Free Access
Issue
Med Sci (Paris)
Volume 30, Number 2, Février 2014
Page(s) 179 - 185
Section M/S Revues
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/20143002016
Published online 24 February 2014

© 2014 médecine/sciences – Inserm

Un tiers du cerveau pour quoi faire ?

L’homme est capable d’adapter son comportement en fonction du contexte, de ses besoins, et des buts qu’il poursuit. Il est en mesure d’élaborer et de planifier des actions nouvelles et complexes, et de les modifier de façon flexible lorsque les circonstances changent. Ces capacités mentales permettent l’adaptation de l’homme à un monde complexe et changeant, et dépendent de l’intégrité du tiers antérieur du cerveau : les lobes frontaux.

L’adaptation comportementale résulte d’une balance entre les comportements automatiques ou routiniers, qui demandent peu d’effort cognitif, et les comportements volontaires et contrôlés, qui réclament plus de ressources [1]. Les comportements automatiques conviennent aux situations habituelles et bien connues pour lesquelles nous avons des schémas d’action pré-établis (par exemple, conduire sur un trajet quotidien). Dans des situations nouvelles, changeantes, ou lorsque les comportements habituels ne sont pas appropriés, l’adaptation nécessite de changer de comportement, et parfois d’en générer de nouveaux (par exemple, conduire vers une destination pour la première fois). Les capacités mentales requises dans ces situations appartiennent aux fonctions dites exécutives.

Les fonctions exécutives sont des fonctions de contrôle qui permettent de ne pas se comporter de façon réflexe, impulsive ou stéréotypée, mais de façon volontaire, en adéquation avec les besoins de l’individu et les contraintes de l’environnement. Classiquement, le terme de fonctions exécutives inclut des fonctions telles que la planification, la manipulation mentale d’informations, les capacités d’inhibition et de flexibilité, l’abstraction, l’élaboration de règles, et la résolution de problèmes. De nombreuses données issues de l’observation clinique et de l’étude de patients porteurs de lésions cérébrales montrent l’importance du cortex préfrontal (CPF) dans ces fonctions [2, 3].

Médecine et cortex préfrontal

Les perturbations faisant suite à une atteinte du CPF sont multiples, et se répercutent sur l’ensemble de la cognition et du comportement (mémoire, langage, attention, motricité, apprentissage, jugement, raisonnement, humeur et motivation), entraînant souvent une dépendance des patients à leur environnement (et à leurs proches). L’approche anatomo-clinique par l’étude de patients ayant une atteinte frontale a permis de regrouper ces troubles en deux syndromes canoniques : les syndromes cognitif et comportemental. Le syndrome cognitif comprend l’ensemble des difficultés d’élaboration de la pensée abstraite et de l’organisation de l’action (raisonnement, jugement, attention, etc.). Il est associé à l’atteinte de la partie latérale du CPF (CPFL). Le syndrome comportemental touche les aspects affectifs et motivationnels du comportement (troubles des conduites, des interactions sociales et de l’humeur). Il est associé aux régions orbitaires et ventromédianes (CPFOM), en lien avec le système limbique. Cette distinction anatomo-clinique est cohérente avec les étapes de la boucle d’adaptation comportementale (Figure 1) (Encadré 1) : le syndrome cognitif correspond aux étapes cognitives de planification et de réalisation de l’action, le syndrome comportemental aux étapes affectives de motivation et d’évaluation. Les paragraphes suivants ont pour objectif de synthétiser les connaissances issues de la recherche neurocognitive, en intégrant les données et les perspectives cliniques.

Adaptation comportementale

D’un point de vue plus comportementaliste, l’adaptation contrôlée du comportement peut être schématisée en différentes phases (Figure 1) [41] : (1) la volition, c’est-à-dire le désir ou le besoin d’agir vers un but ; (2) la planification, ensemble des opérations cognitives permettant d’élaborer mentalement le plan d’actions correspondant au comportement à mener ; (3) la réalisation comportementale, phase de programmation et d’exécution de la réponse motrice correspondant au plan d’actions ; et (4) l’évaluation, permettant de vérifier que le comportement effectué est en adéquation avec celui attendu. Cette phase de contrôle permet de maintenir un comportement adapté ou de le modifier s’il ne répond pas à nos attentes.

