Issue
Med Sci (Paris)
Volume 41, Number 1, Janvier 2025
Nos jeunes pousses ont du talent !
Page(s) 83 - 86
Section Partenariat médecine/sciences - Écoles doctorales - Masters
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/2024197
Published online 31 January 2025

La cribra orbitalia est une affection osseuse du toit orbitaire, caractérisée par une bande ou une zone circonscrite présentant une porosité plus accentuée que le reste de la corticale osseuse. L’étude de ce trait phénotypique dans les populations ancestrales permettrait d’évaluer leur état de santé et, par conséquent, d’obtenir une connaissance plus approfondie de leurs modes de vie. Cela, adapté aux populations actuelles, pourrait constituer un nouvel indicateur préventif de santé publique.

Depuis la première description de cette affection en 1855 [1], la communauté scientifique est partagée aussi bien sur ses causes que sur la manière de l’étudier (Figure 1). En 2021, une étude de Rothschild et al. [2] propose une réinterprétation de ce phénomène et un changement de paradigme.

thumbnail Figure 1.

La cribra orbitalia dans l’histoire scientifique [2, 3, 5, 6, 7, 12]. En vert : les éléments en lien avec la cotation de la cribra orbitalia ; en orange : les différentes causes évoquées ; en noir : les informations générales.

Cribra orbitalia : des p’tits trous, encore des p’tits trous

La cribra orbitalia se caractérise par des perforations ou des éminences (saillies), de taille et de distribution diverses, de l’os constituant le toit des orbites. Cette zone, particulièrement vascularisée, peut être la cible de différentes infections propagées par le sang, et la cribra orbitalia pourrait donc résulter de ce processus. La définition de la cribra orbitalia varie d’un auteur à l’autre, et il existe diverses cotations de ses stades de gravité (taille, fréquence, remodelage). Les méthodes d’évaluation sont aujourd’hui standardisées en trois ou quatre stades d’intensité lésionnelle [3]. La méthode la plus récente associe le degré de sévérité des lésions actives au degré de guérison des lésions inactives, ce qui permet une utilisation plus objective de la cribra orbitalia pour évaluer l’état de santé des populations du passé [4].

Malgré plusieurs tentatives d’harmonisation de la description [5] et de la définition [6, 7] de la cribra orbitalia, il n’existe pas encore de consensus. Les recherches s’accordent toutefois sur la multiplicité des formes de cette lésion, en faveur de l’existence de plusieurs causes ou maladies associées [2]. À cela s’ajoutent des biais liés à l’âge de l’individu (en vieillissant, la corticale de l’os devient plus poreuse), à l’action des processus taphonomiques1 sur le squelette [7], et à des variations anatomiques non pathologiques.

Les deux formes lésionnelles regroupant la majorité des manifestations de la cribra orbitalia sont les lésions lytiques et les lésions blastiques. Les lésions lytiques sont caractérisées par une érosion de la surface corticale, ou par une ostéopériostite (inflammation du périoste), et s’avèrent être la forme la plus fréquente en contexte archéologique (Figure 2). Les lésions blastiques correspondent à un dépôt d’os sur le toit orbitaire. Une hyperplasie2 de la moelle osseuse a été évoquée pour expliquer l’apparition des lésions blastiques, mais cette explication a ensuite été contestée. En effet, une telle hyperplasie ne peut être considérée comme un facteur causal que si son emplacement coïncide avec celui des lésions osseuses, ce qui n’a pas été observé par Rothschild et al. [2]. Afin de pouvoir formuler des hypothèses étiologiques, il peut être nécessaire de s’intéresser à d’autres marqueurs ostéologiques semblant résulter de mécanismes similaires à ceux de la cribra orbitalia, et d’envisager d’éventuelles comorbidités. On peut ainsi tenter de rapprocher la cribra orbitalia de l’hyperostose porotique, qui se caractérise par un élargissement des alvéoles du diploé3 en réponse à une anomalie de l’hématopoïèse4.

thumbnail Figure 2.

