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Med Sci (Paris)
Volume 22, Number 12, Décembre 2006
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Page(s) | 1113 - 1116 | |
Section | Forum | |
DOI | https://doi.org/10.1051/medsci/200622121113 | |
Published online | 15 December 2006 |
Chroniques Génomiques
Apologie d’un paria
In praise of a pariah
Marseille-Nice Génopole, case 901, Parc Scientifique de Luminy, 13288 Marseille Cedex 9, France
Paria, le terme est sans doute exagéré, mais force est de reconnaître que Richard Dawkins et son « gène égoïste » n’ont pas bonne presse en France. Même un fin connaisseur comme Axel Kahn l’assimile à un partisan du « déterminisme génétique »1, péché capital s’il en est… C’est donc faire preuve d’une certaine témérité que de rédiger l’éloge, trente ans après sa parution, de son premier livre, The selfish gene.
Relire aujourd’hui cet ouvrage, c’est d’abord un régal : Dawkins a le don pour présenter clairement et avec élégance des concepts ardus, pour trouver des métaphores éclairantes et les utiliser à bon escient (tout en nous rappelant fréquemment que ce ne sont que des métaphores), pour entraîner son lecteur dans une aventure intellectuelle dont on sort stimulé et fourbu à la fois. Tout le contraire d’une certaine mode littéraire hexagonale qui allie à des termes alambiqués et pseudo-scientifiques une cruelle absence de contenu [1]2… Il n’est pas étonnant que ce livre ait été vendu à plus d’un million d’exemplaires, et traduit dans une vingtaine de langues. Il est frappant aussi de voir à quel point ce « Gène égoïste », publié il y a trente ans [2–4]3 dans un domaine qui a connu des transformations fulgurantes, reste actuel et juste, y compris dans les détails.
La thèse centrale, comme l’indique sans ambiguïté le titre, c’est que le gène est au centre de l’évolution, que les gènes, et non les individus ou les groupes, sont les entités sur lesquelles s’exerce la sélection. Notons tout de suite que Dawkins semble avoir pressenti la confusion qui entoure aujourd’hui la définition du gène, puisqu’il prend la peine de préciser ce qu’il entend par là, et que sa formulation est bien plus subtile que ce qui avait cours à l’époque. Pour lui, ce mot désigne « un petit morceau de chromosome qui peut potentiellement durer beaucoup de générations »4 : durer, dans ce contexte, signifie avoir très peu de chances d’être disloqué par une recombinaison. Cet énoncé reste valable malgré l’incertitude qui règne actuellement sur les limites des gènes et sur le nombre de protéines différentes que peut coder un seul d’entre eux. Elle peut aussi s’appliquer à des entités régulatrices non codantes comme les micro-ARN.
Mettre les gènes au premier plan, c’est comprendre que l’évolution sélectionnera ceux qui, toutes choses égales par ailleurs, auront tendance à maximiser le nombre d’exemplaires d’eux-mêmes présents dans la génération suivante - et non pas ceux qui sont bons pour l’organisme ou pour le groupe, même si ces deux « objectifs » peuvent souvent coïncider. D’où la célèbre formule qui nous assimile à des robots maladroits, construits par les gènes immortels à seule fin d’assurer leur propagation. Métaphore s’il en est, puisque les gènes n’ont évidemment aucune intention, mais « tout se passe comme si… ». Dawkins développe ensuite, en une dizaine de chapitres lumineux, les conséquences logiques de cette vision sur le comportement animal, depuis l’altruisme envers les apparentés proches (qui portent une partie des gènes de l’individu) jusqu’aux détails du parasitisme, en passant par les stratégies de comportement territorial ou sexuel. Il montre comment cette manière d’appréhender l’évolution du comportement permet de résoudre de nombreux paradoxes, et termine en suggérant que, dans l’espèce humaine, un nouveau « réplicateur » est à l’œuvre : le même, élément culturel qui tend lui aussi à maximiser sa multiplication (comme dans une lettre en chaîne).