Le rôle du CPF dans ces phases d’adaptation comportementale est sous tendu, en partie, par ses propriétés anatomiques de connectivité. Le CPF est connecté avec l’ensemble des régions sensorielles associatives, les structures limbiques et paralimbiques et les structures contrôlant le système végétatif, et il projette vers les structures motrices. Ainsi, le CPF est situé à l’interface entre les régions d’intégration perceptive, les régions de la mémoire, des émotions et de l’homéostasie, et les régions impliquées dans la préparation et l’exécution des mouvements.

thumbnail Figure 1.

Représentation schématique des étapes de la boucle d’adaptation comportementale (adaptée de [41]).

Syndrome cognitif et comportemental : clinique et modèles théoriques

Syndrome latéral : troubles cognitifs au premier plan

Aspects neuropsychologiques et cliniques

De nombreuses pathologies neurologiques peuvent toucher le CPFL ; les plus fréquentes sont vasculaires (ischémie dans le territoire de l’artère sylvienne) ou tumorales. Des dysfonctionnements du CPFL sont observés dans les pathologies psychiatriques, comme la dépression et la schizophrénie. Cliniquement, le syndrome frontal cognitif regroupe des troubles attentionnels (distractibilité, difficulté à gérer plusieurs tâches simultanément), un défaut d’inhibition et des déficits de fonctions élaborées (troubles de planification, de résolution de problème, de raisonnement, d’abstraction). Il comporte également des troubles dans d’autres sphères de la cognition, telles que le langage (manque du mot, agrammatisme, troubles de compréhension de phrases longues), la mémoire (déficit de rappel spontané, de mémoire de la « source », d’ordonnancement temporel, interférences), et la motricité (persévérations et automatismes, troubles d’organisation séquentielle des gestes). Il s’accompagne souvent de ralentissement psychomoteur, de rigidité mentale et d’inertie cognitive pouvant conduire à une réduction des comportements.

En pratique, le syndrome clinique provoqué par une atteinte préfrontale latérale est le plus souvent décrit en termes de fonctions exécutives, dont sont issus les outils neuropsychologiques de pratique courante. Il s’agit de troubles de flexibilité (trail making test), d’inhibition (test de Stroop), d’élaboration de règles (test de Brixton, test de Wisconsin), pour ne citer que quelques-uns des tests recommandés par le GREFEX1 pour l’évaluation des patients [4, 5]. Si ces tests exécutifs sont utiles en pratique clinique, ils sont encore imparfaits pour caractériser plus finement les troubles et identifier les processus cognitifs atteints. En effet, plusieurs travaux sont en faveur d’un fractionnement des fonctions cognitives exécutives en processus élémentaires pouvant être reliés à différentes régions préfrontales, mais la nature de ce fractionnement n’est pas définitivement tranchée [69]. D’autres approches théoriques, comme celles mentionnées ci-dessous, sont utilisées pour affiner la description des processus en jeu et étudier leurs bases cérébrales.

Modèles théoriques et corrélats cérébraux

Les comportements adaptés et volontaires dépendent de la capacité d’utiliser des informations qui ne sont pas présentes dans l’environnement pour agir (telles que stimulus passés, instructions, et expérience du sujet). Selon le modèle de mémoire de travail (MT), cette capacité repose sur la mise en représentation mentale de ces informations, jusqu’à la réalisation de l’action [10]. La MT est définie comme la capacité de maintenir, de manipuler et d’utiliser ces représentations mentales pour agir. Expérimentalement, la MT peut être explorée par les tâches de « réponses différées ». Le principe de ces tâches consiste à introduire un délai de quelques secondes entre le moment où l’on présente brièvement un stimulus, et celui où on demande d’effectuer la réponse. Les études d’électrophysiologie utilisant ces tâches chez le singe ont montré qu’une grande proportion de neurones du CPFL sont actifs et maintiennent leur activité pendant tout le délai, si celui-ci n’excède pas 30 secondes. Cette activité soutenue des neurones, alors qu’aucun stimulus n’est présent et que la réponse est à venir, représente le substrat neuronal de la MT, permettant de faire le lien entre les informations passées et l’action future [11].

