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Med Sci (Paris)
Volume 41, Numéro 6-7, Juin-Juillet 2025
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Page(s) | 555 - 557 | |
Section | Nouvelles | |
DOI | https://doi.org/10.1051/medsci/2025092 | |
Publié en ligne | 7 juillet 2025 |
Surdité, appareils auditifs et cognition
Hearing loss, hearing aids, and cognition
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Université Paris Cité, Inserm U970, Paris centre de recherche cardiovasculaire (PARCC), Paris, France
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Service d’otorhinolaryngologie et chirurgie cervico-faciale, Hôpital Foch, Suresnes, France
Dans un contexte d’augmentation et de vieillissement de la population mondiale, on estime jusqu’à 150 millions le nombre de personnes qui vivront avec un trouble neurocognitif majeur (anciennement appelé démence) d’ici à 2050 [1]. En l’absence de traitement curatif des troubles cognitifs, il est essentiel d’identifier des facteurs de risque sur lesquels il est possible d’agir. La surdité, qui affecte plus de la moitié des adultes âgés de plus de 60 ans, a été identifiée par la commission du Lancet sur la démence comme étant le principal facteur de risque modifiable, potentiellement responsable à elle seule de 8 % des cas de troubles neurocognitifs majeurs dans le monde [2, 3].
Néanmoins, les études antérieures sur l’association entre surdité et troubles cognitifs présentent certaines limites méthodologiques, car elles s’appuient sur des mesures subjectives de la surdité, sur une évaluation limitée des capacités cognitives, ou encore sur des échantillons de petite taille ou issus de populations très spécifiques [3, 4]. Par ailleurs, un essai clinique randomisé récent n’a pas permis de mettre en évidence un bénéfice de l’introduction d’un appareillage auditif sur l’évolution cognitive de ces personnes [5]. C’est dans ce contexte que nous avons conduit une étude en population générale, à partir d’une grande cohorte nationale, visant à mesurer l’association entre l’audition et la cognition chez des participants d’âge moyen, et à étudier l’impact de l’usage d’appareils auditifs sur cette association [6].
L’étude repose sur une analyse transversale des données de la cohorte épidémiologique CONSTANCES, incluant les données d’environ 220 000 adultes représentatifs de la population française, recrutés entre 2012 et 2020 [7]. Pour les participants étudiés ici, âgés de 45 à 69 ans, nous disposions de données audiométriques ainsi que d’évaluations cognitives détaillées. À l’inclusion, tous les participants ont réalisé un test auditif (audiométrie tonale1) permettant de les classer en trois groupes selon leur seuil auditif moyen : normo-entendant (perte auditive moyenne < 20 décibels [dB]), surdité légère (perte entre 20 et 30 dB), et surdité considérée comme handicapante (perte ≥ 35 dB). L’évaluation des performances cognitives a également été faite à l’inclusion, à travers cinq échelles et questionnaires validés, permettant d’évaluer les différents aspects de la cognition : l’attention, la vitesse psychomotrice, et les capacités de raisonnement, mesurées par le test DSST (digit symbol substitution test), la vitesse de traitement de l’information ou flexibilité cognitive par le test TMT (trail making test), la mémoire épisodique par le test FCSRT (free and cued selective reminding test), les capacités linguistiques par le test VFT (verbal fluency task), et le fonctionnement cognitif global par le test MMSE (mini mental state examination). Un score cognitif global a ainsi permis de comparer les performances des participants, de manière catégorielle ou continue [8]. Afin de limiter les biais de confusion, les facteurs suivants ont également été relevés pour chaque participant et inclus dans l’analyse : indice de masse corporelle, diabète sucré, hypertension artérielle, dépression, maladies cardiovasculaires, précarité sociale et personnelle, exposition professionnelle au bruit, tabagisme, alcoolisme, et niveau d’éducation professionnelle. L’échantillon final comprenait 62 072 participants pour lesquels l’intégralité des données était disponible, répartis à parts égales entre hommes et femmes, avec un âge moyen de 57,4 ans. Au total, 49 % des participants étaient normo-entendants, 38 % présentaient une surdité légère, 10 % avaient une surdité invalidante non-appareillée, et 3 % utilisaient des appareils auditifs.
Les performances cognitives diminuaient avec la gravité de la surdité. Le score cognitif global moyen était meilleur chez les individus ayant une audition normale que chez ceux ayant une surdité légère, et plus encore, que chez ceux ayant une surdité invalidante. Ces résultats mettent en évidence l’existence d’une relation entre la surdité et les troubles neurocognitifs. Après ajustement sur l’ensemble des facteurs de confusion, les analyses multivariées montraient que la surdité légère est associée à une augmentation de 10 % de la probabilité d’altération cognitive globale (risque relatif rapproché ou odds ratio [OR] : 1,10 ; intervalle de confiance à 95 % [IC95%] : 1,05-1,15), et que la surdité invalidante augmente cette probabilité de 24 % (OR : 1,24 ; IC95 % : 1,16-1,33) (Figure 1). Cette association concernait non seulement le score cognitif global, mais aussi chacun des tests cognitifs réalisés (sauf pour le test TMT chez les participants ayant une surdité légère).
