’elle tombe sur le côté pile est de 50 % et sur le côté face aussi de 50 %. C’est une erreur, car on ne peut exclure que la pièce retombe sur sa tranche et reste ainsi en équilibre (et cette probabilité augmente avec l’épaisseur de la pièce). Cet événement peut arriver n’importe quand, y compris dès le premier lancer de la pièce, même s’il est très improbable. Dire que si la pièce retombe sur la tranche c'est le résultat d’une fraude nie ce qu’est le calcul des probabilités. On a ici un glissement de concept : si un événement très peu probable se produit, c’est anormal, donc explicable seulement par une fraude.
La comparaison des photos d’Yvonne et de Jeanne Calment : sixième argument
Comme pour les déclarations de Jeanne Calment, qui peuvent être confuses, empreintes de faux souvenirs ou de vrais oublis, la comparaison des photos à différents âges a peu de sens. Si Zak [1] voulait vraiment utiliser les photos pour chercher une éventuelle usurpation d’identité, il lui appartenait de recourir à des professionnels (des médecins légistes ?), mais pas de se livrer à des manipulations d’amateur sur Photoshop. Il en est ainsi pour toutes les considérations anthropométriques que fait Zak [1] en écrivant « L’analyse comparative des photos de la jeune Yvonne et de la vieille Jeanne montre une très grande similitude visuelle dans la hauteur et la forme de l’os frontal, la forme du nez et les paramètres anthropométriques du visage ».
Conclusions
Cet article a été écrit uniquement parce que les médias et le grand public, en particulier en France, ont prêté une grande attention aux thèses de Zak [1] et qu’il semble nécessaire d’apporter les réponses que ces médias et le public peuvent se poser. La démarche habituelle des chercheurs, face à des divagations sur internet, est en effet généralement de les ignorer, de la même façon que les astronomes ne réagissent pas aux déclarations des astrologues.
On serait aussi enclin à ne pas réagir à ces déclarations, parce que, si Zak [1] est affilié à la Société naturaliste de Moscou, comme indiqué sur le site ResearchGate, il est difficile de savoir qui est Novoselov [2]. Son unique article récent, trouvé sur les bases de données bibliographiques PubMed ou Europe PMC [11] (article de 2018, un autre date de 1995), indique qu’il est affilié à une « organisation autonome sans but lucratif, le Centre scientifique et médical de gérontologie », situé dans la banlieue de Moscou. Dans son interview [2], il est présenté comme un maître de conférences (assistant professor) au « département de gérontologie et gériatrie de l’Université russe de l’amitié des peuples de Moscou ». Comme on ne trouve pas de département à ce nom ni de Valery Novoselov sur le site internet de cette université4, l’auteur de cet article a écrit par deux fois à la direction de l’université5 pour demander si ce département existait, sans obtenir de réponse. Dans d’autres articles de presse, mais sans qu’on puisse savoir si l’information vient réellement de Novoselov, il est présenté comme le « dirigeant de la section de gérontologie de la Société naturaliste de Moscou », qui dépend de l’Université d’État Lomonosov. Le lien de cette section de gérontologie renvoie vers une page Web6 contenant seulement une photo… du lac Baïkal. On peut donc se demander si Novoselov est affilié à une université et ce qu’est ce « Centre scientifique et médical de gérontologie », qui est son adresse de rattachement dans son article de 2018.
Quoi qu’il en soit de Novoselov, les méthodes de Zak [1] ont peu à voir avec celles de la recherche scientifique. La démarche des chercheurs est de concevoir un plan d’étude ou d’expériences et de le réaliser en prenant soin d’envisager systématiquement les hypothèses opposées à leur propre hypothèse et de les tester. Leur but n’est pas de confirmer leur hypothèse préférée, mais au contraire de tout faire pour l’infirmer : si l’hypothèse résiste à ces tentatives, elle est conservée provisoirement [12]. Pour être reconnue, une recherche doit ensuite être expertisée par les chercheurs compétents dans le domaine, via la soumission d’un article à une revue scientifique reconnue. Les experts examinent l’article et font leurs commentaires aux auteurs, le résultat final pouvant être la publication sans modification, avec modifications, ou le rejet de l’article. L’article étant publié, et seulement à ce moment, les auteurs peuvent décider de signaler leur recherche à la presse s’ils estiment que les résultats le méritent.