L’approche expérimentale basée sur des tâches similaires chez l’homme a aidé à définir le réseau cérébral impliqué dans la MT. Ce réseau inclut le CPFL inférieur et supérieur, le cortex prémoteur et les cortex associatifs postérieurs. Les régions associatives postérieures auraient un rôle dans le maintien en mémoire à court terme des informations et seraient spécialisées pour un type d’information à maintenir : le lobule pariétal supérieur pour le matériel spatial, le cortex inférotemporal pour les informations visuelles non spatiales et le lobule pariétal inférieur pour le traitement verbal. Au sein du CPFL, l’organisation de la MT est débattue. Un ensemble de données expérimentales suggèrent que le CPFL contribue peu au simple maintien en représentation mentale, mais qu’il est indispensable pour la manipulation des informations maintenues ou leur utilisation pour l’action [12, 13]. En outre, la région postérieure du CPFL serait organisée en fonction du domaine de traitement en MT des informations (verbales ou visuelles dans la région inférieure, spatiales dans la région supérieure [1416]). Cette distinction fonctionnelle correspondrait aux aires de projections des connexions anatomiques du CPFL avec les régions associatives postérieures, elles-mêmes dépendantes des domaines [17]. Cette spécialisation en fonction du domaine se perdrait pour les régions plus antérieures [15, 16, 18]. Pour certains, il existerait un gradient postéro-antérieur selon la nature des représentations mentales (ou de leur traitement), les régions antérieures gérant des informations moins dépendantes du domaine d’information et plus abstraites que les régions plus postérieures [19]. Notons que si le modèle de MT est pertinent en clinique et pour l’étude de l’organisation du CPF, il n’explique probablement pas l’ensemble des fonctions exécutives et leur architecture cérébrale [20].

D’autres modèles récents décrivent une organisation postéro-antérieure du CPFL, en fonction des caractéristiques du contrôle à exercer sur l’action. La plupart de ces modèles placent le CPF rostral ou pôle frontal au sommet d’une hiérarchie cognitive. Deux modèles se distinguent : le modèle de contrôle cognitif en cascade de Koechlin et Summerfield [21, 43] et le modèle représentationnel de Badre et d’Esposito [22, 25] (Figure 2).

thumbnail Figure 2.

Principaux modèles d’organisation anatomo-fonctionnelle postéro-antérieure du CPFL. Le modèle en cascade du contrôle cognitif [21, 43] postule que le recrutement des différentes régions préfrontales est fondé sur la structure temporelle des associations entre des informations et des actions. Le cortex prémoteur correspond au module de contrôle sensoriel, qui repose sur une association invariante stimulus-réponse. Plus avant, les régions caudales du CPFL (aires 9/44/45) correspondent aux aires de contrôle contextuel, qui intervient quand le contexte présent modifie les associations stimulus-réponses. Les régions plus antérieures du CPFL (aires 46/47) sont impliquées dans le contrôle épisodique, qui intervient quand des événements survenus antérieurement modifient les associations stimulus-réponse. Enfin le CPFR (aire 10) est impliqué dans le contrôle des embranchements, contrôle qui intervient pour la coordination de deux tâches, l’une étant active mais suspendue pendant la réalisation de l’autre, et vice versa. Ainsi ce modèle postule que la hiérarchie du contrôle porte sur la quantité d’informations dont il faut tenir compte pour décider d’une action et du lien temporel de ces informations (la gestion d’informations plus nombreuses et/ou plus éloignées dans le temps recrutant des régions plus antérieures). Le modèle d’abstraction des représentations de l’action [22, 25] postule une organisation hiérarchique du CPFL en fonction du niveau d’abstraction des représentations mentales guidant la sélection de l’action. Les représentations plus concrètes, plus perceptives, impliquent des régions postérieures, et les représentations plus abstraites (règles ou combinaisons de stimulus) des régions antérieures. Le modèle d’abstraction des représentations en MT [19] décrit un gradient postéro-antérieur en fonction du degré d’abstraction des informations traitées en MT, les régions les plus antérieures traitant les informations les plus abstraites. Le modèle de gradient d’orientation vers un domaine d’information [15] est aussi issu des études de MT. Il suggère l’existence d’un gradient postéro-antérieur en fonction de l’orientation ou non des régions vers un domaine d’information : les régions postérieures étant spécialisées pour un domaine d’information (spatial ou verbal par exemple), cette spécialisation se perdant pour les régions plus antérieures, pluridomaines (Figure réalisée à partir d’une illustration d’Hélène Fournié avec autorisation, http://graphisme-medical.fr).