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Figure 1 Association entre le statut auditif et les différents scores cognitifs. Les analyses ont été menées parmi les participants ne portant pas d’appareil auditif (n = 60 404). Les modèles sont ajustés sur l’intégralité des covariables. La déficience cognitive est définie par un score ≤ 25 % du score de la population totale pour le score cognitif global, et à ≤ 25 % (ou ≥ 75 % pour le score TMT) des normes établies au sein de la cohorte CONSTANCES ajustées sur le sexe, l’âge et le niveau d’éducation, pour les sous-scores. OR : odd ratio ; IC95 % : intervalle de confiance à 95 % ; DDST : digit symbol substitution test ; FCSRT : free and cued selective reminding test ; TMT : trail making test. |
En revanche, l’utilisation d’un appareillage auditif n’était pas associée à une réduction significative de la probabilité d’altération cognitive (OR = 0,94 ; IC95 % : 0,83-1,07), sauf pour les participants souffrant de dépression, chez lesquels l’utilisation d’appareils auditifs réduisait de manière significative cette probabilité (OR = 0,62 ; IC95 % : 0,44-0,88). Ce résultat suggère que l’effet d’un appareillage auditif sur l’évolution des performances cognitives de l’utilisateur dépend d’autres facteurs de vulnérabilité que son déficit auditif.
Afin de tester la robustesse de ces résultats, nous avons renouvelé l’analyse de différentes manières : en considérant le score cognitif global comme une échelle continue, en incluant les participants pour lesquels certaines données manquaient à l’aide d’imputations multiples pour limiter un potentiel biais d’inclusion, ou en ajustant sur la probabilité de se voir prescrire des appareils auditifs à l’aide d’un score de propension afin d’éviter un éventuel biais d’indication. Toutes ces analyses de sensibilité ont retrouvé la même association significative, graduelle, entre la diminution des performances cognitives et la gravité de la surdité, sans mettre en évidence d’impact de l’utilisation d’appareils auditifs sur cette association.
Cette étude met en lumière une relation robuste et graduelle entre la gravité de la surdité et les performances cognitives. Plusieurs mécanismes explicatifs sont proposés : la surdité limite les interactions sociales, ce qui pourrait exacerber les troubles cognitifs, en particulier chez les individus déjà vulnérables ; la concentration accrue nécessaire pour comprendre les stimulus auditifs, notamment conversationnels, détourne les ressources cognitives d’autres domaines ; et enfin, l’hypothèse de la cause commune : la surdité pourrait être un indicateur précoce de processus pathologiques affectant également les fonctions cognitives, sans rapport de causalité entre les deux [9]. Bien que les appareils auditifs améliorent la qualité de vie et réduisent l’isolement social, leur effet bénéfique sur le déclin cognitif reste controversé [10]. Les résultats de notre étude suggèrent que le bénéfice est plus marqué dans des sous-groupes spécifiques de personnes déficientes auditives, comme celui des personnes souffrant de dépression, éventuellement en raison d’un effet synergique entre surdité et dépression. Néanmoins, la principale limite de l’étude réside dans l’absence de données longitudinales concernant la chronologie de l’apparition de la surdité et de l’évolution de la cognition, limitant la capacité à établir une relation causale entre déficience auditive et troubles cognitifs. De plus, l’absence d’information sur le caractère unilatéral ou bilatéral de l’appareillage auditif, sur son ancienneté par rapport au diagnostic de surdité, ainsi que sur la durée quotidienne de port des appareils a pu entraîner une sous-estimation de l’effet de l’appareillage sur la cognition.
Au total, les résultats de cette étude soulignent l’importance de la surdité comme facteur témoignant d’un surrisque d’apparition de troubles cognitifs chez les adultes d’âge moyen, mais que l’appareillage auditif seul ne semble pas compenser. Une étude contrôlant le bon usage des appareils et la chronologie du recours à l’appareillage par rapport à l’évolution des performances cognitives est nécessaire pour affermir cette conclusion, sur le modèle de l’essai contrôlé randomisé conduit par Lin et collaborateurs [5]. Quoi qu’il en soit, ces résultats appellent à une vigilance accrue dans la surveillance cognitive des personnes atteintes de surdité, et à des travaux de recherche supplémentaires pour mieux comprendre et exploiter le potentiel des appareils auditifs dans une stratégie globale de prévention du déclin cognitif.
Liens d’intérêt
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
Des sons purs, de fréquence variant entre 125 Hz (sons graves) et 8 000 Hz (sons aigus), sont envoyés dans les oreilles de la personne, avec une gradation d’intensités (en dB), ce qui permet de déterminer pour chacune des fréquences testées, un seuil d’audition, qui correspond à l’intensité minimale à partir de laquelle le son est entendu par cette personne. On peut ensuite calculer un seuil auditif moyen à partir des seuils obtenus pour différentes fréquences testées individuellement (ndlr).
Références
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Liste des figures
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Figure 1 Association entre le statut auditif et les différents scores cognitifs. Les analyses ont été menées parmi les participants ne portant pas d’appareil auditif (n = 60 404). Les modèles sont ajustés sur l’intégralité des covariables. La déficience cognitive est définie par un score ≤ 25 % du score de la population totale pour le score cognitif global, et à ≤ 25 % (ou ≥ 75 % pour le score TMT) des normes établies au sein de la cohorte CONSTANCES ajustées sur le sexe, l’âge et le niveau d’éducation, pour les sous-scores. OR : odd ratio ; IC95 % : intervalle de confiance à 95 % ; DDST : digit symbol substitution test ; FCSRT : free and cued selective reminding test ; TMT : trail making test. |
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