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Issue
Med Sci (Paris)
Volume 19, Number 8-9, Août-Septembre 2003
Page(s) 892 - 894
Section Forum : Chroniques bioéthiques (5)
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/20031989892
Published online 15 August 2003

Cancun est réputée pour son sable blanc et son soleil des bords du Pacifique. Riant décor pour nombre de sommets internationaux dont celui où se retrouveront, du 10 au 14septembre 2003, les ministres du commerce extérieur des 146 pays membres de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Ils y discuteront de l’avancement du dossier des droits de propriété intellectuelle - les brevets - sur les médicaments. Un dossier ouvert à Doha, au Qatar, lors de leur réunion de novembre 2001 et dont la conclusion est fixée au 1er janvier 2005. Un dossier où les chiffres donnent le vertige, ainsi le chiffre d’affaire annuel 2001 de l’industrie pharmaceutique a dépassé les 400milliards de dollars, mais aussi la nausée : 19000 personnes meurent chaque jour de maladies curables telles que le sida, la tuberculose, le paludisme ou la maladie du sommeil. Chaque jour, 9 500Africains contractent le virus du sida (14 000 personnes sont contaminées quotidiennement dans le monde) et 6500 vont en mourir faute de médicaments, pourtant disponibles pour 1 euro par jour. Pour mémoire, et simplement pour fixer l’échelle des chiffres, une vache laitière européenne reçoit une subvention de l’ordre de deux euros par jour.

Comment déterminer le prix d’un médicament ?

Nous ne reviendrons pas sur la définition du brevet(→) et nous connaissons l’argumentation centrale en sa faveur. Le brevet permet de diffuser la connaissance grâce à la publication systématique des demandes de brevets avant même que le brevet soit délivré (à l’exception des États-Unis où la publication n’intervient que lors de la délivrance, d’où un maintien au secret de l’invention dans ce pays pouvant durer plusieurs années); la description de la demande ainsi publiée va permettre à l’homme du métier de reproduire l’invention. La mise à disposition de cette connaissance permet de l’utiliser à titre expérimental et constitue la contrepartie du monopole accordé au breveté. Le bienfondé de l’invention peut ainsi être vérifié et des perfectionnements proposés. C’est grâce à cette connaissance que les fabricants de générique en Inde ou au Brésil peuvent aujourd’hui proposer des trithérapies contre le sida d’efficacité comparable à celle offerte par les grands laboratoires pharmaceutiques. Mais un brevet est aussi un titre qui permet à son détenteur de s’opposer à l’exploitation (fabrication, utilisation et vente) par tout autre de l’invention brevetée. De fait, en empêchant l’imitation immédiate de l’invention par un concurrent, il permet à l’inventeur de rentabiliser son investissement. Dans la vision classique de l’économie de l’innovation, en l’absence de protection par brevet, les inventeurs ne se lanceraient pas dans de lourds investissements de recherche et développement, particulièrement en santé humaine où les essais sont très longs et très coûteux. Cette vision est contestée par les travaux récents en sociologie de l’innovation qui mettent en évidence le rôle essentiel des négociations entre acteurs pour parvenir à des ajustements locaux [1, 2]. Pour les uns, le brevet est une rente de monopole, seul moteur de l’innovation, ce que semble hélas confirmer le dernier rapport de l’OMS qui évalue à moins de 5% la part de dépense en recherche et développement consacrée par l’industrie pharmaceutique aux maladies infectieuses qui tuent 17millions de personnes dans le monde, dont 97% dans les pays du Sud. Pour les autres, il existe une logique autonome du progrès technique en relation avec des savoirs accumulés puis transférés au secteur marchand, et des mécanismes d’appropriation des connaissances dont la protection ne se limite pas à la règle de droit du brevet [3]. Ces derniers soulignent même que la science ouverte, académique, est le socle indispensable à l’émergence de l’invention marginale reconnue par le brevet. Le risque est alors une protection extensive et abusive de l’invention.