De la recherche à la clinique

Les modèles cognitifs, tels que ceux de la MT et du contrôle cognitif, ont permis de revisiter le champ des fonctions cognitives frontales et l’organisation du CPFL pour ces fonctions. Il est important que les nouveaux modèles soient testés sur des patients frontaux afin d’en déterminer la pertinence clinique. Le modèle de MT, plus ancien, est celui qui a été le plus exploré chez les patients frontaux [23]. Des tâches de MT font à présent partie du bilan neuropsychologique (PASAT [paced auditory serial addition test], N-back ou tâches d’empans2). Les résultats de recherche permettent d’en clarifier les bases cérébrales et de mieux comprendre les profils de déficits des patients. À notre connaissance, deux autres modèles plus récents ont aussi été testés chez des patients frontaux, confirmant l’existence d’une organisation hiérarchique postéro-antérieure du CPFL [24, 25]. Les tâches cognitives issues de ces modèles ne sont pas encore transférées à la clinique, ni évaluées en termes de validité écologique.

Syndrome orbitaire et médial : troubles comportementaux au premier plan

Aspects neuropsychologiques et cliniques

Les patients ayant une atteinte du CPFOM ne présentent pas ou peu les déficits décrits dans le syndrome cognitif. Pourtant leur vie quotidienne, familiale, sociale, professionnelle est perturbée par des conduites non adaptées. Ces troubles ont été qualifiés de « sociopathie acquise » [26]. En neurologie, ce tableau clinique est plus fréquemment observé dans la forme comportementale de démence frontotemporale (bvFTD), dont les lésions siègent principalement dans le CPFOM. L’observation clinique indique que les patients présentant une bvFTD sont pratiquement toujours atteints de troubles de régulation des conduites personnelles (adhérence à l’environnement, désinhibition comportementale, troubles du contrôle sphinctérien, troubles alimentaires [42], négligence hygiéno-vestimentaire) et interpersonnelles (familiarité, perte des convenances sociales, actes délictueux). Il s’y associe un trouble des affects (perte de l’empathie, repli égocentrique, émoussement affectif), une réduction des intérêts et des activités, des difficultés à adapter son comportement (suite à un renforcement positif ou négatif) et à prendre des décisions, ainsi qu’une anosognosie3 [4, 5]. Au total, une atteinte du CPFOM provoque un tableau clinique associant de façon variable des troubles affectifs, motivationnels, de prise de décision et une sociopathie acquise.

L’évaluation du syndrome frontal comportemental en pratique clinique courante passe le plus généralement par des questionnaires, remplis lors de l’entretien avec le patient, mais surtout, par l’entourage compte tenu de l’anosognosie fréquente dans ce syndrome. L’inventaire du syndrome dysexécutif comportemental, proposé par le GREFEX, ainsi que la SEA (social and emotional assessment [27]), évaluent les secteurs mentionnés ci-dessus. Par ailleurs, la situation d’évaluation en neuropsychologie place les sujets dans un cadre structuré pouvant masquer certains problèmes des patients orbitofrontaux, comme les défauts de prise de décision ou d’initiative.