Les causes de la cribra orbitalia avant le changement de paradigme et le nouveau paradigme de Rothschild et collaborateurs [2-4, 6, 8, 9, 14].

Des origines multiples

La cribra orbitalia a souvent été interprétée comme la conséquence d’un stress physiologique ou d’une fragilisation de la santé de l’individu. Les différentes causes évoquées prêtent à controverse (Figure 2), mais l’explication la plus commune est celle attribuant ces lésions osseuses à la manifestation d’une anémie [7, 9]. Dans sa forme active, la cribra orbitalia concerne majoritairement les enfants, car elle nécessite la présence de moelle rouge (érythropoïétique) dans les os de la voûte crânienne. La cribra orbitalia active est très rare chez l’adulte [10]. Une anémie peut avoir plusieurs origines : génétique, en lien par exemple avec la thalassémie ou la drépanocytose, ou acquise en raison d’une carence en fer, en vitamine B12, ou en vitamine C. Les comportements alimentaires, par exemple un régime riche en fibres plutôt que carnivore, influent sur la prévalence de ces carences [4]. Des maladies infectieuses, telles que le paludisme, ont également été identifiées comme responsables de cribra orbitalia [1, 8]. L’analyse microscopique des lésions osseuses de cribra orbitalia par Rothschild et al. [2] donne lieu à une description très différente des précédentes. Pour ces auteurs, cette anomalie, caractérisée par une porosité orbitaire, ne serait composée que d’altérations serpigineuses5 et non de perforations. Trois catégories la décrivant peuvent être distinguées, sans être forcément opposables (Figure 2). Seuls les vaisseaux sanguins ou lymphatiques sont connus pour marquer l’os de cette manière. De plus, ces auteurs affirment que l’hyperplasie médullaire ne peut pas être envisagée comme une cause de cribra orbitalia, car ils montrent que cette dernière est absente chez des personnes ayant des antécédents d’anémie [2, 3]. La révision de ce paradigme donne lieu à d’autres théories sur les causes d’apparition de la cribra orbitalia (Figure 2) [7].

Par exemple, le trachome, infection bactérienne des glandes lacrymales fréquente chez les enfants des régions du monde les plus pauvres, semble être aussi une cause de cribra orbitalia car la distribution géographique et chronologique de cette infection coïncide avec celle de la malformation osseuse [2]. Les enfants, dont le système immunitaire est encore immature, ont de plus fréquentes infections des glandes lacrymales et des orbites, souvent accompagnées d’une inflammation péri-oculaire, menant à la formation de cribra orbitalia [7]. D’autres causes, notamment en lien avec des malformations artério-veineuses, sont proposées dans cette étude [7].

En somme, cette nouvelle interprétation par Rothschild et al. [2] présente des similitudes avec les résultats d’une étude, plus ancienne, décrivant la cribra orbitalia comme résultant d’une hyper-vascularisation du périoste [11]. Elle permet d’étayer certaines causes, tout en en proposant de nouvelles.

Un marqueur de l’état sanitaire des populations humaines

L’apparition de la cribra orbitalia dans l’histoire est mise en relation avec la sédentarisation et les débuts de l’agriculture, période avant laquelle la cribra orbitalia était rare. Les régimes alimentaires, moins diversifiés qu’auparavant, sont devenus plus riches en phytates, qui bloquent l’absorption du fer et peuvent donc être responsables d’une anémie par carence en fer qui expliquerait la cribra orbitalia. Parallèlement, l’augmentation de la fréquence des infections parasitaires en lien avec le pastoralisme a été un facteur aggravant [4, 12]. La cribra orbitalia est donc devenue un marqueur d’intérêt pour la connaissance de l’état de santé des populations passées. Elle a pu être associée à des crises alimentaires (notamment des famines), mais également à des pratiques sociales genrées, comme à l’époque médiévale où une relation entre la cribra orbitalia et un régime alimentaire spécifique (très fibreux et peu carné) chez les femmes a pu être mise en évidence [4].