L’impact du « Gène égoïste » a été considérable, dans le milieu scientifique comme dans le grand public, et certains le considèrent comme le livre sur l’évolution le plus important depuis « L’origine des espèces ». Il a aussi suscité de nombreuses critiques, qui à mon sens sont le plus souvent fondées sur une déformation des positions de Dawkins. Not in our genes [5, 6]5, de Steven Rose, Richard Lewontin et Leon Kamin, le présente comme un partisan forcené du « déterminisme génétique », ou encore comme « le plus réductionniste des sociobiologistes »… Cet ouvrage, attaque virulente contre (une certaine) « science qui est la légitimation ultime de l’idéologie bourgeoise », affirme que « le déterminisme biologique est une arme dans la lutte des classes » et que Dawkins est son défenseur le plus acharné. Mais le déterminisme biologique (ou génétique) que clouent au pilori Lewontin et ses coauteurs est une version caricaturale affirmant que l’ensemble des comportements animaux mais aussi humains est déterminé de manière directe et irrévocable par les gènes, ce que n’a jamais écrit Dawkins, ni dans The selfish gene ni par la suite. De même le réductionnisme que revendique Dawkins est-il travesti en disant que celui-ci prétend expliquer un tout complexe (un animal, une meute ou une horde) comme la somme de ses parties… Tout scientifique, qui emploie nécessairement à un stade ou à un autre l’approche réductionniste, sait bien qu’il s’agit d’analyser chaque partie pour ensuite essayer de comprendre le tout en termes de ces parties, en s’appuyant sur leur anatomie, leur combinaison, leurs interactions… Mauvaises querelles que tout cela, favorisées sans doute par des métaphores que l’on peut, avec un peu de mauvaise foi, prendre au pied de la lettre [7]6, et qui se sont développées dans le contexte des derniers soubresauts du gauchisme américain [8, 9]7…
De manière plus sérieuse, on sait que Richard Dawkins et Stephen Jay Gould [10–12]8 se sont souvent opposés au cours de leur carrière, tout en menant un combat commun contre le créationnisme et les prétentions scientifiques de son dernier avatar, le « Dessein intelligent ». Ces deux grandes figures de l’évolutionnisme contemporain appartenaient à la même génération, mais leurs visions étaient profondément différentes. Gould, paléontologue de formation, était fasciné par les schémas d’organisation des organismes. Il était sensible aux contraintes structurales qui facilitent une évolution donnée ou au contraire la rendent improbable. Il attachait aussi beaucoup d’importance aux longs intervalles (parfois des dizaines de millions d’années) durant lesquels une lignée de fossiles change très peu. Il présenta sa théorie des équilibres ponctués (des phases de changement rapide séparées par de longues périodes de stabilité) comme une révolution, et elle fut parfois perçue comme une remise en cause du Darwinisme - alors que ce n’en était qu’une adaptation, certes importante mais parfaitement intégrable dans un cadre théorique inchangé. La sélection au niveau du gène, facteur central pour Dawkins qui avait, lui, été formé à l’étude du comportement animal, n’était pour Gould qu’un élément, peut-être mineur, de l’évolution. Les débats de ces deux prima donna furent parfois très vifs, mais peut-être manifestaient-ils, plus qu’un désaccord de fond, la différence entre deux conceptions de la science. Pour Dawkins, il s’agit avant tout de chercher avec acharnement une explication générale, alors que Gould analyse en détail les mécanismes et les éléments contingents. Il est permis de penser que ces deux approches sont plus complémentaires qu’opposées…
La notion de même, à laquelle est consacré le dernier chapitre de l’édition de 1976, a suscité moins de controverses mais aussi, il faut bien le dire, moins d’intérêt. Reprise par plusieurs chercheurs, notamment Susan Blackmore [13, 14]9, elle a surtout suscité des débats théoriques mais ne semble pas avoir eu d’impact concret sur les recherches. À y regarder de près, le même reste assez mal défini, et le parallèle avec le gène est un peu tiré par les cheveux.