Modèles théoriques et corrélats cérébraux

Le rôle du CPFOM dans l’adaptation comportementale repose sur la prise en compte d’informations de nature affective qui valorisent les actions possibles dans leur contexte. L’intégration des composantes affectives repose en partie sur les propriétés des neurones préfrontaux. L’activité est en effet sensible aux stimulus considérés comme des récompenses ou des punitions [2830]. L’activité de ces neurones permet : (1) de coder la valeur affective positive ou négative des stimulus ou des situations, c’est-à-dire leur caractère désirable ou non. Cette valeur est codée de façon relative : elle est modulée par le contexte, tel que la satiété ou la préférence du sujet ; (2) d’associer cette valeur à un comportement, de mémoriser cette association et de détecter des changements dans cette association ; (3) d’anticiper les conséquences d’une action une fois l’association mémorisée. Les propriétés du CPFOM nous permettent d’évaluer les conséquences négatives ou positives d’une action, signalant le besoin de changement. Elles nous aident aussi à anticiper les conséquences prévisibles d’un comportement, afin de guider les décisions et de se motiver à agir. En d’autres termes, nos décisions et notre motivation reposent sur la prédiction des bénéfices à attendre.

Selon l’hypothèse défendue par Damasio, les patients atteints de lésion du CPFOM sont incapables d’anticiper les bénéfices ou pertes prévisibles d’une action. L’expérience du pari soutient cette hypothèse [26] ; elle montre que les patients tendent à faire des choix plus désavantageux que les contrôles, et n’activent pas correctement les marqueurs végétatifs de l’émotion normalement déclenchés avant un choix et signalant sa valeur affective.

L’anticipation et l’ajustement flexible du comportement ont été explorés par les tâches d’apprentissage par renforcement avec renversement. Dans ces tâches, le sujet choisit entre deux stimulus, l’un étant associé à une récompense, l’autre non. Une fois que le sujet a appris la règle qui lui permet de choisir à chaque fois le stimulus gagnant, cette règle est inversée. Les études de lésion chez l’animal et chez l’homme montrent que le CPFOM est critique pour la phase de renversement [30]. Plus récemment, la notion d’incertitude (probabilité d’obtenir une récompense), plus proche de la vie réelle, a été introduite dans les tâches de renversement. Une lésion du CPFOM affecte ces tâches de renversement probabilistes [31].

De nouvelles théories fondées sur des concepts issus de la neuro-économie et de modèles computationnels ont revisité la neuroscience de la prise de décision et de la motivation. Le point clé de ces approches est la notion de valeur attribuée par un sujet à une option, en fonction du contexte personnel et environnemental. Des études d’imagerie fonctionnelle suggèrent que le CPFOM code la valeur espérée d’une décision, intégrant à la valeur affective subjective d’un (ou plusieurs) choix, l’effort, l’incertitude et le délai pour obtenir le renforcement attendu [30, 32, 33].

En résumé, le CPFOM décode la valeur des options disponibles afin de guider les décisions à prendre. Cette valeur guide aussi l’adaptation comportementale, en prédisant les décisions qui seront les plus bénéfiques compte tenu de l’histoire du sujet, en signalant les besoins de changement, en donnant une incitation, une motivation à nos actes.

De la recherche à la clinique

L’effort de transfert à la clinique des avancées de la recherche semble plus important ici que pour les fonctions du CPFL, peut-être grâce à l’incitation que représente la bvFTD, ou en raison d’un manque plus flagrant d’outils d’évaluation au départ. De nouvelles batteries de tests neuropsychologiques ont été récemment validées pour l’évaluation de ces patients, comme par exemple la SEA [27, 34]. La tâche du pari de Damasio, testée chez des patients, est parfois proposée en pratique clinique, mais son interprétation n’est pas toujours aisée. Les tâches de renversement sont parfois utilisées, mais pas de façon systématique en France. Les tests issus des théories et modèles récents n’ont pas encore été tous validés chez les patients, mais sont prometteurs d’avancées très importantes dans l’évaluation clinique.