Ce n’est pas la démarche de Zak [1]… Celui-ci ne cherche pas à infirmer son hypothèse, mais interprète toute donnée en sa faveur, comme, par exemple, la phrase suivante au sujet de la destruction de la plupart de ses photos de famille par Jeanne Calment : « Très probablement, c’était le résultat d’un calcul froid et d’une nécessité aiguë au lieu d’un acte émotionnel ». Ensuite, Zak [1] ne publie pas sa recherche dans une revue scientifique mais sur un site internet, ResearchGate, un réseau social de chercheurs qui n’a rien à voir avec une revue scientifique. Dès ce moment, et du fait de l’énormité de la thèse avancée, les médias se sont précipités, aidés en cela par les interventions de Deigin [3] et Novoselov [2] sur d’autres sites internet. Il semble évident, vu les critiques apportées ci-dessus, que le travail de Zak [1] n’avait aucune chance d’être publié dans une revue scientifique de gérontologie, de démographie, ou généraliste, sauf à recourir à ce qu’on appelle les « revues prédatrices » de compagnies obscures qui publient n’importe quel article, sans expertise par les pairs, du moment que les auteurs paient des frais de publication élevés. Dans ces conditions, publier son hypothèse sur internet offrait à Zak la possibilité d’un grand retentissement rapide, au détriment d’une validation par les pairs, les médias ne faisant pas forcément la différence entre la publication dans une revue scientifique, après expertise des pairs, et celle sur internet, sans aucun contrôle.
Pour se faire une réputation en sciences, il convient de faire un travail sérieux donnant lieu à publications dans des revues scientifiques, elles-mêmes sérieuses. C’est souvent long et fastidieux, mais il arrive que, par chance, on obtienne un résultat extraordinaire assurant une notoriété immédiate : c’est rare. Une possibilité, pour gagner du temps, consiste à avancer des hypothèses extraordinaires attirant l’attention des médias, même si elles ne reposent sur rien. Un exemple est Aubrey de Grey qui faisait l’hypothèse en 2005 que les humains nés en 2000 pourraient vivre 5 000 ans [13], ce qui lui assure depuis une grande notoriété médiatique fondée sur une hypothèse invérifiable. On pourrait citer toutes les prétentions extraordinaires qui se révèlent, un peu plus tard, dénuées de tout fondement : les journaux télévisés en sont souvent friands.
Pour attirer les médias, on peut aussi s’attaquer à des résultats déjà publiés et suggérer une fraude, ce qui attirera évidemment l’attention : c’est la stratégie de Zak [1]. Dire qu’Yvonne Calment a usurpé l’identité de sa mère morte en 1934 était l’assurance du succès médiatique, en particulier en France. Nous avons vu que les arguments de Zak [1] sont fragiles, pour le moins : on a affaire à des déductions d’amateur, dans le meilleur des cas, fondées sur une idée préconçue à l’aune de laquelle toute donnée est interprétée. Disons-le tout net, gérer une carrière scientifique de cette manière n’est pas une bonne idée, mais peut-être que Zak ambitionne seulement une notoriété rapide. Si c’est le cas, c’est son choix, disons simplement que tout ceci n’a rien à voir avec la science.
Force est de constater que la contribution de Zak [1], qui ne bénéficie pas de la moindre validation par des experts, n’est donc d’aucun intérêt dans le cadre de la recherche sur les super-centenaires. Le seul succès de l’auteur est de s’être fait connaître du monde entier pendant des semaines en jouant sur le fait que les médias, souvent, d’une part, ne font pas la différence entre une publication dans une revue scientifique et un texte « publié » sur internet et, d’autre part, sont toujours à la recherche de ce qui assurera le maximum d’audience ou de ventes. Dans ce contexte, celui qui déclarera, en apportant des preuves irréfutables d’un complot des scientifiques, que les dinosaures n’ont jamais existé (ou, au choix, que le monstre du Loch Ness existe bien), a bien plus de chances de faire la une sur internet et dans la presse que tous ceux qui affirment le contraire.