Dawkins, lui, ne s’est évidemment pas arrêté à ce premier livre. Il a notamment publié The Extended Phenotype qui développe le même thème en l’approfondissant et en montrant comment les gènes peuvent modifier l’environnement, The Blind Watchmaker, impeccable démonstration du caractère superflu de l’hypothèse du « Grand Horloger », ainsi que plusieurs autres ouvrages. Son dernier ouvrage, paru à l’automne 2006 est The God Delusion. On peut difficilement accuser cet auteur de ne pas annoncer la couleur ! Car Dawkins ne s’est pas contenté de réfléchir sur l’évolution et de se battre sans relâche contre le créationnisme et the intelligent design, c’est aussi un athée convaincu, militant contre tous les extrémismes religieux. Pour lui, « La foi révélée n’est pas une absurdité inoffensive, elle peut être une absurdité mortellement dangereuse », un virus de l’esprit. Il s’est également engagé contre les pseudo-sciences et les « médecines alternatives », ainsi que pour la reconnaissance de l’appartenance des grands singes au genre homo.
L’exception française que constitue l’hostilité fréquente au sein de notre intelligentsia envers les thèses du Gène égoïste s’explique sans doute - outre le fait que nombreux doivent être ceux qui le critiquent sans l’avoir lu - par la répugnance que l’on manifeste chez nous envers toute explication génétique, ainsi que par la mode du relativisme scientifique et culturel, et par l’aura de la psychanalyse. Il faut reconnaître que nombre d’auteurs anglo-saxons n’ont pas fait preuve de la retenue et de la rigueur de Dawkins et ont réellement versé, eux, dans le déterminisme génétique tout en se réclamant de ce livre. Je ne crois pas être suspect de cette grave déviation [15], et n’en suis donc que plus à l’aise pour le défendre, et pour terminer cet article en recommandant chaudement sa (re)lecture…
« Personnellement, je suis extrêmement opposé à la thèse du déterminisme ultra-génétique et à la thèse du « gène égoïste » de Dawkins. » Interview en février 2002, accessible sur le site http://www.futura-sciences.com/comprendre/d/dossier91-1.php
Paru en 1976 chez Oxford University Press ; la première traduction française fut publiée en 1978 par les éditions Menges. Une nouvelle édition, non remaniée mais enrichie de nombreuses notes et de deux chapitres supplémentaires est parue en 1989 (Oxford University Press) et est publiée en français aux Éditions Odile Jacob.
Une philosophe honorablement connue, Mary Midgley, a osé écrire qu’il était aussi absurde de parler de gène égoïste que « d’atomes jaloux, d’éléphants abstraits ou de biscuits téléologiques » [7].
Références
- Sokal A, Bricmont J. Impostures intellectuelles. Paris : Odile Jacob, 1997. [Google Scholar]
- Dawkins R. The selfish gene. Oxford, UK : Oxford University Press, 1976, 1989 (2e ed), 1999 (3e ed). [Google Scholar]
- Dawkins R. Le gène égoïste. Paris : Éditions Menges, 1978. [Google Scholar]
- Dawkins R. Le gène égoïste. Paris : Odile Jacob, 2003. [Google Scholar]
- Rose S, Lewontin RC, Leon, Kamin LJ. Not in our genes, biology, ideology and human nature. New York : Pantheon, 1984. [Google Scholar]
- Rose S, Lewontin RC, Leon, Kamin LJ. Nous ne sommes pas programmés. Paris : La Découverte, 1985. [Google Scholar]
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- Gould SJ. Quand les poules auront des dents. Réflexions sur l’histoire naturelle. Paris : Seuil, 1991 : 478 p. [Google Scholar]
- Blackmore S. The même Machine. Oxford, UK : Oxford University Press, 1999 : 272 p. [Google Scholar]
- Blackmore S. La théorie des mêmes. Pourquoi nous nous imitons les uns les autres. Paris : Éditions Max Milo, 2006. [Google Scholar]
- Jordan B. Les imposteurs de la génétique. Paris : Seuil, 2000 : 170 p. [Google Scholar]
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Liste des figures
The Selfish Gene : couverture de la 1re édition. |
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