Remarques

Une telle dichotomie entre deux régions du CPF n’est pas aussi tranchée en réalité, étant donné que les différentes régions du CPF sont en interaction étroite pour l’adaptation du comportement [35]. Ces interactions ne sont pas entièrement élucidées. En outre, d’autres régions frontales et non frontales interviennent [3]. Par exemple, les troubles d’auto-initiation de l’action sont rattachés au CPF dorsomédian. Le cortex cingulaire intervient dans la prise de décision et en situation de conflit ou d’erreurs. Les régions frontales sont également en interaction systématique avec les noyaux gris centraux qui jouent un rôle certain dans les comportements dirigés vers un but. Le CPF rostral (CPFR), situé à l’avant du CPF, aux confins des régions latérale et orbitaire, semble avoir un rôle particulier (mais mal connu) dans l’adaptation.

Le CPF rostral (CPFR)

Le CFPR (aire de Brodmann 10) ou pôle frontal est sans doute la région participant aux processus mentaux les plus élaborés, compte tenu de sa phylogénie et de sa maturation très tardives. La présentation clinique des patients avec une lésion du CPFR est marquée par une désorganisation comportementale subtile dans des situations complexes, en particulier des situations de vie quotidienne. Pourtant, l’évaluation neuropsychologique classique est souvent normale [36]. Le comportement de ces patients semble être spécifiquement inadapté dans des situations non structurées, lorsqu’il existe plusieurs façons possibles de se comporter, lorsque l’environnement ne dicte pas le comportement, ou quand deux tâches ou plus doivent être alternativement engagées. Ce syndrome clinique est souvent observé après un traumatisme crânien. Les travaux de Burgess et al. [36] ont permis de mettre au point des tests évaluant ce syndrome, soit en situation écologique (par exemple, le test des errances multiples), soit lors de l’examen clinique (par exemple, le test des six éléments [4]).

Les données neurocognitives concernant le CPFR sont relativement récentes, et permettent de distinguer les fonctions de la partie latérale et celles de la partie médiale [37], qui semblent faire partie de réseaux fonctionnels et anatomiques distincts. La partie latérale est considérée, dans les modèles postéro-antérieurs de fonctionnement du CPFL, comme la région gérant les plus hauts niveaux de contrôle cognitif [21, 36], et/ou d’abstraction de représentations [19, 22]. En imagerie fonctionnelle, le CPFR latéral est également impliqué dans des processus cognitifs complexes, tels que le rappel en mémoire, la mémoire prospective (maintien en mémoire d’une intention d’action jusqu’à sa réalisation), ou le raisonnement par analogies [23]. La partie médiale du CPFR est associée aux tâches de « théorie de l’esprit » ou capacité de penser à des émotions ou états mentaux rapportés à soi ou à autrui. Le CPFR est également associé à la mémoire sémantique et à l’imagination du futur [38]. Le CPFR médial fait aussi partie d’un réseau cérébral appelé « mode par défaut », décrit comme un réseau cérébral actif à l’état de base [38], dont l’activation serait suspendue pendant des tâches cognitives volontaires.

Ces hypothèses récentes sur le rôle du CPFR ont été peu explorées encore par l’approche lésionnelle chez l’homme [39, 40], et n’ont pas été transférées à la clinique de façon courante, à l’exception des tests de théorie de l’esprit [27] et ceux issus des travaux de Burgess et al. [36].