Récemment, Zak a finalement soumis un article à une revue scientifique, mais la procédure d’expertise ne pouvait qu’être polluée du fait du battage médiatique, et on pourra toujours se demander si le journal a fondé sa décision de publication uniquement sur la valeur de l’article. En « publiant » d’abord son hypothèse sur internet, Zak a en effet rendu impossible toute décision de publication ultérieure fondée sur la seule qualité de son travail. Zak a publié son article [14] dans la revue Rejuvenation Research, l’éditeur-en-chef étant Aubrey de Grey dont les thèses controversées ont été évoquées plus haut. Cet article a été expertisé par deux relecteurs (communication personnelle d’Aubrey de Grey) : pour un article si controversé, on se serait attendu à ce que au moins trois voire quatre relecteurs soient impliqués. L’article reprend le texte de Zak [1] mais parle plus brièvement de certains éléments évoqués sur ResearchGate, comme l’acte de décès, la taille, ou la couleur des yeux. La différence principale avec la version initiale de Zak [1] est que la nouvelle version explique que le notaire qui avait acheté la maison de Jeanne Calment en viager quand elle avait 90 ans en 1965, et qui mourut avant elle, aurait été payé par Jeanne Calment pour ne pas révéler cette usurpation d’identité ou était en fait son complice, ayant pris le viager pour masquer l’usurpation d’identité. Zak n’avance évidemment aucune preuve à l’appui de sa thèse. Dans cette dernière version, Zak [14] identifie clairement la compagnie d’assurance avec laquelle Jeanne Calment aurait contracté une rente viagère avant 1934 : c’est la Caisse Nationale de Prévoyance créée en… 1959. Qu’une revue qui se prétend scientifique se soit laissée aller à publier un tel délire laisse pantois.
Yvonne Calment a-t-elle usurpé l’identité de sa mère Jeanne, morte en 1934 à 59 ans et non en 1997 à l’âge de 122 ans ? L’hypothèse est passionnante, digne d’un scénario de film policier, mais, pour qu’elle soit considérée, il conviendrait d’apporter des arguments sérieux en sa faveur et ayant résisté aux arguments contraires. De façon générale, il faut établir avec certitude la longévité des super-centenaires en examinant toutes les sources disponibles, que ce soit en faveur ou en défaveur d’une longévité extrême [15]. Ce travail n’est pas toujours fait, et une revue scientifique connue a ainsi rapporté que les eunuques coréens d’il y a deux siècles vivaient jusqu’à 109 ans [16], alors que cette conclusion est sans fondement [17]. Cet exemple montre que si la publication dans une revue scientifique avec un comité de lecture est une garantie indispensable, elle n’est pas nécessairement suffisante car les experts ne sont pas infaillibles.
Liens d’intérêt
L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
Matériel Supplémentaire
Version anglaise de cet article Access here
Remerciements
L’auteur remercie Jean-Marie Robine, Michel Allard et Georges Garoyan pour leurs commentaires sur cet article et/ou les informations qu’ils ont pu communiquer.
Jeanne Calment est une supercentenaire française née le 21 février 1875 à Arles (Bouches-du-Rhône) et morte dans la même ville le 4 août 1997. Doyenne des Français à partir du 20 juin 1986, puis doyenne de l’humanité à compter du 11 janvier 1988, elle est devenue l’être humain ayant vécu le plus longtemps parmi les personnes dont la date de naissance a été vérifiée.
Les textes anglais ont été traduits avec www.DeepL.com/Translator, et corrigés si nécessaire, avec par exemple : unemployed, traduit « chômeuse » qui a été remplacé par « sans profession ».
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Liste des figures
Figure 1. Acte de décès d’Yvonne Calment. Le 19 janvier 1934, enregistré à la mairie d’Arles le même jour, et reproduit par Yuri Deigin [3]. |
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Figure 2. Avis de décès d’Yvonne Calment. Paru dans le journal Le Petit Marseillais le 20 janvier 1934, annonçant l’enterrement à la cathédrale Saint Trophime et invitant à se rendre à « la maison mortuaire », le domicile des Calment (https://www.retronews.fr/journal/le-petit-marseillais/20-janvier-1934/437/1804823/11). |
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