(→) m/s 2003, n°4, p. 501

150 ans de débats

De manière intéressante, depuis le milieu du XIXe siècle, en France et dans le monde, il existe un débat qui met en balance d’un côté l’extension et la spécialisation du droit des brevets et ses bénéfices économiques, et de l’autre les risques pour la santé publique. Si le brevet est bien un instrument juridique, ses conséquences sociales font entrer dans le champ éthique la question de ses limites d’application. Ce que reconnaît d’ailleurs la directive européenne sur les inventions biotechnologiques de 1998: «le droit des brevets doit s’exercer dans le respect des principes fondamentaux garantissant la dignité et l’intégrité de l’Homme» (considérant16). Dès 1844, le Parlement français débat de la question et écarte le médicament du brevet pour ne pas risquer de donner un label de qualité à la substance protégée. De plus, les opposants soulignent déjà le risque de formation d’un monopole industriel sur le marché du médicament. C’est un siècle plus tard, en janvier 1944, qu’est autorisé le brevetage des procédés de fabrication des médicaments, immédiatement assorti de la création de licences spéciales possiblement accordées dans l’intérêt de la santé publique si le prix des médicaments était trop élevé ou la quantité produite insuffisante. À l’étape suivante, en 1959, le médicament fait l’objet d’un brevet spécial, rattaché au droit de la santé publique, et le principe des licences obligatoires dans l’intérêt de la santé publique est maintenu. Ce n’est qu’en 1968 que le médicament rejoint le droit général des brevets et le code de la propriété intellectuelle.

Le même débat se joue sur la scène internationale, parallèlement à l’avancement d’une harmonisation du droit des brevets dont le premier acte se déroule à Paris le 20 mars 1893. Cela conduira à la création de l’Organisation mondiale de la propriété industrielle (OMPI) et au GATT, ancêtre de l’Organisation mondiale du commerce, qui naît à Marrakech en 1994. L’OMC reçoit dans son berceau une annexe 1c baptisée « Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce » désormais connu sous son acronyme ADPIC en français ou TRIPS en anglais [4]. Aux termes de l’article 27alinéa1 : « …un brevet pourra être obtenu pour toute invention, de produit ou de procédé, dans tous les domaines technologiques… sans discrimination quant au lieu de l’invention, au domaine technologique et au fait que les produits sont importés ou sont d’origine nationale ». Dès lors, le brevet sur le médicament devient mondial, et tout utilisateur redevable. C’est sur cette base que 39 laboratoires pharmaceutiques, dont tous les grands, attaquent en 1997 le gouvernement sud-africain qui souhaite importer des médicaments génériques pour soigner ses malades du sida.

La bataille des génériques, la guerre des importations paralléles

Dès 1996, le Brésil ouvre les hostilités en adoptant une législation lui permettant de produire des génériques sous licence obligatoire et sans paiement de royalties dès lors que le ministère de la Santé jugerait abusif le prix d’un médicament sur le marché extérieur. En cela, le Brésil se fondait sur une interprétation du texte même des ADPIC. L’article27, alinéa 2 indique en effet : « …[les signataires] pourront exclure de la brevetabilité les inventions… pour protéger l’ordre public ou la moralité, y compris protéger la santé et la vie des personnes… » et l’article 31 précise les conditions dans lesquelles le brevet peut être utilisé sans autorisation du détenteur du droit, en particulier, alinéa b, « les situations d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence… ». Notons que les États- Unis n’ont pas hésité à utiliser ces clauses d’exclusion en 2001, à la suite des attentats du 11 septembre, pour produire à moindre coût un antibiotique contre l’anthrax, protégé par un brevet du laboratoire Bayer. De fait, pour revenir au cas brésilien, l’effet fut spectaculaire et instructif. S’appuyant sur des structures de production filiales de laboratoires de recherche publique, telles que Far-Manguinhos qui est une annexe de l’Institut Oswaldo Cruz à Rio (dont le statut est proche de celui de notre Institut Pasteur), le coût (par an par malade) d’une trithérapie anti-sida a chuté de 12000dollars à moins de 300 dollars. Cette chute vertigineuse fut stimulée par une compétition à la baisse engagée entre les « génériqueurs » indiens, thaïlandais et brésiliens.

L’ampleur du drame humain et l’interrogation sur le coût réel du médicament a conduit à un accord à Johannesbourg au début 2001, où les laboratoires avaient retiré leur plainte en échange de la création d’un fonds mondial de 10 milliards de dollars destiné à financer l’accès aux soins pour les malades atteints du sida. Ce Fonds fut officiellement créé, au moins sur le papier, à l’occasion du G8 d’Okinawa en juillet 2001. Suivait alors une position généreuse en novembre 2001 au sommet de l’OMC à Doha: il y était reconnu l’impact négatif des ADPIC sur le prix des médicaments, le droit pour un état de protéger la santé publique et de prendre les mesures qui lui semblent appropriées pour cela, y compris les licences obligatoires.

