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Med Sci (Paris)
Volume 41, Octobre 2025
40 ans de médecine/sciences
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| Page(s) | 105 - 106 | |
| Section | Sciences humaines et sociales | |
| DOI | https://doi.org/10.1051/medsci/2025133 | |
| Published online | 10 October 2025 | |
Les sciences sociales et la biomédecine en 2025
Pour un dialogue au-delà des études d’acceptabilité
Social sciences and biomedicine in 2025: towards a dialogue beyond acceptability studies
Department of Afroamerican and African studies, University of Michigan Ann Arbor USA
Il y a environ dix ans, je me suis retrouvé attablé avec Laurie Garrett, la journaliste qui fut longtemps la porteparole inquiète de la santé mondiale. Son best-seller paru en 1994 [1] décrivait un monde assiégé par les maladies infectieuses. Le livre avait fait entrevoir à un public états-unien déjà secoué par la tragédie du sida la possibilité d’épidémies d’Ébola en dehors de l’Afrique équatoriale. Quand je lui expliquai que je travaillais sur l’histoire de la vaccination, sur la façon dont cette dernière avait été normalisée au vingtième siècle, elle amena aussitôt la conversation sur les résistances contemporaines des individus, un sujet essentiel à ses yeux et à ceux de la plupart des responsables de santé publique. Selon la doctrine qui inspira le livre de Garrett, dite des « émergences virales », les pathogènes ne sont pas uniquement produits par la nature, les maladies peuvent revenir ou même apparaître du simple fait d’un comportement malvenu, notamment les refus de vaccination.
Je me souviens avoir été agacé par la tournure prise par une discussion à laquelle j’étais pourtant habitué. Car celle-ci ne reflétait pas simplement les postulats d’une approche écologique et englobante, où la population peut provoquer le « retour » de maladies infectieuses. Les autorités et les milieux médicaux attendent souvent des chercheurs en sciences sociales qu’ils expliquent pourquoi les individus agissent contre leurs intérêts. C’est le modus operandi de la relation inégale entre médecine et sciences sociales : « étudiez l’acceptabilité, aidez-nous à comprendre ce qui se passe dans la tête des gens, dites-nous pourquoi ce que nous déclarons bénéfique n’emporte pas l’adhésion immédiate ». Or, la prérogative des chercheurs en sciences sociales, à la différence des experts, est justement de formuler leurs propres questions, ou plutôt de reformuler un problème au fil d’une enquête qui permet d’interroger des présupposés douteux – en l’occurrence, la résistance effective à la vaccination n’est pas aussi massive qu’on le dit, en tout cas elle est clairement moins importante que ce que les sondages d’opinion indiquaient dans les années 2010, et nous n’avons pas les moyens d’affirmer qu’elle a explosé avec l’arrivée d’Internet et des réseaux sociaux. On observe un décalage entre les déclarations des individus et leurs pratiques effectives. Celui-ci est d’autant plus apparent en matière de vaccination que cette intervention cible, pour des raisons immunologiques et stratégiques, la petite enfance, une période de la vie où l’autorité médicale atteint son apogée [2]. La vaccination moderne a été conçue pour s’intégrer à la médicalisation des nourrissons. Par ailleurs, les anthropologues expliquent qu’étudier les représentations, lorsque l’on est missionné par une autorité, est une tâche ardue. Dès que l’on sort du domaine de l’enquête qualitative pour atteindre une masse critique d’individus, ces derniers tendent, au cours d’interactions rapides avec des sondeurs, à donner les réponses qu’ils imaginent être attendues. Le phénomène a été analysé de façon convaincante dans le contexte d’études d’acceptabilité sur le planning familial [3].
Avant d’aller chercher des explications relatives à la crédulité des individus face à la désinformation, ne faudrait-il pas examiner les structures politiques de la médecine et de la santé publique ? Car si cette dernière, en particulier, fait l’objet de controverses, n’est-ce pas parce qu’elle est elle-même une discipline dont le domaine d’intervention est la société ? À ce titre, elle fait appel à des formes ordinaires de pouvoir – telles que la contrainte légale – qui suscitent inévitablement le débat. L’entrée de la santé publique dans l’ère de la propriété intellectuelle, avec des vaccins de plus en plus onéreux, soulève également des interrogations légitimes sur les intérêts économiques en jeu. Il convient de les prendre au sérieux [4]. Enfin, les déstabilisations les plus pernicieuses de la santé publique ne sont pas, aujourd’hui, le fait de masses intoxiquées par Internet : dans les États-Unis de Donald Trump, c’est le secrétaire d’État à la santé qui met cette dernière sens dessus dessous.