Conclusion

Les propriétés anatomiques, physiologiques et fonctionnelles du CPF lui permettent, en collaboration avec d’autres régions, d’assurer l’adaptation du comportement aux situations nouvelles ou complexes. Ces propriétés permettent de distinguer deux régions principales agissant en interaction, et de mieux interpréter les deux formes canoniques du syndrome frontal. Le CPFL est responsable de l’analyse de l’environnement et de l’élaboration et de la réalisation du plan d’actions. Le CPFOM intervient dans la contextualisation affective de l’action et signale la nécessité de changement. Si les étapes de la boucle d’adaptation permettent de décrire comment sont ajustés les comportements de façon de plus en plus complexe, elles expliquent moins bien comment sont générés les comportements complètement nouveaux, comment naissent les nouvelles idées, en d’autres termes, la créativité. Il semble que le CPFR joue un rôle important, qu’il reste à préciser.

Un des enjeux des recherches portant sur le fonctionnement du CPF est le transfert à la pratique clinique des nouvelles connaissances, sous la forme d’outils plus précis d’évaluation et d’interprétation des troubles, et l’élaboration de protocoles de rééducation, qui sont souvent le principal moyen d’action sur ces troubles.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

Remerciements

E. Volle a reçu un financement de l’Agence nationale de la recherche (ANR-09-RPDOC-004-01).


1

GREFEX : groupe de réflexion sur l’évaluation des fonctions exécutives.

2

L’empan mnésique représente le nombre d’items (chiffres ou mots) que l’on peut restituer immédiatement après les avoir entendus.

3

Anosognosie : incapacité pour un patient de reconnaître son déficit ou son handicap.

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Liste des figures

thumbnail Figure 1.

Représentation schématique des étapes de la boucle d’adaptation comportementale (adaptée de [41]).

Dans le texte
thumbnail Figure 2.

Principaux modèles d’organisation anatomo-fonctionnelle postéro-antérieure du CPFL. Le modèle en cascade du contrôle cognitif [21, 43] postule que le recrutement des différentes régions préfrontales est fondé sur la structure temporelle des associations entre des informations et des actions. Le cortex prémoteur correspond au module de contrôle sensoriel, qui repose sur une association invariante stimulus-réponse. Plus avant, les régions caudales du CPFL (aires 9/44/45) correspondent aux aires de contrôle contextuel, qui intervient quand le contexte présent modifie les associations stimulus-réponses. Les régions plus antérieures du CPFL (aires 46/47) sont impliquées dans le contrôle épisodique, qui intervient quand des événements survenus antérieurement modifient les associations stimulus-réponse. Enfin le CPFR (aire 10) est impliqué dans le contrôle des embranchements, contrôle qui intervient pour la coordination de deux tâches, l’une étant active mais suspendue pendant la réalisation de l’autre, et vice versa. Ainsi ce modèle postule que la hiérarchie du contrôle porte sur la quantité d’informations dont il faut tenir compte pour décider d’une action et du lien temporel de ces informations (la gestion d’informations plus nombreuses et/ou plus éloignées dans le temps recrutant des régions plus antérieures). Le modèle d’abstraction des représentations de l’action [22, 25] postule une organisation hiérarchique du CPFL en fonction du niveau d’abstraction des représentations mentales guidant la sélection de l’action. Les représentations plus concrètes, plus perceptives, impliquent des régions postérieures, et les représentations plus abstraites (règles ou combinaisons de stimulus) des régions antérieures. Le modèle d’abstraction des représentations en MT [19] décrit un gradient postéro-antérieur en fonction du degré d’abstraction des informations traitées en MT, les régions les plus antérieures traitant les informations les plus abstraites. Le modèle de gradient d’orientation vers un domaine d’information [15] est aussi issu des études de MT. Il suggère l’existence d’un gradient postéro-antérieur en fonction de l’orientation ou non des régions vers un domaine d’information : les régions postérieures étant spécialisées pour un domaine d’information (spatial ou verbal par exemple), cette spécialisation se perdant pour les régions plus antérieures, pluridomaines (Figure réalisée à partir d’une illustration d’Hélène Fournié avec autorisation, http://graphisme-medical.fr).

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