La déclaration de Doha n’était toutefois qu’un voeu. Immédiatement, deux limitations de taille sont apparues. Tout d’abord le problème des « importations parallèles ». La licence obligatoire ne vaut en l’état des règlements de l’OMC que pour le pays qui a la capacité de produire localement le produit générique, avec interdiction de l’exporter vers un pays tiers. Un enjeu majeur des négociations en cours est donc d’autoriser un pays à importer depuis un autre ayant émis une licence obligatoire. En effet, le même traitement antisida est proposé à 220 dollars par les indiens Cipla ou Ranbaxy, et à moins de 300 dollars par Far-Manguinhos ou le producteur thaïlandais Government pharmaceutical organisation, mais reste entre 800 et 1 000 dollars par an lorsqu’il est fourni par les big pharma. L’autre limitation est le souhait des États-Unis de restreindre le champ de générosité aux trois grandes maladies liées à la pauvreté, sida, tuberculose et paludisme, à l’exclusion de toute autre, ce qui revient à dénier l’accès aux soins pour de maladies mortelles endémiques en pays pauvres. L’OMS note ici encore des écarts de 1 à 10 dans le prix de certains traitements de base, par exemple les anti-hypertenseurs, souvent en défaveur des pays du Sud.

Certes, les pays concernés ne sont pas exempts de critiques. Les statistiques sont là pour reconnaître que de nombreux pays d’Afrique dépensent 20 dollars par an et par habitant pour l’achat d’armes, contre 2 pour la Santé. Il est tout aussi vrai que les politiques d’ajustement structurel prônées par le FMI (fonds monétaire international) conduisent ces états à diminuer leurs dépenses publiques, ce que nombre de gouvernements traduisent en premier lieu par une réduction des dépenses d’infrastructure de soins et d’éducation. Mais certains pays montrent ici encore l’exemple. Le Brésil, avec sa politique de génériques, consacre 615 dollars par patient et par an à la lutte contre le sida, lui permettant de garder un taux de prévalence de 0,57%, tandis que l’Afrique du Sud ne dépense que 6 dollars par patient et par an, et voit sa population atteinte dépasser les 20%. Les brevets sur le médicament ne sont donc pas seuls en cause, mais contribuent à une telle disparité de situation. L’instrument juridique devient alors aussi une arme politique, ce qui n’est pas étonnant compte tenu de son impact économique.

Un problème global

« Il faut faire en sorte que la brevetabilité ne devienne pas un outil de discrimination, d’oppression ou d’atteinte à la dignité des personnes », soulignait dès 1995 Axel Kahn lors d’un colloque de l’Académie des Sciences consacré au génome. Le coût de certains traitements innovants, même avec des molécules chimiques classiques, même dans les pays développés, peuvent conduire à priver de soins certains patients. Pensons au cancer, pensons ici encore au sida où le dernier traitement de Roche, le Fuzeon®, revient à 19 000 euros par an et par patient. L’économie de notre système de santé publique exige une double réflexion portant, d’une part, sur la compréhension du coût du traitement et, d’autre part, sur l’évaluation indépendante de l’apport réel d’une nouvelle molécule. Encourager l’innovation et refuser la rente de situation n’est pas incompatible avec l’objectif premier de l’instrument juridique brevet, mais remet très certainement en cause l’usage libéral qui en est fait aujourd’hui.

Références

  1. Cassier M. Relations entre secteurs public et privé dans la recherche sur le génome. Med Sci 2000; 16 : 26–30. [Google Scholar]
  2. Cassier M, Gaudillière JP. Recherche, médecine et marché : la génétique du cancer du sein. Revue d’Économie Appliquée 1999; II : 155–82. [Google Scholar]
  3. Foray D. L’économie de la connaissance. Paris : La Découverte, 2000. [Google Scholar]
  4. www.WTO.org [Google Scholar]
  5. www.who.org. Globalization, patents and drugs. An annotated bibliography, 2001. [Google Scholar]

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