Free Access
Issue
Med Sci (Paris)
Volume 24, Number 12, Décembre 2008
Page(s) 1014 - 1016
Section Nouvelles
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/200824121014
Published online 15 December 2008

Des branches entières des mathématiques sont fondées sur des liens posés entre les nombres et l’espace : mesure de longueurs, définition de repères et de coordonnées, projection des nombres complexes sur le plan… Si les nombres complexes, comme l’utilisation de repères, sont apparus relativement récemment (vers le XVIIe siècle), la mesure des longueurs est en revanche un procédé très ancien, qui remonte au moins au 3e ou 4e millénaire av. J-C. Loin d’être fortuits, ces liens entre les nombres et l’espace reflèteraient une intuition fondamentale, universelle, façonnée au cours des millénaires par la sélection naturelle, et qui aurait servi de guide et d’inspiration aux mathématiciens au fil des siècles [1, 2].

Association d’une dimension spatiale aux nombres

Ainsi, de nombreuses expériences révèlent que les adultes associent automatiquement une dimension spatiale aux nombres [3]. Par exemple, les petits nombres induisent un biais perceptuel et moteur pour la partie gauche de l’espace, tandis que les grands nombres favorisent la partie droite. Ces effets apparaissent dans l’enfance au cours des premières années de scolarisation [4]. De plus, dès l’âge de 5 ans, les enfants sont capables de comprendre la notion de ligne numérique, et d’employer l’espace pour décrire les relations entre les nombres [5] : lorsqu’on leur demande de placer des nombres sur un segment, dont les extrémités sont graduées avec différentes valeurs numériques (10 à gauche et 100 à droite, par exemple), leurs réponses sont cohérentes, et se déplacent progressivement vers la droite pour des nombres plus grands. Cependant, ces données ne peuvent suffire à démontrer que les associations entre nombres et espace sont universelles, car les enfants occidentaux sont en contact avec divers objets culturels illustrant le concept de ligne numérique (règles, ascenseurs, claviers numériques), même avant qu’ils n’étudient les nombres à l’école [6].

L’intuition de la répartition des nombres dans l’espace sous forme de logarithme

Par ailleurs, les productions des enfants changent radicalement entre les âges de 5 et 7 ans. Si le placement des nombres est cohérent dès l’âge de 5 ans, les réponses ne sont pas placées de manière régulière : les enfants allouent plus de place aux petits nombres qu’aux grands nombres, en sorte que les grands nombres apparaissent compressés, sur la droite du segment. Au contraire, les enfants plus âgés disposent les nombres à intervalles réguliers, comme le font les adultes. La compression des nombres observée chez les plus jeunes enfants traduit en fait la loi de Weber, qui régit la perception des quantités numériques chez les humains, adultes ou enfants, ainsi que chez de nombreuses espèces animales [2] : la discrimination de deux quantités numériques dépend du ratio entre ces quantités ; ainsi, par exemple les nombres 10 et 20 sont beaucoup plus faciles à discriminer que les nombres 90 et 100. En jugeant les nombres sur la base de leur similitude (en termes de ratio), et non sur la distance qui les sépare, les jeunes enfants produisent une ligne numérique logarithmique.

Afin de savoir d’une part si les liens entre nombres et espace apparaissent intuitifs en l’absence d’objets culturels traduisant cette association et, d’autre part, si le passage d’une échelle linéaire à une échelle logarithmique résulte d’une simple maturation cérébrale ou d’un apprentissage spécifique, nous avons proposé une tâche identique à des indiens d’Amazonie, les Mundurucus. Les Mundurucus ont un accès variable et limité à l’école ; ils n’utilisent pas de règles, ni d’appareils de mesures. Dans le domaine des nombres, leur lexique est limité aux petits nombres de 1 à 5, avec la possibilité chez certains locuteurs de combiner ces mots pour exprimer des quantités plus importantes, jusqu’à 10 ou 15. Ils sont néanmoins capables de manipuler des grandes quantités numériques [7], et possèdent de riches intuitions spatiales et géométriques [8].

À l’aide d’un ordinateur alimenté par une batterie solaire, nous avons administré un test de ligne numérique à une trentaine de Mundurucus [9]. Dans ce test, nous présentions un segment flanqué de deux nuages de points, contenant respectivement 1 point (à gauche) ou 10 points (à droite) (voir Figure 1). Les Mundurucus devaient alors placer les quantités de 1 à 10 sur ce segment, à partir de divers formats de présentation : nuages de points, séquences de bips sonores, mots Mundurucus ou portugais. Après seulement deux essais d’entraînement, les Mundurucus comprenaient la tâche et donnaient des réponses cohérentes, ce qui prouve que la métaphore de la ligne numérique est fondamentalement intuitive.

thumbnail Figure 1.