Il existe une littérature abondante sur les erreurs d’appréciation concernant les rapports entre la société et la science. C’est devenu un genre en soi dont l’anti-héros est l’expert occidental dépêché en Afrique ou en Asie pendant la Guerre froide : mû par une foi démesurée dans le progrès technique et scientifique, celui-ci plaque des modèles préconçus sur des contextes dont les subtilités lui échappent. On ne parle pas ici de production active d’ignorance par des scientifiques corrompus – un thème important des études sur les sciences et les technologies qui s’intéressent, par exemple à la minimisation des risques liés à la pollution industrielle. Le nœud du problème tient à des préjugés savants, à une position de surplomb, d’arrogance, voire de défiance envers la population locale. Plusieurs historiens, sociologues et anthropologues, dans des domaines aussi variés que les rapports entre l’homme et son environnement [5], la maladie du sommeil [6], le planning familial [7], la vaccination contre la rougeole [8], ont proposé des contre-enquêtes sur ce qui apparaît a posteriori comme une série de méprises scientifiques. Le dédain vis-à-vis des pratiques et comportements d’une population jugée ignorante ou facilement influençable paraît, dans bien des cas, à l’origine d’un aveuglement savant. Qu’ils le veuillent ou non, de tels ouvrages démolissent l’idée que les sciences sociales sont une discipline auxiliaire à la médecine et aux sciences. Ils ne répondent pas à une question définie par des commanditaires, ils la démontent. C’est une position inconfortable pour le chercheur au contact des médecins et des responsables de santé publique, puisque celui-ci endosse, le temps de l’enquête, le rôle de police de la police. Mais c’est sans doute le prix à payer pour ne pas rester sur une irritation et instaurer un dialogue.
Liens d’intérêt
L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
Références
- Garrette L. The coming plague : newly emerging diseases in a world out of balance. Penguin book 1994: 44 p. [Google Scholar]
- Thomas G. Keeping Vaccination Simple: Building French Immunization Schedules, 1959-1999. Bull Hist Med 2020; 94 : 423–58. [Google Scholar]
- Mamdani M. The Myth of population control. Family, Caste and Class in an Indian Village. Monthly Review Press, 1973:176 p. [Google Scholar]
- Cassier M, Il y a des alternatives. Une autre histoire des médicaments (xixe-xxie siècle), Le Seuil, Paris 2023 : 331p. [Google Scholar]
- Fairhead J., Leach M. Misreading the African landscape: society and ecology in a forest-savanna mosaic. Cambridge University Press 1996: 382 p. [Google Scholar]
- Lachenal G. Le médicament qui devait sauver l’Afrique, Éditions La Découverte, 2014 : 240 p. [Google Scholar]
- Murphy M. The economization of life. Duke University Press, 2017: 232 p. [Google Scholar]
- Monnais L. Vaccinations. Le mythe du refus. Presses de l’Université de Montréal, 2019 : 288 p. [Google Scholar]

Gaëtan Thomas Historien de la médecine et des sciences, enseignant à l’université de Michigan à Ann Arbor. Sa thèse de doctorat (École des hautes études en sciences sociales, 2018), consacrée à l’histoire de l’épidémiologie et de la vaccination, est lauréate du prix Alain Desrosières. Il est l’auteur de Vaccinations. Histoire d’un consentement (éditions du Seuil, 2024) et, avec Guillaume Lachenal, de l’Atlas historique des épidémies (éditions Autrement, 2023). Il a également traduit et édité les textes de deux critiques d’art associés à l’histoire culturelle du sida, Douglas Crimp (Pictures, s’approprier la photographie, New York 1979-2014, Le point du jour, 2016) et Craig Owens (Le discours des autres, Même pas l’hiver, 2022). Il travaille actuellement sur l’histoire de la médecine au Gabon.
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