En effet, deux études ont analysé la présence de cribra orbitalia selon le sexe des individus et des pratiques genrées au Moyen Âge [4, 13]. Chez les femmes, les menstruations, les accouchements et la lactation semblent pouvoir entraîner une cribra orbitalia, tandis que chez les hommes, sa présence est expliquée par une plus grande sensibilité aux infections parasitaires. Certaines pratiques sociales spécifiques, telles que le port d’objets sur la tête, pourraient également être impliquées [13]. La reconnaissance des relations de cause à effet concernant la cribra orbitalia est utile pour identifier des comportements sociaux particuliers ou des périodes de pauvreté [4].

Outre son utilisation comme marqueur de stress, la cribra orbitalia peut également être appréhendée comme marqueur de plasticité adaptative dans une approche évolutive. Ce paradoxe dans notre perception de ce marqueur offre la possibilité d’observer un indice adaptatif positif (résilience) pour les adultes dont le décès n’est pas en lien avec cette manifestation osseuse. De plus, il a été montré que les individus porteurs de ces lésions osseuses dites inactives ont une meilleure immunité acquise que les sujets sans cribra orbitalia [4, 14]. Bien que très utilisée pour décrire l’état sanitaire des populations du passé, la prévalence de la cribra orbitalia est tout aussi élevée dans les échantillons de populations actuelles, même si les causes peuvent différer. En effet, la prise en charge plus efficace des maladies hémolytiques héréditaires réduit le lien de la cribra orbitalia avec ces maladies, mais le lien avec les conditions sanitaires et sociales persiste [12]. L’utilisation de ce marqueur dans les populations actuelles prend tout son sens dans un monde où les pressions environnementales, climatiques et sociales entraînent des pénuries alimentaires, une surexploitation des ressources favorisant les carences alimentaires et l’émergence de maladies infectieuses.

«  CO but not KO  » : perspectives

Les lésions poreuses identifiées comme cribra orbitalia ne peuvent apparaître que chez un individu fragilisé [3], notamment par des conditions de vie insalubres ou une malnutrition [4]. La cribra orbitalia est donc utilisée à juste titre comme indicateur de santé, d’hygiène et de l’état nutritionnel des individus. Sachant qu’environ 40 % des femmes menstruées dans le monde présentent une carence en fer, l’anémie qu’elle provoque reste un problème de santé publique majeur, trop souvent délaissé par les politiques de santé publique [4]. L’utilisation de ce marqueur diagnostique de stress physiologique est d’actualité, mais nécessite le recours à l’imagerie médicale et un protocole de cotation adapté [15].

Au cours du siècle dernier, la plupart des sociétés humaines ont subi des changements radicaux s’accompagnant de problèmes sanitaires différents de ceux du passé, mais la prévalence de la cribra orbitalia s’est maintenue. Malgré l’absence de consensus [2], les études s’accordent sur une étiologie multi-factorielle. Même si ses causes ont pu varier avec le temps, la cribra orbitalia est encore un marqueur d’intérêt pour étayer le diagnostic de certaines maladies, ou de réactions immunitaires au stress et à certaines perturbations inhérentes aux sociétés contemporaines.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.


1

Ensemble des processus qui ont affecté les restes humains depuis le dépôt funéraire jusqu’à leur découverte.

2

Augmentation du volume d’un tissu par multiplication des cellules qui le constituent.

3

Couche spongieuse intermédiaire située entre les deux tables des os de la voûte du crâne.

4

Ensemble des mécanismes qui assurent la production continue et régulière des différentes cellules sanguines.

5

Qui se développent de façon irrégulière et sinueuse, tendant à guérir à un endroit et à progresser ailleurs.

Références

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