Stimulus présentés dans la tâche de ligne numérique. Dans le cas des stimulus en mundurucu, nous avons utilisé des expressions complexes, observées chez quelques locuteurs pour décrire les quantités de 5 à 10.

De plus, les réponses données sont compressées selon une échelle logarithmique, ressemblant donc aux réponses des plus jeunes enfants occidentaux (Figure 2). Nous avons observé cette même tendance chez tous les participants Mundurucus : en effet, en restreignant l’analyse aux participants les plus éduqués, on voit que ceux-ci donnent des réponses linéaires dans le cas particulier des mots portugais, mais continuent de placer les nombres de manière compressée, lorsque les stimulus sont présentés de manière non symbolique (nuages de points, séquences sonores) ou sous la forme de mots Mundurucu. Ces résultats indiquent que la répartition des nombres dans l’espace sous forme de logarithme est extrêmement robuste : ainsi l’idée d’une ligne numérique linéaire, qui nous apparaît si intuitive, est en fait une invention culturelle, dont l’apprentissage se fait lentement, au cours du cursus scolaire. En fait, même chez l’adulte occidental, cette représentation logarithmique des nombres reste latente en chacun de nous, et peut, dans certains cas, influencer nos jugements, comme lorsqu’on considère des nombres très grands, ou lorsqu’on estime des quantités [10] ou des prix [11].

thumbnail Figure 2.

Réponses produites par un groupe de Mundurucus et un groupe de sujets contrôles américains.

Remerciements

Réalisé dans le cadre d’un large projet sur la nature de la quantification, ce travail se base sur des expériences de psychologie et de linguistique menées sur le territoire Mundurucu (État de Pará, Brésil) sous la supervision de P.P., en accord avec le Consehlo de Desenvolvimento Cientifico et Tecnologicico et la Fundacão do Indio (Funaï ; Processo 2857/04). Nous remercions le Nucleo de Documentação e Pesquisa (Funaï), L. Braga, A. Ramos, et C. Romeriro pour leurs conseils, et A. Arnor, M. Karu, C. Tawe, Y.-H. Liu, R. M. Sullivan pour leur aide à la collection des données. Ces travaux ont été financés par l’Inserm, le Département des Sciences Humaines et Sociales du CNRS, les NIH, et la Fondation McDonnell.

Références

  1. Kline M. Mathématiques : la fin de la certitude. Paris : Christian Bourgeois, 1989. [Google Scholar]
  2. Dehaene S. Le sens des nombres. Paris : Odile Jacob, 1997. [Google Scholar]
  3. Hubbard EM, Piazza M, Pinel P, Dehaene S. Interactions between number and space in parietal cortex. Nat Rev Neurosci 2005; 6 : 435–8. [Google Scholar]
  4. Berch DB, Foley EJ, Hill RJ, Ryan PM. Extracting parity and magnitude from Arabic numerals: developmental changes in number processing and mental representation. J Exp Child Psychol 1999; 74 : 286–308. [Google Scholar]
  5. Siegler RS, Opfer JE. The development of numerical estimation: evidence for multiple representations of numerical quantity. Psychol Sci 2003; 14 : 237–43. [Google Scholar]
  6. Fayol M. L’acquisition de l’arithmétique élémentaire. Med Sci (Paris) 2008; 24 : 87–90. [Google Scholar]
  7. Pica P, Lemer C, Izard V, Dehaene S. Exact and approximate arithmetic in an Amazonian indigene group. Science 2004; 306 : 499–503. [Google Scholar]
  8. Dehaene S, Izard V, Pica P, Spelke E. Core knowledge of geometry in an Amazonian indigene group. Science 2006; 311 : 381–4. [Google Scholar]
  9. Dehaene S, Izard V, Spelke E, Pica P. Log or linear ? Distinct intuitions of the number scale in Western and Amazonian indigene cultures. Science 2008; 320 : 1217–20. [Google Scholar]
  10. Banks WP, Coleman MJ. Two subjective scales of number. Percept Psychophys 1981; 29 : 95–105. [Google Scholar]
  11. Dehaene S, Marques JF. Cognitive euroscience: scalar variability in price estimation and the cognitive consequences of switching to the euro. Q J Exp Psychol A 2002; 55 : 705–31. [Google Scholar]

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Liste des figures

thumbnail Figure 1.

Stimulus présentés dans la tâche de ligne numérique. Dans le cas des stimulus en mundurucu, nous avons utilisé des expressions complexes, observées chez quelques locuteurs pour décrire les quantités de 5 à 10.

Dans le texte
thumbnail Figure 2.

Réponses produites par un groupe de Mundurucus et un groupe de sujets contrôles américains.

Dans le texte

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